CA Dijon, 1re ch. sect. 1, 19 septembre 1989, n° 1801-88
DIJON
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Montgeron Distribution (Sté)
Défendeur :
Comptoir Nouveau de la Parfumerie Parfums Hermès (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Combes
Assesseurs :
MM. Martin, Ruyssen
Avoués :
Mes Fontaine, Tranchand, Gerbya
Avocats :
Mes Jousset, Saint-Esteben.
Faits, procédure, prétentions et moyens des parties.
Au motif que la société Montgeron Distribution, qu'elle n'avait pas agréée, vendait dans son magasin Centre Leclerc de Montgeron des parfums de qualité portant la marque Hermès et la mention sur leur emballage qu'ils ne pouvaient être vendus que par des distributeurs agréés, la société Comptoir Nouveau de la Parfumerie " Parfums Hermès " (CNP) l'a assignée en référé pour faire cesser le trouble manifestement illicite que lui causait, selon elle, ces ventes constituant autant d'actes répétés de publicité mensongère et de concurrence déloyale.
Retenant que les faits incriminés portaient sur des points touchant le fond du litige, le Président du Tribunal de commerce de Corbeil-Essonnes s'est déclaré incompétent, par ordonnance du 13 février 1985 que CNP a frappée d'appel.
Estimant, au contraire, que la distribution sélective des produits de luxe est en son principe tenue pour licite par la Cour de justice des Communautés européennes et par la Cour de cassation et qu'en s'étant procuré et en ayant mis en vente contre la volonté du fabricant des produits portant sa marque, la société Montgeron Distribution s'était livrée à une activité commerciale manifestement illicite, la Cour d'appel de Paris (1re chambre A) a, le 18 juin 1985, fait défense sous astreinte à la société intimée de vendre dans son magasin des produits portant les marques du CNP et a ordonné la saisie et la mise sous séquestre de ceux qu'elle détenait.
Sur le pourvoi formé par la société Montgeron Distribution, la Cour de cassation (chambre commerciale) a, le 16 février 1988, censuré cet arrêt auquel elle fait grief, sous le visa des articles 873 du nouveau Code de procédure civile et 1382 du Code civil, d'avoir ainsi statué, alors que la société Hermès avait la charge de la preuve de la réalisation des conditions qu'implique la licéité du réseau de distribution sélective, et d'avoir omis de rechercher si les contrats de cette société remplissaient les conditions mises à cette licéité, indispensable pour démontrer les fautes de la société Montgeron Distribution, qui citait l'avis de la commission de la concurrence et l'amende infligée en conséquence à la société Hermès.
Devant cette cour, désignée comme cour de renvoi, le CNP selon lequel la preuve à sa charge n'est limitée qu'à l'existence des contrats et à leur licéité, soutient que ceux qu'il a conclus sont valides au regard du droit interne et du droit communautaire, car :
- les critères d'agrément retenus sont concrets et objectifs, en ce qu'ils tiennent compte, par le moyen d'une fiche d'évaluation, de la situation et de l'aménagement de l'établissement de vente, de la qualification professionnelle du responsable et de son personnel,
- la sélection pratiquée n'est pas discriminatoire, puisque plusieurs contrats ont été passés avec des " free shops " ou des " discounters ",
- il n'existe pas de limitation quantitative injustifiée,
- reste sauvegardée l'existence d'une concurrence efficace sur le marché.
Il fait valoir que le dommage imminent ayant justifié les mesures critiquées résulte de ce que la commercialisation hors réseau de produits de luxe dans les mêmes conditions que celles de produits ordinaires porte atteinte au prestige de la marque Hermès dont la banalisation aurait d'incontestables incidences financières.
Il prétend aussi que le trouble manifestement illicite, qui a motivé la saisine du juge des référés, est caractérisé par les actes de publicité trompeuse, imputables à la société Montgeron Distribution qui a abusé sa clientèle en ayant vendu des produits portant la mention qu'ils ne pouvaient l'être que par un distributeur agréé, alors qu'elle ne l'était pas, ainsi que par une concurrence déloyale procédant de l'intention affirmée par Leclerc de désorganiser les réseaux de distribution sélective de parfums en vue de bénéficier de la renommée attachée notamment aux produits de la marque Hermès, sans être soumis aux contraintes pesant sur les distributeurs agréés.
