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Décisions

CA Versailles, 13e ch., 11 mars 1993, n° 11254-92

VERSAILLES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

TF1 (Sté), Plaisance Films (SA)

Défendeur :

Antenne 2 (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Monteils

Conseillers :

MM. Monin-Hersant, Besse

Avoués :

SCP Lissarrague-Dupuis, Me Treynet, SCP Jullien, Lecharny

Avocats :

Mes Bousquet, Khol, Petreschi, du Granrut

T. com. Nanterre, du 2 déc. 1992

2 décembre 1992

LA COUR : - La SA Antenne 2 ayant acquis de CBS en avril 1991, le droit de produire et diffuser une série d'émissions adaptées de la série américaine " Rescue 911 " a présenté sous le titre " La nuit des héros " des émissions diffusées le samedi soir à 20 Heures 30, depuis septembre 1991, jusqu'à juin 1992.

Ces émissions comportent plusieurs séquences : mise en scène reconstituée dans un film de " personnages ordinaires s'étant illustrés dans des événements extraordinaires ", témoignage des acteurs véritables de l'histoire sur le plateau de l'émission, épreuves physiques spectaculaires dans le cadre d'un jeu, dont le prix est remis à une association caritative, sous le titre " Jeu du coeur ".

La fabrication de la partie du plateau de l'émission et le " jeu du coeur " ont été confiés par Antenne 2 à M. Philippe Thuillier, celle des reportages à Plaisance films, tous deux prestataires de services.

L'animateur rémunéré au cachet pour la partie plateau a été M. Laurent Cabrol et l'animateur pour le " jeu du cour " a été M. Olivier Théron.

L'émission a obtenu une audience importante.

Le 23 juillet 1992, M. Laurent Cabrol a notifié à Antenne 2 sa décision de démissionner.

Le 18 août 1992, TF1 a annoncé la diffusion, à compter du 4 septembre 1992, de deux émissions intitulées " Les marches de la gloire " et le Défi, avec Plaisance films, M. Laurent Cabrol, M. Olivier Théron.

Antenne 2 a saisi la juridiction des référés d'une demande tendant à faire interdire à TF1 la diffusion des émissions annoncées .

Par ordonnance du 27 août 1992, le juge des référés de Nanterre a interdit la diffusion des émissions " Les marches de la gloire " et le Défi, jusqu'au 12 septembre 1992 inclus, date à laquelle devait reprendre l'émission d'Antenne 2, avec M. Créton comme animateur. Il a laissé à TF1 la faculté de diffuser ces émissions à condition qu'elles se démarquent de " La nuit des héros " et présentent suffisamment de différences et d'originalité pour éviter toute confusion dans l'esprit du public téléspectateur.

Sur appel de TF1 la Cour d'appel de céans, par arrêt du 4 septembre 1992, a confirmé l'ordonnance en sa décision d'interdiction de diffusion jusqu'au 12 septembre 1992, et a dit que postérieurement au 12 septembre 1992, Antenne 2 pourrait saisir M. Mareuil, expert, désigné en qualité de consultant, pour rechercher si les réalisations présentent suffisamment de différences, pour être considérées comme des œuvres originales et pour éviter toute confusion dans l'esprit du public téléspectateur.

Cet expert ayant refusé sa mission, il a été remplacé, par ordonnance du 22 septembre 1992, par M. René Thévenet.

Par ordonnance de référé du 25 septembre 1992, le Président du Tribunal de commerce de Nanterre, sur demande d'Antenne 2, a imparti à M. Thévenet une date de remise de son rapport au 7 novembre 1992, et a interdit à TF1 la diffusion des émissions " Les marches de la gloire " et le Défi, sous astreinte, et jusqu'au 7 novembre 1992.

Par arrêt de cette Cour, en date du 25 septembre 1992, cette ordonnance a été infirmée en toutes ses dispositions.

Le même jour, sur requête de la société TF1 demandant l'annulation des opérations menées par M. Thévenet et son remplacement ; M. Dussart a été désigné, par ordonnance du 25 septembre 1992, en remplacement de M. Thévenet.

Il a refusé d'accepter cette mission et, par ordonnance du 1er octobre 1992, M. André Holleaux a été désigné.

