CA Paris, 1re ch. A, 5 octobre 1993, n° 93-013382
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Queyraud (SARL), Leclerc
Défendeur :
Juif
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Maynial
Conseillers :
M. Delanne, Mme Perony
Avoués :
SCP Goirand, Me Pamart
Avocats :
Mes Cahen, Storelli.
LA COUR statue sur l'appel interjeté le 9/06/1993 par la société Queyraud et Monsieur Michel Leclerc de l'ordonnance de référé rendue le 23/04/1993 par le Président du Tribunal de Commerce de Meaux dans le litige opposant les appelants à Monsieur Juif exploitant un magasin de Pompes funèbres à Lagny (Seine et Marne).
Le premier Juge s'est déclaré compétent pour connaître du litige, a reçu partiellement la demande de Monsieur Juif, a fait interdiction à la Société Queyraud d'utiliser ou de faire utiliser sous quelques formes que ce soit toutes références au nom de " Michel Leclerc ", pompes funèbres Roc'eclerc et la photo de Michel Leclerc, a dit que la Société Queyraud devra cesser toute activité commerciale qui n'aura pas reçu l'agrément préfectoral ; le tout sous astreinte définitive de 10 000 F par jour par infraction constatée à compter de la signification de l'ordonnance ; a rejeté la demande provisionnelle ainsi que la demande d'insertion dans les journaux ; a condamné enfin solidairement la Société Queyraud et Monsieur Michel Leclerc au paiement de la somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du NCPC ;
Les appelants demandent à la Cour, en infirmant l'ordonnance entreprise, de constater que Monsieur Michel Leclerc n'a pas la qualité de commerçant et de dire que le Tribunal de Commerce de Meaux devait prononcer son incompétence au profit du Tribunal de Commerce de Grande Instance de Meaux ; de dire que Monsieur Juif était irrecevable à invoquer les arrêts des 28/03/1985 et 22/03/1190, en application du principe de l'autorité relative de la chose jugée ; de dire que l'ordonnance ne pouvait faire interdiction à la Société Queyraud et à Monsieur Michel Leclerc d'utiliser la marque Roc'eclerc, la photogaphie de M. Michel Leclerc et le nom patronymique Leclerc précédé du prénom Michel ; de dire que n'existe aucune publicité mensongère ni aucune concurrence déloyale ; de dire que l'ordonnance ne peut se substituer à l'autorité pénale et de décider que l'apposition du nom Michel Leclerc et de la mention " Directeur commercial " est une infraction aux décisions lui faisant interdiction de gérer personnellement ; de constater que Monsieur Michel Leclerc ne gère pas personnellement la Société Queyraud ni aucune des Sociétés de pompes funèbres du réseau ; d'autoriser la Société Queyraud et Monsieur Michel Leclerc a publier la décision à intervenir dans trois revues, quotidiens ou magazine de leur choix aux frais de l'intimé ; de leur allouer enfin la somme de 20 000 F au titre de l'article 700 du NCPC ;
Ils font valoir pour l'essentiel que seul le Tribunal de Grande Instance est compétent s'agissant d'un litige portant sur le droit des marques ; que les arrêts invoqués par Monsieur Juif , qui n'ont pas, en l'espèce, autorité de la chose jugée dans la mesure où ni la Société Queyraud ni Monsieur Juif n'étaient parties à ces instances, où le fondement juridique était le droit des marques et non la concurrence déloyale et où, enfin, l'objet de la demande était radicalement différent, n'ont fait interdiction à Monsieur Michel Leclerc d'utiliser son nom patronymique qu'à titre de marque et non en matière commerciale ou de publicité ; que le Président du Tribunal de Commerce de Meaux ne pouvait interdire à la Société Queyraud d'utiliser la marque Roc'eclerc, régulièrement déposée à l'INPI sans violer le droit des marques ; qu'il n'y a aucune publicité mensongère au vu de l'article 44 de la loi du 23 décembre 1983 ni pour la Société Queyraud ni pour Monsieur Michel Leclerc, dans la mesure où ce nom est réellement celui de Michel Leclerc, qui est véritablement directeur commercial de la Société Queyraud et où la photographie figurant sur la publicité est bien la sienne, et permet de le distinguer de son frère Edouard.
