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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 12 juillet 1993, n° 92-015569

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Pompes Funèbres Générales (SA)

Défendeur :

Sud Liberté (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Canivet

Conseillers :

MM. Bargue, Albertini

Avoués :

SCP Valdelièvre-Garnier, Me Pamart

Avocats :

Mes Cahen, Duminy.

T. com. Corbeil-Essonnes, prés., du 3 ju…

3 juin 1992

LA COUR : - La cour est saisie de l'appel formé par la société Pompes Funèbres Générales d'une ordonnance de référé rendue le 3 juin 1992 par le Président du Tribunal de commerce de Corbeil qui l'a déboutée de ses demandes visant principalement à faire interdire à la société Sud Liberté, exploitant une entreprise funéraire à Longjumeau (Essonne), d'utiliser sous quelque forme que ce soit le nom patronyme Leclerc.

Référence étant faite à cette décision pour l'exposé des faits, de la procédure initiale et des motifs retenus par les premiers juges, seront rappelés les éléments suivants nécessaires à la solution du litige :

La société Pompes Funèbres Générales, qui exerce son activité dans la région parisienne et notamment à Longjumeau, a fait constater le 27 janvier 1992 que dans cette ville, 27 grande rue, était ouverte au public une entreprise commerciale d'objets et prestations funéraires portant l'enseigne " Pompes Funèbres européennes, Directeur Michel Leclerc, Gérant Michel Dupont ", cette enseigne étant reproduite dans l'annuaire électronique des télécommunications.

Ladite entreprise est exploitée depuis le mois de septembre 1990 par la société Sud Liberté qui a conclu au mois d'août précèdent un combat de franchise avec l'association Pompes Funèbres européennes en même temps qu'un contrat de travail avec M. Michel Leclerc pour l'exercice des fonctions de directeur commercial.

Estimant que l'utilisation dans ces conditions du patronyme Leclerc constitue une publicité trompeuse ou mensongère, la société Pompes Funèbres Générales a assigné la société Sud Liberté devant le juge des référés pour lui faire interdire sous astreinte d'utiliser ce nom à toutes fins commerciales ou publicitaires.

Pour rejeter la demande, la décision dont appel relève pour seul motif que la photographie de l'enseigne litigieuse montre que les noms du directeur Michel Leclerc et du gérant Michel Dupont figurent en caractère nettement plus petits que ceux de la raison sociale " Pompes Funèbres européennes ".

Concluant à l'infirmation de cette ordonnance, la société Pompes Funèbres Générales reprend en cause d'appel ses demandes et prétentions initiales selon lesquelles :

- la mention par l'intimée du nom de Michel Leclerc dans son enseigne s'insère dans une campagne publicitaire nationale visant à entretenir dans l'esprit du public une confusion entre les entreprises de pompes funèbres franchisées par celui-ci et les centres Leclerc par l'usage du même nom patronyme et le recours à des procédés et arguments commerciaux identiques ;

- l'utilisation de ce nom par la société Sud Liberté est faite de mauvaise foi dès lors d'une part, que par des arrêts irrévocables de la Cour d'appel de Paris des 28 mars 1985 et 22 mars 1990, il a été fait interdiction à Michel Leclerc et à la société européenne des Pompes Funèbres d'utiliser ou déposer le nom patronymique de Leclerc à titre de marque, d'autre part, qu'est mensongère l'indication de Michel Leclerc comme directeur commercial de la société Sud Liberté alors qu'il n'en exerce pas les fonctions et qu'il est frappé d'une interdiction de gérer ;

- de la part de la société Sud Liberté, une telle publicité est trompeuse et constitue un acte de concurrence déloyale à l'encontre de la société Pompes Funèbres Générales justifiant, par le trouble manifestement illicite qu'il lui cause, la mesure d'interdiction qu'elle sollicite.

La société Sud Liberté conclut à la confirmation du jugement dont appel en faisant au contraire valoir que :

- la société Pompes Funèbres Générales n'a pas qualité pour se prévaloir de l'interdiction d'usage du nom patronymique de Leclerc alors que ses demandes ne sont pas fondées sur la contrefaçon de marque et qu'elle résulte des décisions de justice auxquelles ni l'une ni l'autre n'étaient parties et qui ne leur sont pas opposables ;

- les mesures sollicitées se heurtent à une contestation sérieuse quant à l'interdiction du nom de Michel Leclerc dans les circonstances de la cause ;

- il n'est pas justifié d'un trouble manifestement illicite dès lors que le nom de Michel Leclerc figure dans l'enseigne et l'annuaire électronique en caractères nettement plus petits que ceux de la raison sociale franchisée " Pompes funèbres européennes ", que la confusion de sa propre activité de prestations funéraires avec celle des centres Leclerc n'est pas prouvée et qu'il ne peut y avoir de parasitisme commercial entre des entreprises qui interviennent sur des marchés totalement différents, que l'utilisation du nom de Michel Leclerc en tant que directeur commercial ne constitue ni une publicité trompeuse puisque l'intéressé en exerce effectivement et régulièrement les fonctions ni une publicité de nature à induire le public en erreur puisque celui-ci a acquis, dans le secteur des pompes funèbres, une notoriété distincte de celle des centres Leclerc, qu'enfin la concurrence qu'elle fait à l'appelante procède à la liberté du commerce et de l'industrie garantie par la Constitution ;

- la société Pompes Funèbres Générales ne peut fonder sa demande sur l'existence d'une concurrence déloyale dès lors qu'elle ne rapporte pas la preuve du préjudice qui lui serait causé par l'usage du nom de Michel Leclerc dans les circonstances critiquées.

