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Décisions

CA Paris, 4e ch. A, 19 janvier 1993, n° 91-007492

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

SEREMN Industrie (SARL)

Défendeur :

Biomécanique Intégrée (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Gouge

Conseillers :

Mme Mandel, M. Brunet

Avoués :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Bommart-Forster

Avocats :

Mes Denquin, Legrand.

T. com. Paris, 17e ch., du 6 mars 1991

6 mars 1991

Statuant sur l'appel interjeté par la SARL SEREMN Industrie d'un jugement du Tribunal de Commerce de Paris du 6 mars 1991 dans une instance l'opposant à la SARL Biomécanique intégrée en présence de la SA SEREMN, ensemble sur les demandes incidentes des parties.

Faits et procédure :

La Société Biomécanique Intégrée est copropriétaire avec la Société Méta Céram d'un brevet ayant pour objet une tête fémorale pour prothèse de la hanche constituée par une bille en céramique et une jupe métallique assemblées par brasure ;

Pour l'exploitation de ce brevet, diverses conventions ont été conclues entre ces deux sociétés et entre l'une et l'autre de celles-ci et des sociétés tierces, leur exécution ayant suscité de nombreuses procédures actuellement en cours.

En particulier, la Société Biomécanique Intégrée (ci-après Biomécanique) s'est réservée la vente des appareils fabriqués en commun dans 47 départements français, avec faculté de vendre également dans le reste du territoire en concurrence avec Méta Céram.

Cette dernière a conclu avec la Société D'Etude et de Réalisation de Matériel Médical (SEREMN) un accord pour la commercialisation de la tête fémorale objet du brevet dans le secteur géographique non réservé à la Société Biomécanique.

Par la suite, les Sociétés Biomécanique et SEREMN ont conclu, le 17 décembre 1986, un accord direct fixant les conditions dans lesquelles chacune d'elles pourrait commercialiser le produit breveté dans le territoire normalement réservé à l'autre.

Le 30 mars 1989 a été constitué une nouvelle SARL dénommée SEREMN Industrie, dont le siège social se trouve à la même adresse que celui de la SEREMN et qui a pour objet " l'usinage et le traitement des surfaces de tous métaux et la mécanique générale ", la Société Biomécanique affirmant, sans être contredite, qu'elle produit, en particulier, des têtes pour prothèse de hanche du type dont il a été parlé ci-avant.

Reprochant à cette nouvelle société d'avoir débauché dans des conditions anormales plusieurs de ses salariés, la Société Biomécanique l'a, par acte du 15 mars 1990, assignée devant le Tribunal de commerce de Paris en même temps que la SEREMN pour voir juger qu'elles avaient toutes deux commis à son encontre des actes de concurrence déloyale, leur voir interdire sous astreinte de poursuivre de tels agissements, les voir condamner à réparer le préjudice par elle subi, chiffré à 500 000 F, et voir ordonner la publication de la décision à intervenir.

Par jugement du 6 mars 1991, le Tribunal a :

- mis hors de cause la SEREMN,

- dit que la SEREMN Industrie avait commis des actes de concurrence déloyale à l'encontre de la Société Biomécanique,

- lui a fait interdiction de toute nouvelle tentative de débauchage sous astreinte de 50 000 F par infraction constatée,

- l'a condamnée à payer à la Société demanderesse la somme de 100 000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 4 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

L'exécution provisoire sollicitée était refusée.

La Société SEREMN Industrie a interjeté appel le 29 mars 1991 et conclu le 12 avril suivant, demandant à la Cour d'infirmer en toutes ses dispositions le jugement déféré, de débouter la Société Biomécanique de ses demandes à son encontre et de la condamner à lui payer les sommes de 100 000 F pour concurrence déloyale et 8 000 F à titre d'indemnité pour frais irrépétibles d'instance.

Elle soutient que, non seulement elle n'a jamais débauché de salariés de l'intimée, mais que cette dernière a tenté de constituer de toutes pièces un dossier de concurrence déloyale à son encontre, notamment en lui faisant faire par ses salariés des offres de services de manière à lui faire ensuite grief des réponses favorables qu'elle aurait pu leur donner.

Par conclusions du 7 octobre 1992, la Société Biomécanique sollicite la confirmation intégrale du jugement, le rejet de la demande reconventionnelle de l'appelante et la condamnation de celle-ci à lui verser 50 000 F à titre de dommages-intérêts et 50 000 F supplémentaires pour frais non compris dans les dépens.

Elle maintient ses griefs de concurrence déloyale par débauchage " massif " de salariés et nie catégoriquement la manœuvre que lui impute l'appelante.