Il conclut donc à la réformation de l'ordonnance entreprise et demande qu'il soit fait défense sous astreinte à la société Montgeron Distribution de vendre tous produits portant la marque CNP, que soient mis sous séquestre ceux qu'elle détient et que soit désigné un expert comptable pour déterminer l'identité du ou des fournisseurs ainsi que le prix d'achat des produits.
La société Montgeron Distribution, après avoir rappelé les conditions de licéité des contrats de distribution sélective définies par la Cour de cassation ainsi que la sanction du non-respect de ces conditions, expose que doit être établie par le CNP la licéité de son réseau de distribution au regard de ces exigences et, dans l'hypothèse où cette preuve serait rapportée, soutient que les contrats d'agrément, qui ne lui sont pas opposables, ne peuvent avoir pour effet de créer à son égard une interdiction de s'approvisionner, dès lors qu'il n'est pas prouvé que cet approvisionnement soit la conséquence d'une complicité de sa part de la violation par un distributeur de ses obligations contractuelles envers le fabricant, alors qu'existe la possibilité de failles dans le réseau de distribution du CNP.
Elle soutient aussi que n'est pas caractérisée à son encontre l'infraction à l'article 44-I de la loi n° 73-1193 du 27 décembre 1973 relatif à la publicité trompeuse, dès lors qu'elle n'a pas rédigé la mention publicitaire portée sur l'emballage et que n'est pas établi l'impact de cette publicité sur le consommateur.
Elle estime aussi que n'est pas davantage constituée l'infraction à l'article 422-2e du Code pénal réprimant l'usage d'une marque sans autorisation, car sont authentiques les produits commercialisés.
Elle conclut donc à la confirmation de l'ordonnance attaquée et à l'allocation d'une somme de 30 000 F pour frais de justice non taxables.
Monsieur le Procureur général estime que :
- le CNP prouve, tant au regard du droit communautaire que du droit national, la licéité des conventions le liant à ses revendeurs,
- en raison de l'effet relatif de ces conventions, génératrices d'obligations pour les seuls contractants, la commercialisation hors réseau des parfums Hermès ne peut, faute d'autres éléments, constituer une concurrence déloyale.
- s'il est exact que, bien que n'étant pas l'auteur de la mention publicitaire apposée sur l'emballage, la société Montgeron Distribution assume la responsabilité de son existence, il n'est pas établi pour autant que cette mention ait influencé l'acheteur et l'ait déterminé à acquérir le produit, alors que ne pouvait être ignoré le différend opposant les centres Leclerc aux parfumeurs et que l'intérêt du consommateur est d'acquérir un parfum de luxe à un prix avantageux plutôt que ce produit lui soit vendu à un prix supérieur par un professionnel agréé.
Il conclut, dès lors, à la régularité des contrats de vente sélective mais à leur inopposabilité à la société Montgeron Distribution à laquelle ne peut être reprochée de faute.
Il convient de se référer pour plus ample exposé aux décisions précitées et aux conclusions prises par les, parties devant la cour de renvoi.
Motifs de la décision
Attendu que l'appréciation de la licéité d'un réseau de distribution sélective implique l'analyse des obligations réciproques des contractants, celle des conditions de l'agrément du revendeur qui doit avoir été choisi en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif relatifs à sa qualification professionnelle, à celle de son personnel et à l'agencement de ses installations, en vue d'assurer au consommateur une prestation de meilleure qualité sans qu'il en résulte une restriction de la liberté du revendeur de fixer lui-même le prix de vente des produits; qu'elle requiert aussi l'étude du contexte économique et du fonctionnement de l'ensemble du réseau tant sur le territoire national que dans les pays de la Communauté économique européenne (CEE) que dans ceux qui n'en font pas partie ainsi que la vérification du libre jeu de la concurrence entre fabricants de produits de marque différente et entre distributeurs de produits de même marque ;
Attendu qu'en raison de sa complexité une telle analyse constitue une contestation sérieuse excédant la compétence du juge des référés, comme l'a estimé à bon droit l'ordonnance attaquée.
