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Décisions

CA Dijon, 1re ch. sect. 1, 19 septembre 1989, n° 1673-88

DIJON

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Limoges Dis (SA)

Défendeur :

Comptoir Nouveau de la Parfumerie Parfums Hermès (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Premier président :

M. Combes

Présidents de chambre :

MM. Martin, Ruyssen

Conseillers :

MM. Littner, Gaget

Avoués :

Mes Fontaine Tranchand, Gerbay

Avocats :

Mes Pagot, Saint-Esteben.

T. com. Limoges, prés., du 5 avr. 1985

5 avril 1985

Faits, procédure, prétentions et moyens des parties:

Au motif que la société Limoges Dis, qu'elle n'avait pas agréée, vendait dans son magasin Centre Leclerc de Limoges des parfums de qualité portant la marque Hermès et la mention sur leur emballage qu'ils ne pouvaient être vendus que par des distributeurs agréés, la société Comptoir Nouveau de la Parfumerie " Parfums Hermès " (CNP) l'a assignée en référé pour faire cesser le trouble manifestement illicite que lui causait, selon elle, ces ventes constituant autant d'actes répétés de publicité mensongère et de concurrence déloyale.

Estimant caractérisée la publicité mensongère alléguée, le président du Tribunal de commerce de Limoges a, le 5 avril 1985, fait défense sous astreinte à la société Limoges Dis de vendre ces produits, ordonné la mise sous séquestre de ceux qu'elle détenait et prescrit une expertise pour déterminer l'identité du ou des fournisseurs ainsi que les prix d'achat.

Par arrêt du 14 janvier 1986, la Cour d'appel de Limoges a confirmé cette décision en retenant notamment que la société Limoges Dis n'établissait pas l'illicéité du réseau de distribution du CNP tant au regard du droit national que de la norme communautaire.

Sur le pourvoi formé par la société Limoges Dis, la Cour de cassation (Chambre commerciale) a, le 16 février 1988, censuré cet arrêt auquel elle fait grief, sous le visa des articles 873 du nouveau Code de procédure civile et 1382 du Code civil, d'avoir ainsi statué, alors que la société Hermès avait la charge de la preuve de la réalisation des conditions qu'implique la licéité du réseau de distribution sélective, et d'avoir omis de rechercher si les contrats de cette société remplissaient les conditions mises à cette licéité, indispensable pour démontrer les fautes de la société Limoges Dis, qui citait l'avis de la Commission de la concurrence et l'amende infligée en conséquence à la société Hermès.

Devant cette cour, désignée comme cour de renvoi, la société Limoges Dis, après avoir rappelé les conditions de la licéité des contrats de distribution sélective définies par la Cour de cassation et la sanction du non respect de ces conditions, expose que doit être établie par le CNP la licéité de son réseau de distribution au regard de ces exigences et, dans l'hypothèse où cette preuve serait rapportée, soutient que les contrats d'agrément, qui ne lui sont pas opposables, ne peuvent avoir pour effet de créer à son égard une interdiction de s'approvisionner, dès lors qu'il n'est pas prouvé que cet approvisionnement soit la conséquence d'une complicité de sa part de la violation par un distributeur de ses obligations contractuelles envers le fabricant, alors qu'existe la possibilité de failles dans le réseau de distribution du CNP.

Elle soutient aussi que n'est pas caractérisée à son encontre l'infraction à l'article 44-I de la loi n° 73-1193 du 27 décembre 1973 relatif à la publicité trompeuse, dès lors qu'elle n'a pas rédigé la mention publicitaire portée sur l'emballage et que n'est pas établi l'impact de cette publicité sur le consommateur.

Elle estime aussi que n'est pas davantage constituée l'infraction à l'article 422-2 du Code pénal réprimant l'usage d'une marque sans autorisation, car sont authentiques les produits commercialisés.

Elle conclut donc à la réformation de l'ordonnance attaquée et à l'allocation d'une somme de 30 000 F pour frais de justice non taxables.

Le CNP, selon lequel la preuve à sa charge n'est limitée qu'à l'existence des contrats et à leur licéité, soutient que ceux qu'il a conclus sont valides au regard du droit interne et du droit communautaire, car :

- les critères d'agrément retenus sont concrets et objectifs, en ce qu'ils tiennent compte, par le moyen d'une fiche d'évaluation, de la situation et de l'aménagement de l'établissement de vente, de la qualification professionnelle du responsable et de son personnel,

- la sélection pratiquée n'est pas discriminatoire, puisque plusieurs contrats ont été passés avec des " free shops " ou des " discounters ",

- il n'existe pas de limitation quantitative injustifiée,

- reste sauvegardée l'existence d'une concurrence efficace sur le marché.