La SA SEREMN n'a pas été intimée et n'est pas intervenue en cause d'appel, les conclusions qu'elle a fait signifier le 23 mars 1992 concernant manifestement une autre instance pendante entre les mêmes parties.

Cela exposé, LA COUR,

Considérant qu'il résulte des écritures des parties et des pièces versées aux débats que quatre salariés de la Société Biomécanique l'ont successivement quittée pour être embauchés immédiatement ou presque par la SEREMN Industrie ;

Considérant que tel a d'abord été le cas de M. Claude Perron, chef de fabrication, qui, ayant donné sa démission par lettre du 9 janvier 1989, a répondu le 12 janvier à une annonce parue le même jour dans France-Soir et a été embauché par l'appelante le 22 ;

Qu'ensuite M. Dominique Goetz a, par lettre du 28 avril 1989, démissionné à compter du 1er mai suivant sous réserve de délai de préavis, et a été embauché après avoir répondu à une offre d'emploi parue dans le même quotidien le 2 juin ;

Que M. Vincent Richard, qui terminait son service militaire à la fin septembre 1989, a reçu le 25 septembre une lettre de Biomécanique lui confirmant, à la suite d'un entretien auquel il aurait été invité par un précédent courrier, qu'il reprendrait son travail le 2 octobre ;

Qu'il a brusquement changé d'avis et a fait savoir par lettre du 27 septembre qu'il renonçait à sa réintégration, puis a été recruté à son tour par la SEREMN Industrie ;

Considérant enfin que M. Michel Gougeon a quitté la Société intimée, également à la fin septembre 1989 ou début octobre, dans des conditions quelque peu obscures puisqu'une lettre de la Société Biomécanique du 2 octobre 1989 lui notifie son licenciement pour faute grave, cependant que, par une attestation du 12 septembre 1990, il prétend avoir démissionné ;

Considérant que, selon la SEREMN Industrie, ces départs suivis rapidement d'embauche n'ont rien d'anormal et ne sont que le résultat de la liberté du travail et de l'embauche, aucun des salariés intéressés n'étant lié à la Société Biomécanique par une clause de non-concurrence ;

Considérant cependant qu'aussi bien leur répétition que les circonstances qui les entourent ne permettent pas d'accepter cette explication ;

Qu'en particulier, on ne peut raisonnablement attribuer au seul hasard le fait que MM. Perron et Goetz aient, quelques jours après leur démission, trouvé chacun, dans le même journal, une offre d'emploi émanant de la même entreprise et correspondant exactement à sa qualification et au poste qu'il occupait à la Société Biomécanique, alors surtout que l'usinage sur matériel chirurgical est une spécialité relativement peu répandue ;

Qu'il est d'autre part fort peut vraisemblable que plusieurs salariés de la même entreprise la quittent à intervalles rapprochés sans avoir la moindre assurance d'emploi, alors précisément que leur spécialisation limite leurs responsabilités d'adaptation, du moins dans l'immédiat ;

Considérant encore que M. Perron, quoiqu'embauché officiellement à compter du 15 avril 1989, a commencé à travailler pour la SEREMN Industrie dès le début du mois de mars, ainsi que l'attestent divers documents portant son nom et sa signature et dont le premier est en date du 9 mars ;

Considérant que, le cas de M. Alain Pawlikowski, qui aurait également été l'objet d'une tentative de débauchage mais n'a finalement pas quitté la Société Biomécanique et aurait, selon celle-ci, dénoncé les manœuvres de la SEREMN Industrie après avoir repoussé ses offres, est assurément plus trouble et le témoignage de l'intéressé plus sujet à caution, ainsi que l'a justement relevé le Tribunal ;

Qu'en effet, si M. Perron, alors employé par la SEREMN Industrie, a effectivement écrit le 19 juillet 1989 à M. Pawlikowski pour lui indiquer qu'il pouvait " comme convenu " démissionner de la Biomécanique, et si cette lettre a été suivie à quelques jours d'une annonce dans France-Soir à laquelle l'intéressé a immédiatement répondu en se portant candidat avant de se rétracter, il convient de noter que le même Pawlikowski aurait le 27 avril 1989, écrit à M. Perron, lequel n'était pourtant pas chargé du recrutement chez SEREMN Industrie, pour lui demander à quelle époque il conviendrait qu'il annonce à la Biomécanique son intention de la quitter ;

Que, cependant, la SEREMN Industrie ne conteste pas être l'auteur de l'offre d'emploi parue le 24 juillet 1989, toujours dans France-Soir, sous le numéro 1750, et à la suite de laquelle M. Pawlikowski a, le jour même, rédigé une brève lettre de candidature avec un curriculum vitae ;