M. Holleaux a déposé son rapport le 10 novembre 1992. Il conclut que les émissions de TF1 et d'Antenne 2 utilisent un concept identique, destiné à un même public, avec sur le fond et la forme de grandes similitudes que des variantes peu importantes ne sauraient franchement distinguer. Seule l'identité des supports respectifs des émissions permet, à la suite de plusieurs visions attentives de chacune, de déceler les différences appréciables quant à l'image donnée et au message véhiculé.

Antenne 2 a assigné TF1 devant le Tribunal de commerce de Nanterre, en invoquant la concurrence déloyale tant par confusion, imitation que par désorganisation d'entreprise concurrente, par captation et parasitisme, pour faire interdire sous astreinte à TF1 de diffuser " Les marches de la gloire " et, à titre subsidiaire, pour faire condamner TF1 à lui payer neuf millions de francs par émission " Les marches de la gloire " et/ou le Défi à diffuser après le jugement , et déjà diffusées.

Par jugement du 2 décembre 1992, le Tribunal de commerce de Nanterre :

- a dit l'intervention volontaire accessoire de la SA Plaisance films recevable,

- a donné acte à la SA Antenne 2 de ses déclarations concernant la communication du contrat d'octobre 1991 signé avec CBS ,

- a dit que la SA Antenne 2 était fondée quant au principe de ses demandes en ce qu'elles concernent les actes de la SA TF1 constitutifs de concurrence déloyale,

- a condamné TF1 à payer à Antenne 2 la somme de 25.000.000 F à titre de dommages et intérêts et celle de 200.000 F en application de l'article 700 du NCPC ,

- a débouté les parties du surplus de leurs demandes et,

- a dit n'y avoir lieu à exécution provisoire.

Le Tribunal de commerce a retenu que dès l'origine, l'émission de TF1 présentait des similitudes flagrantes avec celle d'Antenne 2, alors que les différences ne portaient que sur des points de détails ; qu'il n'était pas loyal que M. Cabrol puisse apparaître comme le présentateur légitime du " reality show " français et drainer son public sur TF1 ; que TF1, par la reprise d'une équipe complète d'Antenne 2 et son utilisation dans des délais anormalement courts, a entraîné une désorganisation brutale des activités d'Antenne 2 pour capter la clientèle de son concurrent et accroître ses recettes publicitaires ; que la concurrence est devenue moins déloyale au fil du temps, l'évolution des émissions étant plus sensibles sur Antenne 2.

TF1 fait appel, et demande d'infirmer le jugement, de débouter Antenne 2 de l'intégralité de ses demandes, de la condamner à payer 20.000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

Elle a obtenu l'autorisation d'assigner à jour fixe. Dans sa requête, elle fait observer que CBS n'a cédé à Antenne 2 que le droit d'utiliser le titre " Rescue 911 " et d'incorporer certains épisodes de la série dans ses programmes français, que M. Laurent Cabrol et Plaisance films n'avaient pas d'obligation vis à vis d'Antenne 2 au-delà de la fin de leur contrat ; qu'il n'y a donc pas eu, de son fait, désorganisation de la production d'Antenne 2.

Elle commente le rapport de M. Holleaux et soutient qu'il ne peut y avoir confusion entre les deux émissions, qu'il existe des différences fondamentales.

Elle rappelle que l'audience de ce genre d 'émission a augmenté dans des proportions considérables, ce qui confirme l'existence d'un véritable marché où chacun a sa place. Il existe bien une concurrence entre les chaînes, au plan général, mais il n'existe ni concurrence déloyale, ni désorganisation d'une entreprise concurrente, ni captation de clientèle, ni parasitisme ; les émissions sont banales.

Elle conteste qu'Antenne 2 ait subi un préjudice quelconque. L'audience a connu des fluctuations à la hausse ou à la baisse, avant le 12 septembre 1992, et ces résultats sont les mêmes après la diffusion des " Marches de la gloire ". Elle en déduit qu'il n'y a pas concurrence directe entre les deux chaînes, et que la concurrence vient des émissions diffusées le même jour.