Il fait valoir que le dommage imminent ayant justifié les mesures critiquées résulte de ce que la commercialisation hors du réseau de produits de luxe dans les mêmes conditions que celle de produits ordinaires porte atteinte au prestige de la marque Hermès dont la banalisation aurait d'incontestables incidences financières.

Il prétend aussi que le trouble manifestement illicite, qui a motivé la saisine du juge des référés, est caractérisé par les actes de publicité trompeuse, imputables à la société Limoges Dis qui a abusé sa clientèle en ayant vendu des produits portant la mention qu'ils ne pouvaient l'être que par un distributeur agréé, alors qu'elle ne l'était pas, ainsi que par une concurrence déloyale procédant de l'intention affirmée par Leclerc de désorganiser les réseaux de distribution sélective de parfums en vue de bénéficier de la renommée attachée notamment aux produits de la marque Hermès, sans être soumis aux contraintes pesant sur les distributeurs agréés.

Il conclut donc à la confirmation de l'ordonnance entreprise.

La société Limoges Dis réplique pour l'essentiel que :

- le CNP ne justifie pas de l'étanchéité de son réseau,

- selon la jurisprudence de la chambre commerciale de la Cour de cassation, ne constitue pas un acte de concurrence déloyale le seul fait de commercialiser des produits relevant d'un réseau de distribution sélective,

tandis que le CNP affirme qu'est étanche son réseau au sein de la CEE et que ne peut être contesté le caractère manifestement illicite du trouble invoqué.

M. le Procureur général estime que :

- le CNP prouve, tant au regard du droit communautaire que du droit national, la licéité des conventions le liant à ses revendeurs,

- en raison de l'effet relatif de ces conventions, génératrices d'obligations pour les seuls contractants, la commercialisation hors réseau des parfums Hermès ne peut, faute d'autres éléments, constituer une concurrence déloyale.

- s'il est exact que, bien que n'étant pas l'auteur de la mention publicitaire apposée sur l'emballage, Limoges Dis assume la responsabilité de son existence, il n'est pas établi pour autant que cette mention ait influencé l'acheteur et l'ait déterminé à acquérir le produit, alors que ne pouvait être ignoré le différend opposant les centres Leclerc aux parfumeurs et que l'intérêt du consommateur est d'acquérir un parfum de luxe à un prix avantageux plutôt que ce produit lui soit vendu à un prix supérieur par un professionnel agréé.

Il conclut, dès lors, à la régularité des contrats de vente sélective mais à leur inopposabilité à la société Limoges Dis à laquelle ne peut être reprochée de faute.

Il convient de se référer pour plus ample exposé aux décisions précitées et aux conclusions prises par les parties devant la Cour de renvoi.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

Attendu que l'appréciation de la licéité d'un réseau de distribution sélective implique l'analyse des obligations réciproques des contractants, celle des conditions de l'agrément du revendeur qui doit avoir été choisi en fonction de critère objectifs de caractère qualitatif relatifs à sa qualification professionnelle, à celle de son personnel et à l'agencement de ses installations, en vue d'assurer au consommateur une prestation de meilleure qualité sans qu'il en résulte une restriction de la liberté du revendeur de fixer lui-même le prix de vente des produits; qu'elle requiert aussi l'étude du contexte économique et du fonctionnement de l'ensemble du réseau tant sur le territoire national que dans les pays de la Communauté économique européenne (CEE) que dans ceux qui n'en font pas partie ainsi que la vérification du libre jeu de la concurrence entre fabricants de produits de marque différente et entre distributeurs de produits de même marque ;

Attendu qu'en raison de sa complexité une telle analyse constitue une contestation sérieuse excédant la compétence du juge des référés, comme l'a estimé à bon droit l'ordonnance attaquée, qui n'en a pas moins fait défense à la société Limoges Dis de vendre les produits de la marque Hermès, ordonné la mise sous séquestre de ceux qu'elle détenait et prescrit une mesure d'instruction, au motif qu'était un acte de publicité mensongère, générateur d'un dommage imminent et d'un trouble illicite, la vente de parfums portant sur leur emballage la mention qu'ils ne pouvaient être vendus que par un distributeur agréé ;

