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Décisions

CA Dijon, 1re ch. sect. 1, 19 septembre 1989, n° 1391-88

DIJON

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Loire Diffusion Centre Leclerc (SA), SIPLEC (Sté), GALEC (Sté)

Défendeur :

Parfums Rochas (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Premier président :

M. Combes

Présidents de chambre :

MM. Martin, Ruyssen

Conseillers :

MM. Littner, Gaget

Avoués :

Me Fontaine Tranchand, SCP André Gillis

Avocats :

Mes Daubriac, Jousset, Buisson.

T. com. Saint-Etienne, du 21 mars 1985

21 mars 1985

Faits, procédure, prétentions et moyens des parties :

Sur l'action de la société Parfums Rochas contre la société Loire Diffusion, la société d'Importation Pétrolière Leclerc (SIPLEC) et la société Coopérative Groupements d'Achats des centres Leclerc (GALEC), tendant à avoir réparation du préjudice résultant de la concurrence, fautive selon elle, faite par la première des ces sociétés qui vendait dans son magasin du centre Leclerc de Saint Étienne des produits portant la marque Rochas, sans l'agrément du fabricant, grâce à l'importation et à l'approvisionnement illicites qu'auraient effectués les deux autres sociétés, le Tribunal de commerce de Saint Étienne, estimant caractérisés les actes incriminés de concurrence déloyale et de publicité mensongère, a, le 21 mars 1985, condamné la société Loire Diffusion au paiement de 70 000 F de dommages-intérêts et de 6 000 F pour frais irrépétibles à la société demanderesse mais a mis hors de cause les sociétés SIPLEC et GALEC faute de preuve de leur intervention, après avoir rejeté la demande de sursis à statuer de la société défenderesse qui avait saisi le juge pénal d'une plainte pour refus de vente. Il a fait aussi défense aux trois sociétés d'importer et de vendre les produits Rochas, sous peine d'une astreinte, et a prescrit une mesure d'instruction.

La Cour d'appel de Lyon (1re Chambre B) a confirmé ce jugement le 14 janvier 1986 en rejetant aussi la demande de sursis à statuer, dès lors que l'action engagée par la société Loire Diffusion devant le juge pénal n'avait ni la même cause ni le même objet que l'instance civile.

Sur le pourvoi formé par les société Loire diffusion, SIPLEC et GALEC, la Cour de cassation, Chambre commerciale, a censuré cet arrêt le 16 février 1988, sous le visa de l'article 4 du Code de procédure pénale, aux motifs que l'identité d'objet et de cause n'est pas une condition d'application de ce texte, qui exige seulement que la décision à intervenir sur l'action publique soit susceptible d'influer sur celle qui doit être rendue par la juridiction civile et qu'en s'étant ainsi déterminée, alors que si le refus de vente devait être retenu par la juridiction pénale l'illicéité du réseau de distribution sélective se trouverait établie ainsi que la nullité de plein droit des engagements s'y rapportant, de sorte que la société Loire Diffusion n'aurait pas commis de faute ni de publicité mensongère par le seul fait de mettre en vente les produits en cause, l'emballage eut-il fait mention qu'ils ne pouvaient être vendus que par des distributeurs agréés, la cour d'appel n'avait pas donné de base légale à sa décision.

La société Loire Diffusion s'étant désistée de sa plainte, le litige dont est saisie cette cour, désignée comme cour de renvoi, a trait à la licéité des contrats de distribution conclus par la sociétés Parfums Rochas et à leur opposabilité aux tiers.

La société Loire Diffusion soutient qu'il convient de rechercher si les contrats conclus par la société Rochas n'ont pas pour objet et pour résultat même indirect de limiter pour le revendeur la liberté de fixer le prix de vente et que le fabricant a la charge de la preuve de la réalisation des conditions qu'implique le système de distribution sélective. Reprenant les moyens soutenus devant la Cour d'appel de Lyon, elle prétend qu'il ne peut exister de concurrence fautive entre un fabricant et un détaillant et que le problème posé est celui de la licéité des contrats, à propos desquels la commission de la concurrence a estimé que les conditions générales de vente contrevenaient aux dispositions de l'article 50 de l'ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 et de leur opposabilité en raison de l'effet relatif de ces conventions énoncé à l'article 1165 du Code civil.

Elle conclut donc à la réformation du jugement attaqué et à l'allocation à son profit d'une somme de 30 000 F pour frais de justice non taxables.