Attendu, certes, qu'en vertu de l'article 873 du nouveau Code de procédure civile modifié par le décret n° 87-434 du 17 juin 1987, le Président du tribunal de commerce peut, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé des mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent soit pour prévenir un dommage imminent soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ;
Attendu que saisie de l'appel d'une ordonnance de référé, la cour doit se placer pour apprécier l'imminence du dommage ou l'illicéité manifeste du trouble invoqué, à la date à laquelle elle statue et non à celle de la décision déférée ;
Attendu, selon la société CNP, que l'imminence du dommage, justifiant que soient ordonnées les mesures qu'elle sollicite, résulte de ce que la compétition sur le même marché, pour un produit de même marque, entre revendeurs agréés tenus par des obligations spécifiques alourdissant leurs charges et revendeurs "libres" non soumis à ces contraintes a pour conséquence de fausser le jeu de la concurrence et d'entraîner à court terme la ruine du système ainsi que la banalisation de la commercialisation des produits de luxe de nature à porter atteinte au prestige de sa marque et à lui causer un préjudice financier ;
Mais attendu qu'hormis cette affirmation, la société appelante n'établit pas l'existence d'une telle atteinte d'où serait résulté une diminution du prestige attaché à sa marque et une baisse constante de son chiffre d'affaire ;
Attendu qu'étant observé, par ailleurs, que l'appréciation de l'illicéité du trouble invoqué est liée à celle de la licéité du réseau de distribution sélective, qui échappe à la compétence du juge des référés, il n'en demeure pas moins que ne peut être analysée en un acte de publicité mensongère, constitutif d'un tel trouble, la mise en vente par la société Montgeron Distribution de produits de la marque Hermès portant sur leur emballage la mention qu'ils ne peuvent être vendus que par un distributeur agréé, dès lors que ladite société n'est pas l'auteur de ce message publicitaire dont il n'est pas établi qu'il ait été ou qu'il soit un facteur déterminant de la démarche des clients des Centres Leclerc ;
Attendu, dans l'hypothèse même où s'imposerait à l'évidence à la cour statuant en matière de référé la licéité du réseau de distribution sélective de la société CNP, que la concurrence déloyale alléguée, qui caractériserait le trouble manifestement illicite susceptible de justifier les mesures de remise en état demandées, ne peut résulter de la seule mise en vente de parfums de la marque Hermès en dehors du réseau organisé par le fabricant, dès lors que n'est pas rapportée la preuve de l'irrégularité de leur acquisition par la société Montgeron Distribution et que la société CNP indique même "ignorer la filière exacte" suivie par l'acheteur, auquel il ne peut donc être fait grief de s'être rendu complice de la violation par un ou par plusieurs distributeurs agréés de l'obligation contractuelle de ne vendre les parfums qu'au détail où à un autre vendeur agréé de l'un des pays de la CEE ;
Attendu que n'est pas davantage fondé le moyen selon lequel la société Montgeron Distribution a sciemment appliqué une " stratégie de démolition de structures commerciales concurrentes ", le principe énoncé à l'article 85 I du traité de Rome étant celui du libre jeu de la concurrence, auquel peut déroger le système de distribution sélective sous les conditions définies par la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour de justice des communautés européennes ;
Attendu qu'il suit de là que n'étant prouvées ni l'existence d'un dommage imminent ni celle d'un trouble manifestement illicite, la cour ne peut interdire à la société Montgeron Distribution de vendre les produits portant la marque de la société appelante, ni ordonner la mise sous séquestre de ceux détenus par la société intimée, ni désigner un expert en vue de rechercher, notamment, l'identité du ou des fournisseurs de ces parfums ; qu'il y a donc lieu de confirmer l'ordonnance attaquée ;
Attendu, toutefois, qu'il n'est pas inéquitable de laisser à la charge de la société Montgeron Distribution les frais non compris dans les dépens qu'elle a exposés devant la cour de renvoi ;
Décision
Par ces motifs : LA COUR, Confirme l'ordonnance entreprise ; Rejette toute autre demande ; Condamne la société CNP aux entiers dépens qui comprendront ceux exposés devant le premier juge, la Cour d'appel de Paris et la cour de renvoi.