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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 18 mai 1989, n° 87-4510

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Parfums Ungaro (SARL)

Défendeur :

Jean-Jacques Vivier (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bonnefont

Conseillers :

Mme Beteille, M. Gouge

Avoués :

SCP Parmentier-Hardouin, Me Ribaut

Avocats :

Mes Le Tarnec, Sulzer

T. com. Paris, du 15 janv. 1987

15 janvier 1987

LA COUR : - Faits et procédure de première instance :

Début 1983, la Société Parfums Ungaro lançait un parfum dénommé Diva présenté dans une boîte du genre écrin, de forme rectangulaire, de teinte blanc cassé, d'aspect parcheminé et comportant en relief la représentation du flacon qu'elle contient et dans sa partie inférieure un filet d'or torsadé au-dessous duquel figurent diverses mentions en lettres dorées.

Ayant eu connaissance par différentes publications de l'apparition sur le marché d'un parfum diffusé sous une présentation reproduisant dans la plupart de ses particularités celle de Diva, Ungaro faisait procéder le 21 octobre 1985 à une saisie-contrefaçon dans les locaux de la Société Jean-Jacques Vivier. Et le 3 décembre 1985, elle assignait celle-ci en concurrence déloyale, sollicitant plusieurs mesures de protection et de réparation.

L'acte introductif d'instance incriminait outre la présentation du parfum concurrent " Pour mon amour ", des textes publicitaires s'inspirant des thèmes développés à l'occasion du lancement de Diva.

La défenderesse, qui concluait au débouté, priait le Tribunal de lui allouer un million de dommages-intérêts pour procédure abusive et 25.000 Francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Le jugement critique :

Par son jugement du 15 janvier 1987, le Tribunal de Commerce de Paris a entre autres dispositions :

- dit que les agissements de la Société Jean-Jacques Vivier ne constituent pas des actes de concurrence déloyale,

- débouté les Parfums Ungaro de leur demande,

- condamné les Parfums Ungaro à payer à Jean-Jacques Vivier 5.000 Francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civil.

L'appel :

Appelante du jugement par déclaration du 16 février 1987, la Société Parfums Ungaro conclut qu'il plaise à la Cour l'infirmer, retenir à l'encontre de la Société Jean-Jacques Vivier des faits de concurrence déloyale, prononcer les mesures d'interdiction et de confiscation d'usage et lui allouer une provision de 500.000 Francs avant expertise en ordonnant la publication de l'arrêt. Elle réclame la somme de 20.000 Francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Intimée, la Société Jean-Jacques Vivier conclut au rejet de l'appel et à la confirmation de la décision attaquée en ce qu'elle a débouté les Parfums Ungaro de l'ensemble de leurs demandes. Incidemment appelante, elle sollicite un million de Francs pour procédure abusive et 15.000 Francs en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Sur ce LA COUR :

Qui pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties se réfère au jugement critiqué et aux écritures d'appel ;

Considérant que pour débouter les Parfums Ungaro, les premiers juges ont relevé sur les boîtes en comparaison, à côté de ressemblances, des différences excluant que l'acheteur d'attention et de culture moyennes ait pu confondre " Pour mon amour " avec " Diva " ou même imaginer que les deux parfums faisaient partie de la même gamme ;

Qu'ils ont donc consacré une conception restrictive de la concurrence déloyale dans laquelle le comportement de l'opérateur économique ne devient répréhensible que s'il provoque la confusion entre son produit et celui du concurrent ;

Considérant cependant que la recherche de la confusion n'est pas la seule forme de concurrence déloyale et la seule exception apportée à la liberté d'action de quiconque s'efforce d'accroître sa part de marché au détriment d'autrui ; qu'il n'est pas vrai que hors du champ des droits privatifs générateurs de monopoles, tout soit permis au nom de la liberté du commerce sauf d'amener le client à se méprendre sur la provenance de ce qui lui est offert;

Considérant que la concurrence est un jeu qui, comme tout autre, repose sur une obligation générale de loyauté, l'article 10 bis de la Convention d'Union de Paris imposant aux pays de l'Union d'assurer à leurs ressortissants une protection effective contre tout acte de concurrence contraire aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale ;

Considérant qu'il y a faute engageant la responsabilité dans les termes de l'article 1382 du Code civil à s'appuyer sur les initiatives et les efforts d'un concurrent pour entamer ses positions commerciales ; qu'il en va ainsi lorsque dans la réalisation d'un objet, l'auteur, au lieu de donner libre cours à ses facultés créatives, les met en sommeil et conduit un processus d'élaboration asservi à l'imitation de l'œuvre d'autrui, cette démarche intellectuelle fournissant l'impulsion au travail créateur et lui servant de guide ; qu'une telle manière d'opérer n'appelle pas seulement un blâme d'ordre moral car elle vise à profiter des frais d'études et de mise au point assumés par le concurrent et à s'en faire une arme contre lui en même temps qu'elle évite le risque d'un échec de la commercialisation dans la mesure où celle-ci porte sur un produit proche d'un autre dont on sait qu'il a les faveurs du public; qu'en fait il s'agit d'un parasitisme économique qui, à l'instar du parasitisme observé dans le règne végétal ou animal, s'analyse en une prise de la substance de l'autre ainsi appauvrie et parfois même conduite au dépérissement;