Les sociétés SIPLEC et GALEC, qui se rallient à l'argumentation de la société Loire Diffusion, concluent à la confirmation du jugement en ce qu'il les a mises hors de causes mais à sa réformation pour le surplus et à l'allocation à chacune d'elles d'une somme de 5 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société des Parfums Rochas, selon laquelle sont valides les contrats conclus avec ses distributeurs, en ce qu'ils visent à la fois à valoriser la marchandise et à assurer un meilleur service au consommateur, en ce qu'ils n'ont ni pour objet ni pour effet de limiter la liberté de la fixation des prix de vente par les distributeurs et en ce que ces distributeurs sont choisis en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif sans discrimination et sans limitation quantitative, estime avoir rapporté la preuve de la licéité de ces conventions par la production du contrat type et des huit contrats de distribution sélective concernant le département de la Loire. Elle soutient aussi que le fait par un tiers de commercialiser en connaissance de cause les produits de la marque distribués par le réseau constitue une faute quasi délictuelle, de sorte que sont opposables à ce tiers les contrats intervenus. Elle considère établie la publicité mensongère qu'elle dénonce, en raison de la fausse qualité de revendeur agréé que le consommateur pourrait attribuer à la société Loire Diffusion. Elle sollicite la condamnation in solidum des trois sociétés au paiement de la somme de 200 000 F à titre de dommages-intérêts, la confirmation des autres dispositions du jugement critiqué et le paiement d'une somme de 10 000 F pour frais de justice non taxables.

M. le Procureur général estime établie la preuve de la licéité des contrats liant la société Rochas à ses distributeurs, tant au regard du droit communautaire que du droit national, mais considère qu'il ne peut être fait grief à la société Loire Diffusion d'être entrée dans le marché grâce aux failles présentées par le réseau de distribution, de sorte qu'en vertu du principe de la liberté du commerce et de la concurrence, il ne peut être reproché à cette société, qui est un tiers par rapport au fabricant et aux distributeurs agréés, d'avoir causé au premier un préjudice en acquérant et en vendant des produits de sa marque, dès lors que n'est pas démontrée l'irrégularité de ces opérations. S'il est exact, d'autre part que bien que n'étant pas l'auteur de la mention apposée sur l'emballage Loire Diffusion en assume la responsabilité, il n'est pas prouvé pour autant que cette mention ait influencé l'acheteur et l'ait déterminé à acquérir le produit, alors que ne pouvait être ignoré le différend opposant les centres Leclerc aux parfumeurs et que l'intérêt du consommateur est d'acquérir un parfum de luxe à un prix avantageux plutôt que ce produit lui soit vendu à un prix supérieur par un professionnel agréé.

Il conclut donc à la régularité des contrats de distribution sélective mais à leur inopposabilité et à la mise hors de cause des sociétés SIPLEC et GALEC.

Il convient de se reporter pour plus ample exposé aux décisions précitées et aux conclusions prises par les parties devant la cour de renvoi.

Motifs de la décision :

Attendu que la société Loire Diffusion est mal fondée à se prévaloir à l'encontre de la société Rochas de l'avis de la commission de la concurrence du 1er décembre 1983 ayant proposé au ministre de l'économie, des finances et du budget d'appliquer à cette société une sanction pécuniaire de 50 000 F pour avoir participé à des actions concertées ou à des ententes tacites visant les activités de distributeurs qui pratiquaient des rabais, dès lors, d'une part, que les faits reprochés ne concernaient qu'un seul détaillant de Bordeaux et n'étaient pas de nature en raison de leur caractère isolé à affecter la licéité de l'ensemble des contrats de distribution conclu, notamment dans le département de la Loire, et dès lors surtout que par arrêt du 13 juin 1988 le Conseil d'Etat a annulé la décision du ministre prise sur l'avis de la commission, au motif qu'aucun d'eux ne pouvait se fonder sur le seul constat que le parallélisme des comportements relevé ne s'expliquait pas par la coïncidence d'attitudes individuelles justifiées pour en inférer l'existence d'une entente tacite entre les entreprises concernées qui aurait eu pour effet de limiter la concurrence entre les parfumeurs détaillants du " triangle bordelais " ;

Mais attendu, dans l'hypothèse même où comme le soutient non sans quelque raison la société Rochas, serait établie la licéité des contrats de distribution sélective la liant sur le territoire national à des parfumeurs détaillants, en ce que serait prouvée la conformité de ces contrats aux conditions définies par la Cour de cassation et la Cour de justice des Communautés européennes, ainsi que l'ont admis un arrêt de la Cour de Versailles du 7 décembre 1983 statuant sur renvoi après cassation et un arrêt de la Cour de Rouen du 7 février 1985, qu'il resterait à rechercher dans quelle mesure ladite société peut exciper de ces contrats à l'égard de la société Loire Diffusion ;

Attendu qu'aux termes de l'article 1165 du Code civil, les conventions n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes ; que si les tiers, auxquels elles sont étrangères, ne peuvent méconnaître leur existence, celle-ci ne les concerne directement que tout autant qu'il est prouvé qu'ils ont aidé avec connaissance l'un des contractants à enfreindre l'une des obligations auxquelles il est tenu envers l'autre ; qu'est alors engagée leur responsabilité au regard de l'article 1382 du Code civil ;