Pour un exposé plus complet des demandes et prétentions, il est renvoyé aux écritures échangées devant la Cour, étant précisé que chacune des parties demande le remboursement de ses frais irrépétibles exposés.

Sur quoi, la Cour ;

Considérant que, si la Société Pompes Funèbres Générales ne peut agir en contrefaçon d'une marque dont elle n'est pas titulaire, elle est néanmoins recevable à demander qu'il soit mis fin au trouble manifestement illicite, dont elle se prétend victime par l'utilisation, en dépit d'une interdiction judiciaire, du nom d'une marque notoire dans des conditions susceptibles de détourner la clientèle ;

Considérant que l'appelante tire l'existence de ce trouble manifestement illicite de la concurrence déloyale que lui fait la société Sud Liberté en portant dans son enseigne la nom patronymique de Michel Leclerc ;

Considérant que si, dans le libre exercice d'une activité commerciale, tout commerçant peut utiliser ses noms et prénoms à des fins publicitaires, encore faut-il que ce droit s'exerce de façon loyale, sans entraîner dans l'esprit de la clientèle une confusion avec d'autres entreprises;

Considérant qu'en dépit de la taille des caractères du nom de Michel Leclerc dans l'enseigne et les insertions publicitaires, l'exercice prétendument effectif, licite, et rémunéré par celui-ci des fonctions de directeur commercial de la société Sud Liberté dont Michel Dupont est gérant, le savoir faire et la réputation qu'il aurait acquis dans le secteur des prestations funéraires, il apparaît des constats versés aux débats et des explications de la société intimée que l'usage apparent et systématique de son nom dans toutes les représentations de l'enseigne de l'entreprise en cause n'a d'autre but que l'emprunt de la notoriété attachée aux marques exploitées par son frère Edouard Leclerc dans les centres distributeurs portant son nom ;

Considérant qu'à la demande de ce dernier, par les arrêts devenus irrévocables de cette Cour des 28 mars 1985 et 22 mars 1990, il a notamment été fait interdiction à Michel Leclerc d'utiliser son nom à des fins commerciales et d'exploiter la marque Pompes funèbres Michel Leclerc ; que la violation de cette interdiction et l'usage illicite de la marque qui en résulte constituent une pratique déloyale à l'égard des tiers à ces instances auxquels elle porte préjudice ;

Considérant que l'appelante verse aux débats un sondage réalisé par l'Institut Français de l'Opinion le 3 novembre 1992, dont la méthodologie parfaitement explicitée à la demande de l'appelante, duquel il résulte qu'une confusion certaine existe dans l'esprit du public entre les grandes surfaces Edouard Leclerc et les pompes funèbres Michel Leclerc;

Que cette conclusion est tirée de constatations selon lesquelles, parmi les personnes qui connaissent " les pompes funèbres Leclerc ", 56 % pensent que ces dernières et les grandes surfaces du même nom appartiennent à la même société et 66 % qu'il existe des points communs entre elles ;

Considérant que le même sondage fait apparaître que cette confusion profite à la société Pompes Funèbres Michel Leclerc en lui permettant de capitaliser la notoriété et l'image des faibles prix des centres distributeurs Leclerc sans incidence négative forte de l'aspect " supermarché " ;

Considérant qu'il se déduit enfin des mêmes constatations que Michel Leclerc ne jouit à titre personnel d'aucune notoriété indépendante de celle des Centres Leclerc, les avantages attribués a priori aux entreprises de pompes funèbres auxquelles il prête son nom depuis quelques années étant précisément ceux qui ont antérieurement fait la réputation et assuré le succès du système de grande distribution créé par son frère ;

Considérant que pour contester la pertinence de ce sondage, l'intimée fait vainement valoir que la marque Pompes Funèbres Michel Leclerc a été remplacée par celle de Pompes Funèbres européenne dès lors qu'il ressort des constats effectués dans la présente espèce que le nom de Michel Leclerc conserve une place prépondérante et constante dans la représentation de l'enseigne dont il est l'élément attractif ;

Considérant que, de ce qui précède, il résulte que la société Sud Liberté fait figurer ostensiblement et de manière constante le nom de Michel Leclerc dans son enseigne, en dépit de l'interdiction faite à ce dernier d'utiliser son patronyme à des fins commerciales, à seule fin de profiter abusivement de la renommée acquise par les centres Leclerc, en créant de la sorte une confusion dans l'esprit de la clientèle préjudiciable aux entreprises concurrentes ;

Considérant que de tels faits constituent des actes de concurrence déloyale caractérisant au préjudice de l'appelante un trouble manifestement illicite sans qu'il lui soit nécessaire de justifier de pertes financières dont elle ne réclame pas réparation dans la présente instance ;

Que pour y mettre fin, il échet en conséquence d'ordonner les mesures d'interdiction sollicitées selon les modalités précisées au dispositif du présent arrêt ;

Considérant que la société Sud Liberté doit être condamnée à payer à la société Pompes Funèbres Générales une somme de 10.000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Par ces motifs : Infirme l'ordonnance entreprise, Fait interdiction à la société Sud Liberté d'utiliser ou de faire utiliser sous quelques formes que ce soit, dans ses enseignes, devantures de magasin, les annuaires et toutes publicités, le nom patronymique Leclerc, précédé ou non du prénom de Michel et ce sous astreinte de 5.000 F par infraction constatée un mois après la signification du présent arrêt ; Condamne la société Sud Liberté à payer à la société Pompes Funèbres Générales une somme de 10.000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; La condamne aux dépens de première instance et d'appel et admet sur sa demande la SCP Valdelièvre-Garnier au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.