Monsieur Juif pour sa part, demande à la Cour tant dans ses conclusions du 4/08/1993 que dans ses conclusions rectificatives du 2/09/1993 de " déclarer aussi irrecevable que mal fondé Monsieur Juif en son appel, l'en débouter " (sic) et de confirmer l'ordonnance entreprise en date du 23/04/1993 en l'ensemble de ses dispositions.
Il soutient notamment que Monsieur Michel Leclerc a effectué des actes de commerce en prêtant son image jointe au logo " Roc'Leclerc " ; qu'il s'agit bien d'une action en concurrence déloyale ; que s'agissant d'un trouble manifestement illicite, le Juge des référés n'a manifestement pas excédé son pouvoir en ordonnant une mesure destinée à y mettre fin ; que l'image et le portrait de Monsieur Michel Leclerc ne relèvent pas du droit des marques.
La Cour se réfère pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens et des prétentions des parties à la décision déférée, et aux conclusions échangées en appel.
Cela étant exposé, la Cour
Considérant que le président du Tribunal de Commerce peut, dans les limites de la compétence de son Tribunal, et même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires qui s'imposent soit pour prévenir un dommage imminent soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite (article 872 NCPC) ;
Considérant, que la Cour d'Appel ayant plénitude de juridiction (article R 211 - 1 du Code de l'organisation judiciaire) il est dès lors sans intérêts d'examiner si Monsieur Michel Leclerc a ou non la qualité de commerçant ou s'il s'est immiscé dans la gestion d'une Société commerciale ;
Considérant que la Cour, statuant en appel d'une ordonnance de référé, doit seulement examiner si le comportement de la Société Queyraud et de Monsieur Michel Leclerc constituent ou non à l'encontre de Monsieur Juif un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser ;
Considérant qu'il ressort d'un constat d'huissier dressé le 26/03/1993 sur la demande de Monsieur Juif par Monsieur Pellaux, huissier à Lagny que la Société " Roc'eclerc " a fait apposer sur plusieurs panneaux d'affichage de 4 m x 3 m à Lagny, face au centre hospitalier, face à l'entreprise de pompes funèbres de Monsieur Juif au 23 avenue du Général Leclerc, rue Léo Gausson et sur la route nationale, 34 entre Chelles et Brou des affiches que l'expert décrit ainsi :
- à gauche de l'affiche :
" pensez à ceux qui vous ont quitté - marbrerie, pompes funèbres - ouverture le 31 mars, Roc'eclerc - pompes funèbres européennes - ZAC de la Courtillière - N. 34 accès francilienne - Lagny Saint Thibault des Vignes - 60 07 43 74 "
- à droite de l'affiche :
deux reproductions de monuments funéraire avec leurs prix (3 900 F et 6 950 F) - Michel Leclerc tendant la main vers un bouquet de fleurs, un logo " Roc'eclerc " (sur fond bleu, un ange blanc et seize étoiles également blanches) ;
Considérant que Monsieur juif produit encore la photocopie d'une publicité parue dans le journal, " La Marne " le 18/03/1993 et ainsi rédigée " après Créteil, Montrouge, Saint Ouen, etc, ouverture le 31 mars à Marne-La-Vallée (Z.A.C. de la Courtillière, Saint Thibault des Vignes) d'un supermarché du funéraire sur 1 000 m2 - Roc'eclerc - Directeur Michel Leclerc (avec le logo ci-dessus décrit) Prix discount - Monuments (granit, toutes provenances), fleurs naturelles et artificielles, articles funéraires - services obsèques (contrat pré-obsèques, organisation des funérailles) Tel pour renseignements : 60 07 43 74 " ;
Considérant que l'existence de ces deux messages publicitaires n'est pas contesté par les appelants ;
Considérant que l'utilisation par la Société Queyraud du nom de " Michel Leclerc ", la reproduction de la photographie de ce dernier, l'enseigne du magasin dont l'ouverture est annoncée (Roc'eclerc), étant ici précisé qu'entre le mot " Roc " et le mot " Eclerc " le " L " de Leclerc est remplacé par le dessin d'une aile, les expressions " supermarché ", prix discount " ont manifestement pour but, en profitant abusivement de la renommée des " Centres Leclerc " créés par Edouard Leclerc, frère aîné de Michel, de détourner au profit de la Société Queyraud la clientèle en lui faisant croire qu'elle s'adresse à un magasin du groupe des " Centres Leclerc " alors qu'il n'en est rien;