Elle conteste les pertes de recettes publicitaires alléguées par Antenne 2 et attribue les pertes éventuelles à deux causes :

- augmentation des tarifs de publicité d'Antenne 2,

- émission moins attractive depuis qu'elle est présentée par M. Créton.

La société Antenne 2 demande de débouter TF1 de son appel, de confirmer le jugement en ce qu'il a considéré les agissements de TF1 comme constitutifs de concurrence déloyale et ce tant par confusion et imitation que par désorganisation d'entreprise concurrente, que par captation et parasitisme ; de l'infirmer s'agissant des conséquences qu'il en a tirées, en particulier au regard de la demande d'interdiction de la société Antenne 2 et, statuant à nouveau, d'interdire à TF1 de diffuser " Les marches de la gloires " à compter de la signification de la décision à intervenir, sous astreinte de 8.000.000 F par infraction constatée ; à titre subsidiaire, dans l'hypothèse où cette demande ne serait pas accueillie, de lui allouer 8.000.000 F par émission " Les marches de la gloire ", diffusée par TF1 à compter du prononcé de la décision à intervenir ; en tout état de cause, et au titre des diffusions passées, de condamner la société TF1 à lui payer 9.000.000 F par émission diffusée du 18 septembre jusqu'au prononcé de la décision à intervenir ; de condamner TF1 à payer à Antenne 2 la somme de 100.000 F au titre de l'article 700 du NCPC.

Elle soutient que les agissements de TF1 sont bien constitutifs de concurrence déloyale, que le produit " La nuit des héros " a été copié à l'identique alors que le genre n'imposait pas d'imiter le format de l'émission, le créneau horaire, la publicité, les ambiances sonores, la nature et la durée des séquences filmées, ni d'utiliser les mêmes animateurs.

Le départ simultané des animateurs et l'annonce des émissions dans la presse démontre selon elle, une collusion avec TF1 d'autant que ni M. Cabrol, ni M. Théron, n'étaient libre de tout engagement vis à vis d'Antenne 2.

TF1 a délibérément cherché à désorganiser sa concurrente en programmant son émission la veille de celle de la reprise d'Antenne 2 de " La nuit des héros " en débauchant les animateurs, en cherchant à retarder Antenne 2 en la laissant dans l'incertitude sur la collaboration de Plaisance films.

TF1 s'est approprié le bénéfice des efforts d'Antenne 2, du savoir-faire des animateurs et façonniers, et a économisé le coût de l'achat des droits, des études, tests, mise au point effectués par Antenne 2, ce qui caractérise le parasitisme.

TF1 réplique que la demande d'interdiction des futures émissions sous astreinte n'est pas fondée, car Antenne 2 a supprimé l'émission " La nuit des héros " fin décembre 1992 et n'a pas renouvelé le contrat de M. Créton.

Elle conteste avoir fait des économies, car elle verse à Plaisance films 3.500.000 F H.T. par émission, alors qu'Antenne 2 dépensait 2.500.000 F.

Elle critique les modalités de calcul du préjudice par le Tribunal.

La société Plaisance films intervient, par conclusions du 8 février 1993, et demande de déclarer son intervention recevable et fondée, d'infirmer le jugement conformément aux demandes de TF1.

Elle soutient qu'elle est à l'origine de l'idée de l'émission, que c'est elle qui en a conçu le projet, a proposé le titre, a choisi l'animateur, le décorateur, la musique. Qu'elle a passé avec Antenne 2 un contrat de façonnage qui ne la satisfaisait pas, car elle souhaitait être co-producteur.

Elle indique que les négociations sur le renouvellement de son contrat n'ont pas abouti en raison du silence d'Antenne 2, qu'elle s'est donc considérée comme entièrement libre de s'engager avec TF1 d'autant qu'il était alors évident qu'Antenne 2 voulait arrêter l'émission " La nuit des héros ", qu'elle avait engagé des frais pour préparer la reprise de la série en septembre et ne voulait pas perdre le fruit de son travail.

La société Antenne 2 réplique que si elle a cessé de diffuser " La nuit des héros ", c'est en raison de l'action illicite de TF1 et de la diffusion de sa propre émission ; que la concurrence déloyale produit donc toujours ses effets et doit conduire à interdire l'émission pour l'avenir ; qu'il est donc indispensable de prononcer une astreinte telle qu'enfreindre l'interdiction emporte un coût financier supérieur au bénéfice escompté.

