CA Versailles, 1re ch. sect. 1, 28 juin 1993, n° 3469-92
VERSAILLES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Gauth Pneus (SARL)
Défendeur :
Publi Inter (Sté), Thibault (ès qual.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Marc
Conseillers :
Mme Petit, M. Gillet
Avoués :
SCP Lissarrague, Dupuis, Me Bommart
Avocats :
Me Halpern, SCP Wedrychowski, Associés.
Considérant que dans le n° 877 du 30.11.1989 de la Revue " Commerce et réparation automobiles infos " éditée par la Société Publi-Inter, dont le directeur de la rédaction est M. Jean-Pierre Thibault, est paru un article intitulé " Pneus Usages " : un peu de moralité, s'il vous plaît " ainsi rédigé : " On trouve tout à Equip'Auto... y compris le pire. Exemple, ce tarif confidentiel distribué par la SARL Gauth Pneus Rechapage (Hall 4, Stand 107) ".
" Profitant du flou de la réglementation française sur les pneumatiques, cette société du Loiret propose à la vente, des enveloppes tourisme à retailler et des pneus usés à 20, 50 et... 80 % !
" A trente francs le pneu, c'est une bonne affaire pour rechausser à peu près un véhicule ", nous a confié, avec une belle candeur, l'un des responsables de cette société. Qui peut jouer aussi impunément avec la sécurité routière ?
" Au moment où la Belgique vient de renforcer sa réglementation sur l'usure des pneumatiques, les Pouvoirs publics français devraient se pencher très rapidement sur le commerce cynique et lucratif des spécialistes " du pneu occasion, de la petite gomme et de la carcasse 27 km/h " (sic). Sinon, il est à craindre qu'après avoir été la poubelle VO de l'Europe, l'Hexagone se voit décerner ce titre peu enviable pour les pneumatiques.
" Parallèlement, il apparaît tout aussi indispensable que les vrais-faux ( ?) professionnels du VO et de la réparation égarés sur ce chemin glissant (où la seule responsabilité est engagée) fassent machine arrière avant de devenir assassin pour 120 F. Un peu de moralité, SVP.
La France va-t-elle devenir la poubelle de l'Europe,
" Enfin, reste à connaître la position des responsabilités d'Equip'Auto. Mais il y a fort à parier que compte tenu du rôle qu'il entend jouer dans le grand concert automobile mondial et européen le salon de Villepinte a tout intérêt à se passer de ce genre d'exposants.
Vous allez me faire un petit article rédactionnel ? ", nous a demandé un responsable de Gauth Pneus. Voilà qui est fait, cher Monsieur " ;
Que c'est dans ces conditions, qu'estimant que cet article la mettait en cause gravement et sans fondement, la SARL Gauth Pneus Rechapage a saisi le Tribunal de Grande Instance de Nanterre aux fins de voir :
- dire et juger que la société d'éditions Publi Inter et M. Jean-Pierre Thibault directeur de la rédaction du journal " Commerce et Réparation Automobile Infos " ont commis des fautes engageant directement leur responsabilité à la suite de la parution de cet article ;
- les condamner en conséquence in solidum et sur le fondement de l'article 1382 du Code Civil, à lui payer la somme de 800 000 F à titre de dommages-intérêts, outre 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;
- ordonner la publication du jugement à intervenir aux frais de la société Publi Inter, et de M. Jean-Pierre Thibault, dans le journal " Commerce et Réparation Automobile Infos " à hauteur d'une somme de 20 000 F, et dans le mois du jugement à intervenir ;
Que par la décision frappée d'appel, le tribunal a :
- déclaré irrecevables comme prescrites les demandes de la Société Gauth Pneus Rechapage ;
- condamné la Société Gauth Pneus Rechapage à payer à la Société Publi Inter et à M.L. Jean-Pierre Thibault la somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;
- condamné la Société Gauth Pneus Rechapage aux dépens lesquels pourront être recouvrés directement par Me Halpern, conformément aux dispositions de l'article 699 du Nouveau code de procédure civile ;
