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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 29 mars 1993, n° 92-005542

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Société civile des Mousquetaires, Interlogistique France (SA), ITM Entreprise (SA)

Défendeur :

Marchés Usines Auchan (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

MM. Canivet

Avocat général :

Mme Benas

Conseillers :

MM. Boval, Guerin

Avoués :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Bernabe-Ricard

Avocats :

Mes Goffart, Marière-Lambert.

T. com. Paris, du 7 janv. 1992

7 janvier 1992

La Cour est saisie de l'appel formé par les sociétés Civiles des Mousquetaires, Interlogistique France SA et ITM Entreprise SA (ci-après groupe Intermarché) d'un jugement rendu le 7 janvier 1992 par le tribunal de commerce de Paris qui, à titre principal, a :

Dit n'y avoir lieu à mettre hors de cause la société ITM Entreprise Intermarché ;

Dit n'y avoir lieu à surseoir à statuer ;

Dit recevable et bien fondé l'action en concurrence déloyale de la société Marchés Usines SAMU Auchan (ci-après société Auchan) à leur encontre ;

Les a condamnées solidairement à payer à ladite société le montant des publications judiciaires dont il a déterminé le texte et fixé les modalités ;

Dit chaque partie mal fondée en ses autres demandes.

Référence faite à cette décision pour l'exposé des faits, de la procédure de première instance et des motifs retenus par les premiers juges, seront rappelés les éléments suivants nécessaires à la solution du litige :

Dans son numéro 259, daté du mois de mars 1990, la revue Que Choisir a publié en pages 19 à 22 une enquête sur le marché des appareils audiovisuels dits "produits bruns " faisant apparaître les faibles écarts de prix pratiqués par les grands distributeurs et s'interrogeant sur l'existence d'une entente sur ce marché.

Ayant décidé à la fin de l'été 1990 d'étendre son activité commerciale à ces catégories de produits, le groupe Intermarché s'est emparé de cet article pour lancer une campagne de presse polémique mettant expressément nommément en cause le comportement concurrentiel des grandes entreprises de distribution du secteur : la FNAC, Darty, Carrefour et Auchan.

Ainsi le service de presse de la société des Mousquetaires a, le 21 août 1990, publié un communiqué intitulé "entente sur le marché brun : le groupement des Mousquetaires hausse le ton et baisse les prix jusqu'à 25 % ", communiqué indiquant notamment :

" Le Groupement Intermarché vient de décider de casser l'entente qui existe sur le marché du "brun " (TV Hi-fi, Vidéo) en mettant en place une gamme complète de produits de grandes marques (Sony, JVC, Akai, Toshiba, Aiwa...) à des prix de 13 à 25 % inférieurs à ceux pratiqués par les principales enseignes intervenant sur ce marché "...

" Cette décision a été prise au vu d'un constat : selon une enquête réalisée en mars 1990, les écarts de prix d'une enseigne à l'autre ne dépassent pas 5 %. Il y a donc "entente objective " sur un marché très concentré (4 enseignes Fnac, Darty, Auchan, Carrefour se partagent environ 40 % du marché total) et où les taux de marge sont particulièrement élevés (voisins ou supérieurs à 30 %) ".

En annexe figurait sous le titre : " Le brun, un marché "marron " à conquérir ? ", des extraits et un commentaire de l'article précité de QUE CHOISIR.

Cette action de communication a été relayée par une forte campagne de presse animée par des déclarations de responsables du groupe Intermarché.

Georges Lavediau, responsable des achats audiovisuels au sein du groupe, a en effet clairement laissé entendre, lors d'un passage au journal télévisé de la chaîne TF1, le 23 août 1990 à 20 heures 25, que les convergences constatées sur les prix de ces produits ne pouvaient forcément provenir que d'une entente entre les grands distributeurs, alors que Jean Pierre Le Roch, dirigeant de la société des Mousquetaires, se livrait à des déclarations du même ordre dans la revue LSA publiée le 30 août 1990.

La presse écrite nationale et régionale a largement reproduit ces accusations en des termes généralement tapageurs et outranciers : " Intermarché accuse d'entente les grandes enseignes " (La Tribune des l'Expansion du 23 août 1990), " Intermarché entre dans la compétition de la hi-fi " (Les Échos du 23 août 1990), " Intermarché crève l'écran des ententes " (Le Quotidien du 25 août 1990), " Intermarché dénonce les ententes sur la hi-fi " (la Haute-Marne Libérée et l'Est Républicain du 25 août 1990), " Télé-hi-fi : ententes illicites " (L'Humanité du 30 août 1990), " HI-FI : Des marges exagérées " (Le Meilleur du 1er septembre 1990, " Intermarché dénonce les ententes des grandes enseignes sur le marché du brun " (Cash Marketing du 6 septembre 1990), " Télés : Intermarché accuse ! " (Le Nouvel Economiste du 17 septembre 1990), " Intermarché se lance avec peine dans la Hi-Fi, la chaîne veut vendre de la hi-fi et des téléviseurs à bas prix. Elle accuse certaines marques de lui opposer le refus de vente pour éviter des représailles de leurs revendeurs " (Libération du 28 septembre 1990).