Considérant que l'intervention accessoire de la société Plaisance films n'est critiquée par aucune des parties ; que cette société est mise en cause par la société Antenne 2 pour sa participation à l'émission " Les marches de la gloire ", qu'elle à intérêt à la poursuite de cette émission, et en conséquence à soutenir, pour la conservation de ses droits, les prétentions de TF1, que son intervention est recevable ;

Sur la concurrence déloyale

Considérant que la concurrence entre les chaînes de télévision est devenue un fait patent, qu'il ne leur est pas interdit de rivaliser entre elles pour rechercher et retenir la clientèle, en l'espèce le plus grand nombre de téléspectateurs, qu'il existe cependant des limites dans le choix des moyens utilisés pour cette conquête de l'audience ;

Considérant que ce genre de " reality show " s'est récemment et rapidement développé et a acquis une audience telle que les producteurs d'émissions télévisuelles ne peuvent se dispenser de sacrifier à cette mode et d'en fabriquer une série ;

Considérant que TF1 conteste avoir employé les moyens concurrentiels déloyaux que lui reproche Antenne 2 pour capter l'attention des téléspectateurs intéressés par le genre télé vérité et plus spécialement par des émissions mettant en scène des personnages ordinaires s'étant illustrés lors d'événements extraordinaires ;

Considérant que la société Antenne 2 soutient que les émissions diffusées par TF1 sous le nom " Les marches de la gloire " sont une imitation des émissions qu'elle a été la première à diffuser en France sous le nom " La nuit des héros " ; que cette diffusion a entraîné non seulement la confusion dans l'esprit des téléspectateurs et même dans celui de journalistes spécialisés, mais aussi la désorganisation de son entreprise ; qu'elle a qualifié ce comportement de parasitaire ;

Considérant qu'il ressort des constatations de M. Holleaux, dont aucune des parties ne conteste l'objectivité, que les deux séries " La nuit des héros " et " Les marches de la gloire " comportent des similitudes qui " sautent aux yeux ", qu'elles sont fondées sur un concept identique, ont une construction similaire, mettent en parallèle les valeurs de la vie quotidienne et le sport, que le découpage a sensiblement la même structure avec la même durée des séquences, que les genres musicaux sont proches, que la partie dite " plateau " est comparable pour la présentation, bien que la personnalité du présentateur impose une tonalité différente ;

Considérant qu'il n'est pas en soi critiquable de produire des émissions en série mettant en scène des personnages réels et relatant des événements vécus, il n'est pas acceptable de plagier l'émission d'un concurrent, en adoptant outre le thème, la construction, le découpage et la durée, la structure des séquences et le style de présentation;

Considérant que les éléments de similitude sont nombreux pour des différences de détails dues en grande partie à la personnalité des présentateurs ;

Considérant sur ce dernier point, qu'il est évident que " Les marches de la gloire ", émission présentée par Laurent Cabrol en septembre 1992 sur TF1 a nécessairement la même atmosphère que " La nuit des héros ", telle qu'elle était présentée sur Antenne 2 par ce même Laurent Cabrol jusqu'en juin 1992 ; qu'il n'existe donc pas de différence sensible entre " Les marches de la gloire " et " La nuit des héros ", saison 1991-1992 ;

Considérant que la similitude des émissions n'a pu qu'entraîner la confusion dans l'esprit des téléspectateurs, surtout dans les premiers temps, car par la suite, les producteurs de TF1 ont introduit des différences pour se démarquer de l'émission d'Antenne 2, qu'ils ont notamment supprimé la partie sportive, ont inclus des variétés dans le spectacle ;

Considérant que l'imitation de " La nuit des héros " par " Les marches de la gloire " est d'autant plus évidente qu'il ne pouvait en être autrement, puisque la fabrication de l'émission de TF1 a été confiée par cette chaîne à des transfuges de l'émission d'Antenne 2 qui ont reproduit la formule de l'émission bien rodée sur la chaîne qu'ils quittaient sans chercher à imaginer autre chose et renouveler le genre ; que Plaisance films notamment n'a pas caché qu'elle avait utilisé des séquences préparées de " La nuit des héros " dans l'émission " Les marches de la gloire " ;