Attendu que si en vertu de l'article 873 du nouveau Code de procédure civile modifié par le décret n° 87-434 du 17 juin 1987, le président du tribunal de commerce peut, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé des mesures conservatoires ou de remise en état, encore faut-il qu'existe un dommage imminent ou un trouble manifestement illicite ;

Attendu que saisie de l'appel d'une ordonnance de référé, la cour doit se placer pour apprécier l'imminence du dommage ou l'illicéité manifeste du trouble invoqué à la date à laquelle elle statue et non à celle de la décision déférée ;

Attendu que la société CNP estime que la compétition sur le même marché, pour un produit de même marque, entre revendeurs agréés tenus par des obligations spécifiques alourdissant leurs charges et revendeurs " libres " non soumis à ces contraintes, a pour conséquence de fausser le jeu de la concurrence et d'entraîner à court terme la ruine du système ; qu'elle soutient aussi que la banalisation de la commercialisation de produits de luxe est de nature à porter atteinte au prestige de sa marque et à lui causer un préjudice financier ; qu'existe ainsi, selon elle, le dommage imminent qu'elle invoque ;

Mais attendu qu'hormis cette affirmation, la société CNP n'établit pas l'existence d'une telle atteinte d'où serait résulté une diminution du prestige attaché à sa marque et une baisse constante de son chiffre d'affaires ;

Attendu qu'étant observé, par ailleurs, que l'appréciation de l'illicéité manifeste du trouble invoqué est liée à celle de la licéité du réseau de distribution sélective, qui échappe à la compétence du juge des référés, il n'en demeure pas moins que ne peut être analysée en un acte de publicité mensongère, constitutif d'un tel trouble, la mise en vente par la société appelante de produits de la marque Hermès portant sur leur emballage la mention qu'ils ne peuvent être vendus que par un distributeur agréé, dès lors que ladite société n'est pas l'auteur de ce message publicitairedont il n'est pas établi qu'il ait été ou qu'il soit un facteur déterminant de la démarche des clients des centres Leclerc ;

Attendu que dans l'hypothèse même où se serait imposée à l'évidence au premier juge la licéité du réseau de distribution de la société CNP, que la concurrence déloyale alléguée, caractérisant, selon cette société, le trouble manifestement illicite ayant justifié les mesures prescrites, ne peut résulter de la seule mise en vente des parfums de la marque Hermès en dehors du réseau organisé par son fabricant, dès lors que celui-ci ne rapporte pas la preuve de l'irrégularité de leur acquisitionpar la société Limoges Dis et indique même " ignorer la filière exacte " suivie par celle-ci, à qui il ne peut donc être fait grief de s'être rendue complice de la violation par un ou plusieurs distributeurs agréés de l'obligation contractuelle de ne vendre les parfums qu'au détail ou à un autre revendeur agréé de l'un des pays de la CEE ;

Attendu que n'est pas davantage fondé le moyen selon lequel la société Limoges Dis a sciemment appliqué une " stratégie de démolition de structures commerciales concurrentes ", le principe énoncé par l'article 85-1 du traité de Rome étant celui du libre jeu de la concurrence, auquel peut déroger le système de distribution sélective sous les conditions définies par la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour de justice des Communautés européennes ;

Attendu qu'il suit de là que n'étant prouvées ni l'existence d'un dommage imminent ni celle d'un trouble manifestement illicite, le premier juge ne pouvait interdire la mise en vente par la société Limoges Dis des parfums portant la marque Hermès ni prescrire les mesures propres à faire respecter cette interdiction ; qu'il y a donc lieu de réformer sa décision ;

Attendu qu'il n'est pas inéquitable, toutefois, de laisser à la charge de la société Limoges Dis les frais non compris dans les dépens qu'elle a exposés devant la cour de renvoi ;

DÉCISION :

Par ces motifs : LA COUR, Réformant l'ordonnance entreprise, Dit qu'il ne pouvait être fait défense à la société Limoges Dis de vendre des parfums de la marque Hermès ; ordonne en conséquence, la mainlevée de la mesure de séquestre, dit n'y avoir lieu à expertise ; Rejette toute autre demande ; Condamne la société CNP aux entiers dépens qui comprendront ceux exposés devant le premier juge, la Cour d'appel de Limoges et la cour de renvoi.