Les thèmes de cette campagne de presse qui, selon les nombreux articles versés aux débats par la société Auchan, s'est poursuivie jusqu'à la fin du mois de septembre 1990 ont, en outre été utilisé de manière caricaturale dans les tracts publicitaires répandus dans certains points de vente dépendant du groupement Intermarché (" Non aux ententes, non aux coquins et aux copains !!! " feuille distribuée au centre Intermarché du Mans portant reproduction du graphisme des enseignes Auchan, FNAC, Darty et Carrefour).

Estimant de telles pratiques constitutives de concurrence déloyale, la société Auchan a, le 7 novembre 1990, assigné les sociétés du groupe Intermarché en réparation de son préjudice devant le Tribunal de Commerce de Paris qui a rendu le jugement dont appel, faisant partiellement droit à ses demandes en retenant que sont fautives les affirmations péremptoires et non justifiées d'ententes sur le marché des produits " bruns " mettant en cause la société Auchan.

Au soutien de son appel le groupe Intermarché fait valoir à titre principal.

- que doit être mise hors de cause la société Interlogistique France qui, ayant pour seul objet la répartition des marchandises entre les différents points de vente exploités par les franchisés du groupement, n'est en rien impliqué dans les faits litigieux ;

- que la constatation d'un alignement des prix dans l'ensemble du secteur des appareils audiovisuels, telle qu'elle résulte des relevés opérés par la revue Que Choisir et qui démontre la volonté de la grande distribution de ne pas se livrer à une concurrence sur ce terrain, ne saurait constituer en soi un acte de dénigrement et que ses communiqués et déclarations relèvent en tout cas de la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme.

A titre subsidiaire les sociétés appelantes demandent qu'il soit sursis à statuer en attente des résultats de l'enquête effectuée à partir de 1990 par les services de la direction générale de la concurrence, la consommation et de la répression des fraudes sur le marché des produits concernés, où les éléments actuellement connus laissent présumer l'existence d'une concertation entre fournisseurs et distributeurs, ou encore que la Cour saisisse pour avis de Conseil de la concurrence.

Enfin, à titre plus subsidiaire lesdites sociétés appelantes prétendent que la société Auchan ne justifie d'aucun préjudice résultant d'une perte de clientèle.

Reprenant ses demandes initiales, relatives à la réalité des pratiques de concurrence déloyale dont elle se dit victime, à la consistance de son préjudice et à l'implication dans les actes dommageables de toutes les sociétés du groupe Intermarché attraites en la cause, la société Auchan conclut à la confirmation du jugement attaqué en son principe mais, sur son appel incident, à son infirmation quant au montant des réparations qui lui ont été accordées, demandant la condamnation des sociétés appelantes à lui payer une somme de 400.000 F à titre de dommages et intérêts et à prendre en charge à concurrence de 45.000.000 de F la campagne d'information qui lui permettra de rétablir l'image de son enseigne à laquelle les faits allégués ont porté atteinte.

Elle prie en outre la Cour d'ordonner la publication du présent arrêt et d'enjoindre au groupe Intermarché de cesser ses agissements sous astreinte.

Pour un exposé plus complet des moyens et prétentions, il est renvoyé aux écritures échangées en cause d'appel, étant précisé que chacune des parties revendique l'application à son profit des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile.

Sur quoi, LA COUR :

Considérant qu'il n'est pas démenti que l'activité de la société Interlogistique France est, spécifiquement, la logistique d'approvisionnement en marchandises des points de vente du groupement ; que son appartenance au groupe Intermarché et l'affirmation qu'elle profite de l'opération de communication litigieuse ne sauraient suffire à la maintenir en cause, dès lors qu'il n'est ni prouvé ni même allégué qu'elle y ait personnellement pris une quelconque part ;

Considérant que s'il était loisible au groupe Intermarché de tirer argument des similitudes de prix observés sur les marchés des appareils audiovisuels pour annoncer qu'elle entendait s'y livrer à une forte concurrence tarifaire, celui-ci ne pouvait pour autant appuyer son opération de promotion commerciale sur des accusations de pratiques illicites à l'encontre des autres entreprises de distribution opérant sur ces marchés ;

Qu'en effet les allégations non équivoques de pratiques d'ententes proférées à l'encontre des grandes firmes de distribution, soit entre elles, soit avec leur fournisseurs, que le groupe Intermarché a rendues publiques de manière spectaculaire et organisée ne sont justifiées ni par les résultats de l'enquête du magazine " Que Choisir " et les commentaires prudents dont cet organe de presse spécialisé les a accompagnés, ni par les positions prises à l'époque par l'administration concernée;