Considérant que pour le chaland ordinaire, le nom Leclerc évoque nécessairement, en effet, les centres de distribution, du même nom, appartenant à Monsieur Edouard Leclerc et que les agissements de la Société Queyraud et de Monsieur Michel Leclerc entretiennent sciemment la confusion entre l'activité des deux frères Leclerc ; qu'en d'autres termes le client moyennement attentif pense que les pompes funèbres qui vont s'implanter à Saint Thibault des Vignes appartiennent à Monsieur Edouard Leclerc;
Considérant que le fait que la Société Queyraud exerce son activité dans un domaine différent des " Centres Leclerc " n'est pas déterminante car la clientèle connaît la marque " Leclerc " mais n'a pas la notion exacte des secteurs commerciaux dans lesquels les groupes Leclerc exercent leur activité ; que le grand public ne connaît pas non plus les dissensions qu'il existe au sein de la famille Leclerc, ainsi qu'en témoigne un sondage BVA réalisé en décembre 1992, au terme duquel 54 % des personnes interrogées pensent qu'il y a des points communs entre les grandes surfaces " Edouard Leclerc " et les pompes funèbres " Michel Leclerc " 65 % pensent qu'Edouard Leclerc a une activité dans le domaine des pompes funèbres tandis que 89 % croient que l'activité de Michel Leclerc s'exerce dans le domaine alimentaire ;
Considérant que la publicité diffusée par la Société Queyraud et Monsieur Leclerc à l'occasion de l'ouverture du magasin de Saint Thibault des Vignes est donc illicite et constitutive d'une concurrence déloyale à l'égard des autres commerces de pompes funèbres et notamment de Monsieur Juif, dès lors que la clientèle est ainsi invitée à s'adresser au " supermarché du funéraire " eu égard à la renommée d'Edouard Leclerc, censé d'être l'inspirateur de ce nouveau commerce ; que contrevenant aux dispositions de l'article 44 - 1 de la loi du n° 73 - 1993 du 27/12/73, il convient de l'interdire, ainsi qu'en a décidé à bon droit le premier Juge, les agissements des appelants constituant à l'évidence de par leur caractère parasitaire un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser au plus tôt ;
Considérant, par contre, qu'il n'appartenait pas au Président du Tribunal de Commerce en sa qualité de Juge des référés d'ordonner à la demande de Monsieur Juif la cessation de l'activité commerciale de la Société Queyraud au motif que celle-ci n'avait pas encore reçu l'agrément préfectoral ;
Considérant, s'agissant de l'astreinte prononcée, que cette dernière ne saurait être que provisoire ;
Considérant que c'est à bon droit que le premier Juge a rejeté la demande provisionnelle de Monsieur Juif, son préjudice n'étant en l'état qu'éventuel ;
Considérant qu'il a également à juste titre rejeté la demande d'insertion dans les journaux sollicitée par Monsieur Juif ; qu'en effet, il n'apparaît pas que la publication du présent arrêt puisse être considérée comme une mesure conservatoire de nature à faire cesser le trouble ;
Considérant qu'il convient enfin de confirmer la condamnation solidaire de la Société Queyraud et de Monsieur Michel Leclerc au paiement de la somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC ;
Considérant qu'il y a lieu de déclarer les parties non fondées en leurs autres demandes, fins et conclusions et qu'il échet de les en débouter ;
Considérant que la Société Queyraud et Monsieur Michel Leclerc succombant dans l'essentiel de leurs prétentions, il convient de confirmer leur condamnation aux dépens de première instance et de mettre les dépens d'appel à leur charge, in solidum ;
Par ces motifs Statuant contradictoirement, Reçoit l'appel de la Société Queyraud et de Monsieur Michel Leclerc ; Confirme l'ordonnance déférée sauf en ce qu'elle a dit que la Société Queyraud devra cesser toute activité commerciale qui n'aura pas reçu l'agrément préfectoral et que l'astreinte prononcée aura un caractère définitif , Réformant de ces chefs et statuant à nouveau, Dit que l'astreinte prononcée n'est que provisoire et rejette la demande de Monsieur Juif tendant à faire cesser l'activité commerciale de la Société Queyraud à Saint Thibault des Vignes ; Rejette toutes conclusions autres, plus amples ou contraires ; Condamne in solidum la Société Queyraud et Monsieur Michel Leclerc aux dépens d'appel et admet la SCP Goirand, avoué, au bénéfice de l'article 699 du NCPC.