Attendu que tenant pour acquises la validité des contrats et, par voie de conséquence, leur opposabilité aux tiers ainsi que l'étanchéité de son réseau, dès lors que chacun des contrats versés aux débats impose au distributeur de ne vendre les produits de la marque Rochas sur le marché français " qu'au détail et de ne les céder, sous quelque forme que ce soit, à toute collectivité, à tout négociant français ou étranger, grossiste ou détaillant, même distributeur agréé ", sauf s'il s'agit d'un distributeur agréé résidant dans l'un des pays de la CEE, aux conditions que les produits livrés ne quittent pas le réseau et que le revendeur s'assure que les acheteurs sont bien agréés par le fabricant, la société Rochas en déduit que les produits livrés sont bien agréés par le fabricant, la société Rochas en déduit que les sociétés Loire Diffusion et SIPLEC n'ont pas pu se procurer ses produits qu'en fraude de ces contrats ;

Mais attendu que la preuve de l'approvisionnement illicite incombe à celui qui l'invoque et ne peut découler du postulat tiré de l'obligation contractuelle du distributeur de ne revendre qu'à un autre distributeur agréé ; que force est de constater, en l'espèce, que la société intimée n'établit pas dans quelles circonstance précises la société Loire Diffusion, dont la mauvaise foi prétendue ne peut être présumée, s'est procuré des produits de la marque Rochas avec le concours réel ou supposé des sociétés GALEC et SIPLEC ; que ne peut donc être exclue la possibilité de failles dans le réseau de distribution sélective ;

Attendu que la société Rochas soutient que le fait pour un tiers extérieur au réseau de commercialiser en toute connaissance de cause les produits de la marque distribuée par ce réseau constitue une faute quasi-délictuelle de nature à engager la responsabilité civile de son auteur ;

Mais attendu, selon la jurisprudence convergente de la Chambre criminelle et de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, que n'est pas un acte de concurrence déloyale la mise en vente de produits en dehors du réseau organisé par le fabricant, dès lors que n'est pas rapportée la preuve de leur acquisition irrégulière qui ne peut résulter que de celle de la complicité de l'acheteur dans la violation par un distributeur agréé de l'obligation contractuelle de ne revendre qu'à un autre distributeur agréé ;

Attendu que la société intimée considère aussi que la mise en vente de ses produits s'effectue dans des conditions critiquables de publicité mensongère, puisque, selon la mention collée sur leur emballage, ils ne peuvent être vendus que par des distributeurs agréés de Rochas Paris et que certains consommateurs peuvent être conduits à penser à tort que la société Loire Diffusion a obtenu cet agrément ;

Mais attendu que n'est pas mensongère cette indication car la société appelante n'est pas l'auteur de ce message publicitaire dont il n'est pas évident qu'il ait été ou qu'il soit un facteur déterminant de la démarche des clients de cette société ;

Attendu, en définitive, que n'étant pas prouvée de faute à l'encontre de la société Loire Diffusion résultant d'un approvisionnement illicite, auprès d'un ou de plusieurs fournisseurs agréés qui auraient enfreint l'une de leurs obligations contractuelles avec le concours frauduleux des sociétés SIPLEC et GALEC, soit d'une commercialisation de nature à discréditer la marque considérée et que n'étant pas constitutive de concurrence déloyale ou de publicité mensongère la seule mise en vente des parfums de la marque Rochas portant sur leur emballage la mention rappelée ci-dessus, c'est à tort que le premier juge a condamné la société appelante au paiement de dommages-intérêts et de frais irrépétibles ; qu'il y a donc lieu de réformer sa décision de ce chef ;

Attendu, en revanche, qu'il convient de la confirmer en ce qu'elle a mis hors de cause les sociétés SIPLEC et GALEC mais de l'infirmer en ce qu'elle a interdit sous astreinte aux trois sociétés d'importer et de faire le négoce de produits Rochas et en ce qu'elle a prescrit une mesure d'instruction, car il n'appartenait pas au juge de suppléer la carence d'une partie dans l'administration de la preuve ;

Attendu enfin, qu'il n'est pas inéquitable de laisser à la charge des sociétés appelantes les frais non compris dans les dépens qu'elles ont exposés devant la cour de renvoi ;

Décision :

Par ces motifs : LA COUR, Déboute la société des parfums Rochas de son action ; En conséquence, réforme le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la société Loire Diffusion à lui payer des dommages-intérêts et des frais irrépétibles ; Le confirme en ce qu'il a mis hors de cause les sociétés SIPLEC et GALEC, L'infirme en ce qu'il a interdit sous astreinte aux sociétés appelantes d'importer et de faire le négoce de produits de la marque Rochas ; L'infirme aussi en ce qu'il a prescrit une mesure d'instruction ; Rejette toute autre demande ; Condamne la société des parfums Rochas aux entiers dépens, tant de ceux exposés devant le premier juge que devant la Cour d'appel de Lyon et la cour de renvoi.