Considérant qu'une telle campagne de dénigrement délibérée, programmée par son service de communication et mise en œuvre à une date choisie dans le cadre d'une stratégie préméditée de pénétration sur le marché et visant à jeter publiquement le discrédit sur ses concurrents, constitue de la part du groupe Intermarché une faute qui, bien que commise par voie de presse, est sans proportion avec l'exercice de la liberté d'expression dès lors qu'elle ne tendait pas à révéler des faits de nature à intéresser le lecteur ou contribuer à la transparence des activités commerciales mais à causer volontairement, et à son profit, un préjudice commercial à d'autres entreprises par une interprétation polémique et dénaturée des résultats d'une enquête déjà publiée depuis plusieurs mois;

Considérant qu'à supposer qu'elle ait été ordonnée, exécutée et quels qu'en soient les résultats, une enquête administrative, sur l'état du marché de la distribution des appareils audiovisuels en 1990, ne serait pas de nature à justifier a posteriori les accusations de pratiques anticoncurrentielles proférées par le groupe Intermarché et dont la preuve ne résulte, ni du litige commercial ayant opposé au mois de juillet 1990 les sociétés SEMAVEM et ITM à la société SONY France, ni de la décision prise par le Conseil de la Concurrence le 6 novembre 1990 relative à des pratiques mises en œuvre par la société SONY à l'encontre de Jean Chapelle et la société SEMAVEM antérieurement au mois de juin 1987, et moins encore, d'un avis de la Commission de la concurrence remontant au 27 septembre 1979, sur des pratiques concertées entre fournisseurs et distributeurs dans le secteur des appareils électroménagers et électroacoustiques ; aucun de ces éléments n'ayant de rapport avec l'imputation de pratiques généralisées d'entente dans l'ensemble du secteur des appareils audiovisuels en 1990 ;

Considérant qu'il n'y a lieu en conséquence de surseoir à statuer en l'attente des résultats d'une hypothétique enquête administrative et que la Cour qui n'est pas saisie d'un litige fondé sur les articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 mais d'une action en concurrence déloyale, ne peut consulter le Conseil de la concurrence par application de l'article 26 de l'ordonnance susvisée ;

Considérant que la société Auchan ne fonde son action en réparation ni sur la baisse de son chiffre d'affaires ni sur la perte de clientèle mais sur l'atteinte portée à son enseigne par la campagne de dénigrement entreprise par le groupe Intermarché et qui la visait nommément; que tendant à l'indemnisation d'un dommage effectif causé à un bien incorporel compris dans ces éléments d'actif, valorisé par ses investissements et sa politique commerciale, sa demande est recevable;

Considérant que l'atteinte portée à l'image de la société Auchan ainsi que son lien de causalité avec la communiqué du groupe Intermarché et les déclarations de ses responsables résultent de l'impact important qu'a eu dans la presse cette opération publicitaire tel qu'il a été mis en évidence par le sondage auquel l'intimée a fait procéder par la cabinet YOUNG et RUBICAM dans les semaines qui ont suivi les proclamations litigieuses ;

Que l'intimée ne saurait pourtant être suivie lorsqu'elle comprend dans son préjudice l'intégralité de coût des actions promotionnelles qui, selon les propositions commerciales et les évaluations de l'agence précitée, seraient de nature à restaurer son image, alors qu'elle ne justifie pas avoir, dans les mois qui ont suivi sensiblement augmenté son budget de communication ;

Considérant qu'en fonction des éléments soumis à l'appréciation de la Cour, le montant des dommages à accorder à la société Auchan en indemnisation des préjudices de toute nature directement liés aux actes fautifs retenus doit être fixés à la somme de 1.000.000 F (un million de francs) ; que cette réparation doit être complétée des mesures de publication judiciaire précisées au dispositif du présent arrêt ;

Considérant qu'il n'est pas allégué que les sociétés intimées aient poursuivi au-delà du mois d'octobre 1990 les faits constitutifs de concurrence déloyale à l'encontre de la société appelante ; qu'il n'y a lieu en conséquence d'en ordonner la cessation sous astreinte ;

Considérant que la société Auchan n'indique pas avoir exposé en cause d'appel des frais non compris dans les dépens ;

Par ces motifs, Émendant le jugement entrepris ; Met hors de cause la société Interlogistique France SA ; Rejette l'exception de sursis à statuer et la demande de consultation du Conseil de la concurrence ; Condamne in solidum la Société civile des Mousquetaires et la société ITM Entreprise à payer à la société des Marchés Usines SAMU Auchan une somme de 1.000.000 F (un million de francs) à titre de dommages et intérêts ; Ordonne dans les prochains numéros à paraître, passé un délai de quinze jours à compter de sa signification, aux frais de la société civile des Mousquetaires et de la société ITM Entreprise, et sous une astreinte de 100.000 F par jour de retard, la publication du texte intégral du présent arrêt sous le titre : " Condamnation des sociétés du groupe Intermarché pour concurrence déloyale à l'encontre de la société des Marchés Usines SAMU Auchan " dans les journaux Libération et Les Échos ainsi que dans les revues Que Choisir et 50 Millions de Consommateurs ; Dit n'y avoir lieu au prononcé d'injonction ; Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile ; Condamne la Société civile des Mousquetaires et la société ITM Entreprise aux entiers dépens d'appel et admet sur sa demande la SCP BERNABE et RICARD au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de Procédure Civile.