Considérant que ce procédé est inadmissible quand bien même, après la phase d'imitation servile ou quasi-servile, le parasite a libéré sa créativité pour prévenir le grief de recherche de confusion grâce à des modifications de l'œuvre imitante au demeurant point trop coûteuses pour réduire à rien les économies procurées par le plagiat et de plus suffisamment limitées pour que soit conservée une ressemblance d'ensemble maintenant le produit dans le sillage du succès obtenu par le concurrent ; que le jeu de la libre concurrence s'en trouve faussé ;

Considérant qu'en l'espèce la condamnation du parasitisme s'impose avec d'autant plus de vigueur :

- que la présentation du parfum, c'est-à-dire le flacon et la boîte le contenant, compte aux yeux de la clientèle autant, sinon plus, que les impressions,

- qu'aussi bien, comme le confirment les documents mis aux débats, tous les parfumeurs ont choisi dans leurs publicités non de vanter des senteurs mais de souligner la beauté de l'emballage,

- que la protection de l'effort économique revêt d'autant plus d'acuité depuis que l'évolution technique et psychosociologique contraint, pour le lancement d'un parfum, à d'onéreuses études de marché et surtout à un accompagnement publicitaire, eu égard aux canaux utilisés, est beaucoup plus coûteux que naguère, les avantages tirés du parasitisme étant à la mesure des investissements consentis par celui qui en est la victime.

Considérant que ces principes étant posés, il échet de constater que Jean-Jacques Vivier a adopté pour emballage non seulement un écrin rectangulaire d'un blanc cassé extrêmement voisin de celui choisi par Ungaro et comportant en relief la représentation des stries du flacon et à sa partie inférieure deux liserés dorés et torsadés et des mentions en lettres dorées mais encore un flacon qui aussi bien pour le corps que pour le bouchon présente des stries dont la forme et l'orientation lui confèrent un aspect très proche de celui offert par le flacon Ungaro ; que certes, Ungaro n'est pas le concepteur du flacon et ne prétend pas l'être mais fait à juste titre observer que la forme existant déjà, Jean-Jacques Vivier ne l'a choisie qu'après l'apparition de Diva sur le marché en 1983 et en modifiant le bouchon, initialement prévu à vis, ce qui accentue la ressemblance ;

Considérant que les points communs rappelés ci-dessus tendent, malgré les différences exactement notées dans le jugement, à conférer aux présentations des parfums en cause une ressemblance d'ensemble tout à fait frappante et qui n'est pas le fruit d'un hasard mais résulte du dessein très manifeste de Jean-Jacques Vivier de reproduire les caractéristiques essentielles d'un article de prestige de telle sorte qu'un air de famille situe le produit imitant au niveau du produit imité dont la notoriété est ainsi exploitée ; que dans l'emballage de Diva la réunion d'éléments en eux-mêmes banals aboutit à une singularité de l'aspect d'ensemble interdisant à Jean-Jacques Vivier de prétendre que Ungaro veut faire protéger un genre ;

Considérant en conséquence que si la publicité mise en œuvre par la Société Jean-Jacques Vivier, en dépit de plusieurs termes soulignés par son adversaire, ne justifie pas de manière évidente l'incrimination dont elle est l'objet, il faut en revanche conclure qu'en offrant en vente et en vendant le parfum " Pour mon amour " dans un flacon et une boîte imitant ceux de Diva, ladite société a eu un comportement parasitaire contraire aux usages honnêtes du commerce et constitutif de concurrence déloyale;

Considérant que le jugement étant par suite infirmé, il sera accordé aux Parfums Ungaro les mesures de protection qu'ils sollicitent ;

Considérant que la Cour a les éléments suffisant pour, sans recourir à une expertise, évaluer le préjudice des Parfums Ungaro qui sera réparé par l'allocation de l'indemnité fixée au dispositif qui précisera d'autre part les modalités de la publication de l'arrêt ordonnée aux frais de la Société Jean-Jacques Vivier à titre de complément de dommages-intérêts ;

Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de l'appelante les frais non compris dans les dépens exposés en justice pour la défense de ses légitimes intérêts ; que la Société Jean-Jacques Vivier sera condamnée à lui payer au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile le montant justifié indiqué ci-dessous ;

Par ces motifs : Infirmant le jugement sur l'appel bien fondé de la Société Parfums Ungaro ; Dit que les agissements de la Société Jean-Jacques Vivier et en particulier l'imitation par elle, pour la présentation du parfum " Pour mon amour ", de celle du parfum Diva de Ungaro constituent des faits de concurrence déloyale ; Interdit à la Société Jean-Jacques Vivier d'exploiter à quelque titre et sous quelque forme que ce soit le flacon et la boîte imitant ceux de Ungaro et ce sous astreinte de 500 Francs par infraction constatée à compter de la signification de l'arrêt ; Ordonne la destruction, sous contrôle d'huissier de justice et aux frais de la Société Jean-Jacques Vivier des flacons et boîtes condamnés et ce sous astreinte de 5.000 Francs par jour de retard à compter de la signification de l'arrêt ; Condamne la Société Jean-Jacques Vivier à payer à la Société Parfums Ungaro une indemnité de 80.000 Francs et la somme de 16.000 Francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; Ordonne la publication de l'arrêt par extraits dans trois journaux ou périodiques, français ou étrangers, au choix de la Société Parfums Ungaro et aux frais de la Société Jean-Jacques Vivier dans la limite de 15.000 Francs par insertion et ce à titre de complément de dommages-intérêts ;Dit que la Société Jean-Jacques Vivier supportera les dépens de première instance et d'appel ; Admet la SCP Parmentier-Hardouin, avoué, au bénéfice de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.