Considérant qu'au soutien de son recours tendant à l'infirmation du jugement précité, la SARL Gauth Pneus Rechapage expose que son action en responsabilité, engagée à l'encontre de la Société Publi Inter et de son directeur de rédaction, M. Thibault, a pour fondement les dispositions de l'article 1382 du Code Civil, l'article publié le 30.11.1989 constituant un dénigrement infondé des pneumatiques d'occasion qu'elle offrait à la vente ; que faisant grief au tribunal d'avoir fait application des dispositions de la loi du 29.07.1881 relatives aux délits de presse et d'avoir, en conséquence, déclaré son action irrecevable comme prescrite, elle rappelle que la critique de produits, dans un esprit de dénigrement systématique, engageait la responsabilité du journaliste et constituerait une faute civile indépendante de toute atteinte à l'honneur et à la considération ; qu'après avoir souligné que les pneus d'occasion vendus par ses soins seraient parfaitement conformes aux obligations réglementaires, elle affirme avoir subi un préjudice particulièrement grave du fait de l'article incriminé ayant paru peu de temps après le salon mondial " Equip-Auto " auquel elle a participé ; qu'au vu de ces éléments, elle prie la Cour de :
- déclarer recevable et bien fondée, son action en responsabilité à l'encontre de la Société Publi Inter et de M. Jean-Pierre Thibault, sous le visa de l'article 1382 du Code Civil ;
- constater que l'article incriminé, paru dans n° 877 du 30 novembre 1989, de la revue Automobiles Infos est un dénigrement des produits qui constitue une faute civile, indépendante du délit de diffamation de l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881 ;
- condamner en conséquence in solidum la Société Publi Inter et M. Jean-Pierre Thibault, es-qualité de directeur de la direction du journal Automobiles Infos, à lui payer la somme de 800 000 F à titre de dommages et intérêts, outre la somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;
- ordonner la publication de l'arrêt à intervenir aux frais avancés de la Société Publi Inter et de M. Jean-Pierre Thibault, à concurrence de 20 000 F, dans le journal " Commerce et Réparation Automobile Infos ".
Considérant qu'en réplique la Société Publi inter et M. Jean-Pierre Thibault font valoir :
1°) qu'ils ne contestent pas qu'une action civile, sur le fondement de l'article 1382 du Code Civil, puisse être conduite indépendamment d'une action en diffamation fondée sur les dispositions de la loi du 29.07.1881 lorsque les éléments constitutifs des délits prévus à cette même loi ne sont pas réunis mais qu'en revanche, le demandeur à l'action ne saurait, pour échapper aux dispositions contraignantes de l'article 65 de la loi précitée, agir sur le fondement de l'article 1382 susvisé ; qu'après avoir souligné que la Société Gauth Pneus ne serait pas fabricante mais vendrait au détail et offrirait des prestations de service rappelées dans l'article incriminé, il estime qu'elle serait principalement mise en cause dans son comportement et qu'il n'y aurait pas dénigrement seul de son produit comme tel, de sorte que le caractère fautif ne saurait se substituer au caractère diffamatoire ;
2°) sur la mise en cause de M. Jean-Pierre Thibault en sa qualité de Directeur de la Rédaction, qu'aucune faute personnelle ne serait établie à son encontre ;
3°) sur le contenu de l'article incriminé, que ce qui serait en cause serait le retaillage des pneus et que les produits mis à la disposition du public par la Société Gauth Pneus n'auraient pas été, à l'époque, conformes, semble-t-il, aux recommandations émanant de l'AFNOR et des grands manufacturiers, utilisant en outre, une formulation telle que " GRSI3 laquelle ne serait pas compréhensible, ajoutant que l'édition des tarifs de cette société pour l'année 1990 aurait été remaniée pour pallier à ces défaillances, avouant par la même que les produits qu'elle offrait au public et les prestations qui étaient les siennes, se soumettaient aisément à la critique ;
4°) qu'ainsi, la Société éditrice n'aurait fait qu'exercer légitimement son droit de critique ;
Qu'en conséquence, ils concluent à la confirmation en toutes ses dispositions du jugement déféré, sollicitant l'allocation d'une somme de 25 000 F HT sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;
Qu'au cas où la Cour infirmerait le jugement entrepris, ils affirment que ce préjudice invoqué par l'appelant ne serait, en aucune façon établi, concluant au rejet de l'ensemble des demandes formées par ce dernier ;
Considérant que le dénigrement sous forme de critiques, justifiées ou non, des productions ou de l'entreprise d'autrui est de nature à constituer une faute civile indépendante de toute atteinte à l'honneur et à la considération de sorte que, contrairement aux énonciations des premiers juges, la SARL Gauth Pneus, faisant grief à la Société Publi Inter et à M. Jean-Pierre Thibault de ne pas avoir respecté les obligations d'exactitude et d'objectivité leur incombant dans le cadre de leur publication, l'action qu'elle a engagée à leur encontre sur le fondement de l'article 1382 du Code Civil ne saurait être soumise à la courte prescription prévue par la loi du 29.07.1881 ; que le jugement doit donc être infirmé de ce chef ;