Considérant que contrairement à ce que prétend TF1, M. Cabrol et M. Théron n'étaient pas libérés de toutes obligations à l'égard d'Antenne 2, que figure en effet dans les contrats qu'ils avaient signés avec Antenne 2 pour " La nuit des héros " la stipulation suivante de l'article 7 :

" Le contractant ne pourra en aucun cas, sauf accord écrit et préalable du PDG d'Antenne 2, faire usage personnellement ou autoriser des tiers à faire usage des thèmes, des principaux personnages, ou de la formule des émissions ou de toute autre formule similaire.... Cette clause concerne les thèmes, personnages ou formule créés pour les programmes d'Antenne 2. Elle demeure valable après cessation de la diffusion des émissions " ; considérant qu'en engageant MM. Cabrol et Théron, TF1 devait s'enquérir de l'existence de telles clauses, classiques en l'espèce, et se garder de faire usage de la même formule, du même thème que ceux créés par Antenne 2; considérant que l'engagement de la société Plaisance films, pour fabriquer les films intégrés dans l'émission, relève de la même imprudence, dans la mesure où TF1 n'exigeait pas de l'équipe transfuge d'Antenne 2 une œuvre originale et un effort de création ;

Considérant qu'il importe peu de souligner en outre le fait que Plaisance films avait engagé depuis mai 1992 des pourparlers avec Antenne 2 en vue de conclure une nouvelle convention de façonnage pour " La nuit des héros " ; qu'un contrat de façonnage avait été adressé à Plaisance films par Antenne 2, le 9 juillet 1992, pour signature, que ce n'est que le 27 juillet 1992, que M. Philippe Plaisance, sans adresser de réponse directe à Antenne 2 sur la proposition de contrat, déclarait à Télé 7 Jours, lors d'un entretien, qu'il n'était pas question de signer un contrat de trois mois avec Antenne 2 ; que la rupture des pourparlers était concrétisée par la suite par une lettre du 4 août 1992 par laquelle Plaisance films avisait Antenne 2 qu'elle entendait lui interdire l'utilisation de la marque " La nuit des héros " ; que de manière presque concomitante, TF1 annonçait dans un communiqué de presse du 18 août 1992 la présentation par M. Cabrol des émissions " Les marches de la gloire " et "le Défi" produites par M. Philippe Plaisance ;

Considérant que ces coïncidences mettent en évidence l'existence de rapports entre TF1, le façonnier et les présentateurs de " La nuit des héros ", alors que ceux-ci n'avaient pas rompu tous liens avec Antenne 2, et, pour les présentateurs, étaient encore tenus de respecter les clauses contractuelles qu'ils avaient signées ; que TF1 entendait à l'évidence reprendre avec les mêmes animateurs et producteurs l'émission à succès d'Antenne 2 ;

Considérant que c'est d'ailleurs bien ainsi que la presse spécialisée l'a compris puisque divers journalistes ont écrit que " l'idée reste la même que celle de la précédente émission ... le résultat est des redites inutiles pour une formule qui ne mérite pas cette double déclinaison... les deux premières chaînes n'ont rien trouvé de mieux que de se copier l'une sur l'autre ...etc " ; que M. Cabrol lui même a répondu le 5 octobre 1992 dans un entretien diffusé par TF1 " Nous avons l'impression de faire une émission qui est à nous...alors que la direction de la chaîne n'aimait pas cette émission . Alors nous sommes allés la refaire ailleurs " ;

Considérant que la confusion entre les deux émissions est certaine, qu'outre le même schéma les mêmes séquences, le même horaire, elle a utilisé les mêmes présentateurs et le même cinéaste;

Considérant que le comportement de TF1 peut également être qualifié de parasitaire, qu'il est en effet établi que la société Antenne 2 a acquis de CBS par contrat du 24 avril 1991, le droit exclusif d'utiliser et d'adapter le format de l'émission " Rescue 911 " ; qu'elle a réglé pour cela à CBS des redevances à raison de 150.000 F par émission, et en doit encore à ce jour ; qu'il est en outre évident que la chaîne Antenne 2 a engagé des frais d'étude, d'adaptation et des investissements nécessaires pour le lancement de l'émission " La nuit des héros " ;