Qu'ainsi, et en dépit des allégations ultérieures du même Pawlikowski, selon lesquelles il aurait été soumis à des pressions de la part de M. Perron, une nouvelle manœuvre de débauchage apparaît bien établie en ce qui le concerne ;

Considérant qu'en l'état de ces éléments de preuve, et même si d'autres pièces produites par l'une ou l'autre des parties sont quelque peu suspectes ou relatent des faits insuffisamment caractéristiques pour être retenues, les griefs articulés par la Société Biomécanique apparaissent fondés, au moins quant à l'essentiel ;

Considérant que l'on ne saurait, en revanche, tirer des pièces mises aux débats d'argument décisif en faveur de la thèse d'une machination ourdie par la Biomécanique à l'encontre de la SEREMN Industrie, thèse que cette dernière tente d'étayer notamment par plusieurs lettres de mise en garde qu'elle lui a elle-même adressées, ces lettres étant très largement postérieures aux faits de débauchage puisqu'elles datent des 1er février, 18 septembre et 5 octobre 1990 ;

Considérant que le jugement querellé doit donc être confirmé en ce qu'il a retenu à la charge de la SEREMN Industrie la commission d'actes de concurrence déloyale ;

Qu'en effet, si rien n'interdit à une entreprise de faire occasionnellement des offres d'emploi aux salariés d'un concurrent, il en va autrement, comme l'ont justement souligné les premiers juges, lorsque ces offres sont répétées de façon systématique et, surtout, s'accompagnent de manœuvres telles que la parution d'annonces manifestement destinées à masquer le fait que les salariés ainsi démarchés n'avaient décidé de quitter leur précédent emploi qu'après accord avec leur nouvel employeur;

Que, compte tenu des circonstances ci-dessus rappelées et notamment du caractère répétitif des débauchages et de la désorganisation qu'ils ne pouvaient manquer d'occasionner, les premiers juges ont fait une exacte appréciation du préjudice subi par la Société Biomécanique en en chiffrant la réparation à 100 000 F ;

Que le jugement sera donc également confirmé de ce chef ;

Considérant au contraire que l'astreinte prononcée par le Tribunal pour prévenir une récidive dont la constatation est susceptible de donner lieu à des contestations sérieuses n'apparaît pas opportune ;

Qu'il n'y a donc pas lieu de la maintenir ;

Considérant que, compte tenu du caractère sérieux de la discussion qui s'est instaurée devant la Cour, l'appel de la SEREMN Industrie ne saurait être considéré comme abusif et justifier en tant que tel une réparation ;

Que la Société Biomécanique sera donc déboutée de ce chef ;

Considérant que la demande reconventionnelle en dommages-intérêts pour concurrence déloyale formée par la SEREMN Industrie repose exclusivement sur l'allégation d'une machination de l'intimée en vue de faire aboutir sa demande principale, particulièrement à travers le témoignage de M. Pawlikowski ;

Que, dès lors qu'il est fait droit à cette demande principale, la demande reconventionnelle de l'appelante ne peut qu'être rejetée ;

Considérant enfin que la Société Biomécanique, qui triomphe en appel comme en première instance, est fondée à demander l'application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;

Considérant qu'eu égard à la nature et à la difficulté de l'affaire, laquelle, il est vrai, a été compliquée par le climat de conflit qui règne entre les deux sociétés, l'indemnité qui lui est due à ce titre sera équitablement fixée, pour l'instance d'appel, à 6 000 F, la condamnation prononcée par les premiers juges du même chef étant confirmée ;

Par ces motifs, Statuant dans les limites de l'appel, Confirme le jugement rendu entre les parties par le Tribunal de commerce de Paris le 6 mars 1991 en ce qu'il a dit que la Société SEREMN Industrie avait commis des actes de concurrence déloyale au préjudice de la Société Biomécanique Intégrée et l'a condamnée à payer à celle-ci la somme de 100 000 F à titre de dommages-intérêts ; Le réforme en ce qu'il a prononcé à l'encontre de la SEREMN Industrie l'interdiction sous astreinte de renouveler toute tentative de débauchage ; Déboute la Société Biomécanique Intégrée de ce chef ; La déboute de sa demande de dommages-intérêts pour appel abusif ; Déboute la SEREMN Industrie de sa demande reconventionnelle ; La condamne aux dépens d'appel et autorise la SCP Bommart Forster, Avoué, à la recouvrer conformément à l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile ; La condamne, en outre, à payer à la Société intimée, en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile et en sus de celle déjà allouée de ce chef par les premiers juges, la somme de 6 000 F.