Considérant que, si le droit de critique de la qualité des produits ou des services proposés est légitime, dès lors qu'elle a pour but d'informer les consommateurs, il ne dispense pas, pour autant, d'une obligation d'objectivité et de prudence et ne doit jamais être inspiré par le désir de nuire à autrui ;
Considérant qu'en l'espèce, l'article publié le 30.11.1989 dans la revue " Automobile Infos " procède à une critique virulente des pneumatiques distribués par la Société appelante qui se livrerait à un " commerce cynique et lucratif " jouant avec la sécurité routière ", se comportant en " vrais-faux professionnels du VO " au risque de devenir " assassin pour 120 F " ;
Or, considérant que ces critiques extrêmement sévères sont émises sans aucune référence, à des études objectives et sérieuses auxquels les intimés avaient le devoir de se livrer avant de procéder à un tel dénigrement, puisqu'ils conseillaient même aux organisations du Salon de Villepinte de " se passer de ce genre d'exposants " ;que s'ils suggèrent aujourd'hui que les produits mis à la disposition du public par la Société Gauth Pneus ne seraient pas conformes aux recommandations émanant de l'AFNOR ou des grands manufacturiers et que figureraient des anomalies dans le tarif publié, ces griefs ne sont cependant nullement établis au vu des documents versés par leurs soins aux débats, lesquels sont, d'ailleurs, pour la plupart, postérieurs à l'article incriminé ;que d'ailleurs paradoxalement le rédacteur de cet article faisait lui-même état " du flou de la réglementation française sur les pneumatiques d'occasion " et de la nécessité pour les pouvoirs publics français de se pencher très rapidement sur ce problème ;que les accusations ci-dessus relatées font donc apparaître que les intimés ont manqué au devoir élémentaire de prudence qui leur incombait, et qu'en ne respectant pas une information impartiale et respectueuse des intérêts des tiers, ils ont commis une faute engageant leur responsabilité vis-à-vis de la Société Gauth Pneus ; qu'en vain, M. Thibault demande sa mise hors de cause, du fait de sa seule qualité de Directeur de la Rédaction, dès lors qu'il a accepté de publier ledit article rédigé sous son autorité ;
Considérant que la Société appelante ne verse aux débats aucun justificatif du préjudice qu'elle invoque ; que dans ces conditions, il convient de condamner in solidum les intimés à lui verser la somme de 5 000 F à titre de dommages et intérêts destinés à réparer le préjudice moral résultant de cette publication et d'ordonner la publication du dispositif de la présente décision aux frais de ces derniers dans le journal " Commerce et Réparation Automobile Infos ", à hauteur de la somme de 10 000 F ;
Considérant enfin qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la Société Gauth Pneus les frais non taxables qu'elle a dû engager dans la présente procédure, de sorte que les intimés doivent être condamnés à lui verser la somme de 15 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ; que ces dernier qui succombent ne peuvent se voir allouer aucune somme sur le même fondement ;
Par ces motifs, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Infirme en toutes ses dispositions le jugement déféré, Vu les dispositions de l'article 1382 du Code Civil, Dit que la Société d'Editions Publi-Inter et M. Jean-Pierre Thibault ont manqué à leurs obligations de prudence et d'impartialité en publiant l'article intitulé " Pneus usagés : un peu de moralité SVP " dans le n° 877 du 30.11.1989 de la revue " Automobiles Infos " et ont commis, de ce fait, une faute engageant leur responsabilité vis-à-vis de la Société Gauth Pneus Rechapage ; Les condamne en conséquence in solidum, à payer à la Société appelante la somme de 5 000 F à titre de dommages et intérêts, en réparation du préjudice subi par celle-ci ; Ordonne la publication du dispositif du présent arrêt aux frais des intimés, à hauteur d'une somme de 10 000 F, dans la revue en cause et ce, dans le mois de la signification de cette décision, Déboute les intimés de l'ensemble de leurs demandes, Les condamne à verser à la Société appelante la somme de 15 000 F (Quinze mille francs) au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ; Les condamne également aux entiers dépens qui seront recouvrés pour ceux d'appel par la SCP Lissarrague et Dupuis.