Considérant que par contre TF1 a pu se dispenser d'investissements de départ, tant pécuniaires qu'intellectuels, puisqu'elle a acquis avec l'équipe Cabrol, Théron, Plaisance films, une émission connue, expérimentée et dont l'audience était assurée;

Considérant que TF1 conteste avoir fait des économies en plagiant l'émission d'Antenne 2, qu'elle prétend en effet qu'elle a versé à Plaisance films une somme supérieure de un million de francs à celle qu'Antenne 2 dépensait pour produire " Les marches de la gloire ", qu'elle ne démontre pas cependant qu'elle n'a pas profité des investissements d'Antenne 2 ; qu'en effet, compte tenu des exigences croissantes des présentateurs et du cinéaste, forts de leur expérience et de la notoriété acquise grâce à " La nuit des héros ", il est évident que la poursuite de l'émission sur Antenne 2 aurait été plus onéreuse ; qu'il est également certain que la création d'une émission réellement différente par TF1 aurait entraîner des frais supplémentaires ;

Considérant que TF1 a profité du travail effectué pendant une année par Antenne 2, de la réputation et du succès de l'émission, qu'elle a augmenté dès le mois d'août 1992 les tarifs de publicité demandés pour les horaires encadrant " Les marches de la gloire ", que ce comportement caractérise des agissements parasitaires fautifs;

Considérant que la société Antenne 2 peut également à juste titre se plaindre de la désorganisation brusque de ses services ; que M. Cabrol, M. Théron et Plaisance films, principaux protagonistes de " La nuit des héros " ont quitté Antenne 2 à des dates rapprochées, obligeant Antenne 2, à moins d'un mois de l'émission de rentrée prévue pour le 12 septembre 1992, à chercher d'urgence d'autres collaborateurs, sous peine d'être obligée de supprimer la diffusion annoncée ;

Considérant que la diffusion par TF1 de l'émission " Les marches de la gloire " à partir du 18 septembre 1992, constitue un acte de concurrence déloyale, qui a causé un préjudice à Antenne 2;

Considérant que la perte d'audience de " La nuit des héros " sur Antenne 2 dès le début de la diffusion des " Marches de la gloire "est indéniable, qu'elle est démontrée par des documents non critiqués émanant d'organismes tels que Médiamétrie, Multilignes Conseils, qui font apparaître une perte de 25% environ de téléspectateurs ; qu'il est vain de soutenir que d'autres causes ont pu intervenir pour expliquer cette chute, puisque l'une au moins des causes avancées par TF1, àsavoir le changement du présentateur, est due à l'action déloyale de TF1, qu'il faut également souligner le fait que TF1 diffuse son émission le vendredi soir, et que l'émission quasi identique d'Antenne 2 le samedi soir ne présente plus par voie de conséquence le même intérêt pour le public ;

Considérant que la concurrence des émissions diffusées sur les autres chaînes le samedi n'aurait pu avoir les mêmes conséquences préjudiciables si " Les marches de la gloire " n'avaient pas, la veille de l'émission " La nuit des héros " donné aux téléspectateurs leur ration hebdomadaire de télé vérité ;

Considérant que la perte des recettes de publicité est la conséquence inévitable et prouvée de la perte d'audience, qu'Antenne 2 produit un tableau de Régie France Espace dont les chiffres ne sont pas contestés par l'appelant, démontrant que dès le 26 septembre 1992 la perte de chiffre d'affaires de publicité entre 20 heures 45 et 22 heures 15 a été de 14.89 %, puis de 64 % en moyenne à compter du 3 octobre 1992 ; que dans le même temps les recettes publicitaires de TF1 ont progressé pour le même horaire du vendredi, que l'estimation de recettes produit par Antenne 2 évaluant à 12.888.500 F les recettes publicitaires de TF1 pour le 2 octobre 1992 n'est même pas discutée ;

Considérant que le préjudice subi par Antenne 2 à l'occasion de la diffusion de chacune des émissions Les marches de la gloire est donc financièrement établi, qu'il se double d'un préjudice moral indéniable, l'image d'Antenne 2 ayant pâti du plagiat effectué par TF1, sa propre émission perdant son caractère original et pouvant elle-même passer pour une copie des " Marches de la gloire " ;

Considérant que la perte d'audience et l'insuccès relatif à partir d'octobre 1992 de l'émission de Antenne 2 ont sans nul doute constitué un des éléments de la décision d'Antenne 2 de supprimer " La nuit des héros " fin décembre 1992, qu'il a donc été nécessaire de préparer et mettre en œuvre de nouvelles émissions, ce qui a entraîné un coût supplémentaire pour la chaîne ; que la décision de suppression et de remplacement de " La nuit des héros " constitue un des éléments du préjudice d'Antenne 2 ;

Considérant que parallèlement, TF1 a obtenu des gains financiers significatifs ; qu'elle ne conteste pas l'estimation des recettes publicitaires effectuée par la chaîne Antenne 2 qui avance une recette publicitaire de 12.888.500 F pour la seule émission du 2 octobre 1992 compte tenu des tarifs pratiqués et des durées de publicité ;

Considérant que la perte de recettes publicitaires par Antenne 2, de l'ordre de 64 %, permet de chiffrer la perte par émission diffusée après la diffusion des " Marches de la gloire " à plus de 1.600.000 F par rapport à la recette du 12 septembre 1992 ;

Considérant compte tenu des éléments qui précèdent, des pertes financières, investissements devenus inutiles, obligation d'engager de nouveaux frais, la Cour a les éléments suffisants pour fixer à 50.000.000 F les dommages-intérêts en réparation du préjudice subi ;

Considérant qu'outre la réparation pécuniaire de son préjudice Antenne 2 demande d'ordonner la suppression de l'émission " Les marches de la gloire " pour l'avenir, qu'elle fait valoir que le maintien de l'émission constitue une prime à la déloyauté, qu'il suffira d'évaluer le montant probable de dommages-intérêts et de le comparer au bénéfice espéré pour décider la poursuite des actes de concurrence déloyale ;

Considérant d'une part que c'est Antenne 2 qui a pris elle-même la décision de supprimer " La nuit des héros " sans plus attendre et de remplacer cette émission par une autre, que d'autre part, il ressort des constatations de M. Holleaux que les émissions " Les marches de la gloire " ont évolué au fil du temps, qu'elles comportent dorénavant des différences plus accentuées avec " La nuit des héros ", que la concurrence entre les émissions n'est donc plus directe et effective depuis le début de janvier 1993, que la suppression de l'émission de TF1 n'est dès lors plus nécessaire ;

Considérant que reste pour Antenne 2 l'existence d'un préjudice moral qui doit être évalué en tenant compte des émissions passées et des émissions à venir ; qu'il y a lieu de le fixer à 5 millions de francs ;

Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge d'Antenne 2 la totalité des frais irrépétibles qu'elle a pu exposer ;

Par ces motifs : Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Ordonne la jonction des affaires enrôlées sous les numéros 11254-92 et 7813-92, Dit recevable l'intervention accessoire de Plaisance films, Confirme le jugement du 2 décembre en ce qu'il a déclaré fondée la demande de la SA Antenne 2 et a dit que les actes de TF1 étaient constitutifs de concurrence déloyale et a accordé une indemnité fondée sur l'article 700 du NCPC, L'émendant sur le montant des dommages-intérêts, Condamne la société TF1 à payer à la SA Antenne 2 la somme de 50.000.000 francs (cinquante millions de francs) à titre de dommages-intérêts pour son préjudice matériel et 5.000.000 F (cinq millions de francs) pour son préjudice moral, Déboute la société Antenne 2 de sa demande de suppression des émissions à venir, Condamne la société TF1 à payer à la société Antenne 2 la somme de cent mille francs (100.000 F) sur le fondement de l'article 700 du NCPC, Déboute les parties de toutes autres demandes, Condamne la société TF1 aux entiers dépens de première instance et d'appel et accorde à Maître Treynet, avoué, le droit de recouvrement conforme aux dispositions de l'article 699 du NCPC .