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Décisions

CA Rennes, 1re ch. A, 14 février 1989, n° 3379-86

RENNES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Leménager, Syndicat National des Agents Généraux de la Préservatrice Foncière, La Préservatrice Foncière

Défendeur :

UAP, Heuze, Chatel

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lelion

Conseillers :

M. Etienne, Mme Lefevre

Avoués :

Mes Gautron, Chaudet, Gautier, d'Aboville, de Moncuit-Saint Hilaire

Avocats :

Mes Durand, Lecoq, SCP Rodallec Gosselin Malapert, SCP Abegg Leguy Masson.

TGI Rennes, du 14 avr. 1986

14 avril 1986

Faits et procédure

Le 1er janvier 1976, Lemenager a été nommé agent général de la compagnie d'assurances " La Préservatrice " pour l'agence de Rennes, Heuze étant alors inspecteur régional de la même compagnie et Chatel son agent général pour l'agence de Chartres De Bretagne.

Au mois de juillet 1980, Heuze et Chatel se sont associés en qualité d'agents généraux de la compagnie d'assurances UAP à Rennes, l'agence de la compagnie La Préservatrice à Chartres De Bretagne étant supprimée et son portefeuille réparti entre l'agence de Lemenager et une autre agence de Rennes.

Au mois de juillet 1982, Brougalay, entrepreneur de travaux publics à Bais, assuré depuis plusieurs dizaines d'années, à titre personnel et pour ses entreprises, auprès de la compagnie La Préservatrice dont il constituait le principal client de l'agence dirigée par Lemenager, a fait connaître à celui-ci son intention de résilier ses polices en faveur de la compagnie UAP, ce qu'il a fait auprès de l'agence Heuze et Chatel au fur et à mesure des dates d'échéances de ses divers contrats.

Estimant que la perte d'une importante partie de son portefeuille était due à des actes de concurrence déloyale des anciens agents de la compagnie La Préservatrice, Lemenager a assigné Heuze et Chatel, ainsi que la Cie UAP comme civilement responsable, en paiement de dommages-intérêts en réparation de son préjudice. Le syndicat national des agents de La Préservatrice Foncière s'est joint à cette action en réclamant un franc à titre de dommages-intérêts. La Compagnie La Préservatrice est elle-même intervenue à l'instance.

Par jugement du 14 avril 1986, le Tribunal de Grande Instance de Rennes :

- s'est déclaré compétent,

- a débouté Lemenager, le syndicat national des agents généraux de La Préservatrice et la Cie La Préservatrice Foncière de leurs demandes,

- a débouté Heuze et Chatel de leur demande reconventionnelle et de leur demande au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile,

- a condamné in solidum les demandeurs à l'action aux dépens.

Lemenager, le syndicat national des agents généraux de la Préservatrice Foncière, la Compagnie Préservatrice Foncière ont interjeté appel de cette décision. Heuze et Chatel ont relevé appel incident.

Objet des appels et moyens des parties

Lemenager conclut que la Cour, infirmant le jugement, condamne Chatel et Heuze, ou l'un à défaut de l'autre, et l'UAP à lui payer la somme de 250 000 F avec intérêts de droit en réparation de son préjudice matériel et moral, et celle de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Le syndicat national des agents généraux de La Préservatrice Foncière demande la condamnation des mêmes à lui payer la somme d'un franc, outre celle de 5 000 F par application de l'article 700 susvisé.

Ils font valoir que les agissements de Chatel et Heuze tombent sous le coup des articles 1382 et 1383 du code civil, par concurrence déloyale ; ils leur font grief d'avoir manqué à leur obligation de ne pas démarcher un assuré de la compagnie dont ils avaient été les agents. Ils invoquent l'existence d'actes positifs de démarchage à l'égard de Brougalay, auxquels s'ajoutent des procédés frauduleux destinés à emporter le consentement de ce client sur le transfert des polices, comme la décision irrégulière de la municipalité de Chartres de Bretagne, dont Chatel est le maire, de lui confier d'importants travaux de terrassement portant sur une somme de 545 476 F. Lemenager invoque un préjudice moral du fait des agissements de Chatel et Heuze qui ont fait l'objet d'une mise en demeure de la part de la Fédération nationale d'avoir à se conformer à la déontologie.

La Compagnie Préservatrice Foncière conclut à la réformation du jugement et à la condamnation de Chatel, Heuze et de l'UAP à lui payer la somme de 562 000 F en réparation de son préjudice, et celle de 5 000 F en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Elle déclare adhérer aux conclusions prises par Lemenager et le syndicat ; elle indique que les agissements de ses anciens inspecteur et agent lui ont occasionné un préjudice propre par la perte des contrats concernant son ancien assuré Brougalay.

De leur côté, Heuze et Chatel demandent la confirmation du jugement en ce qu'il a débouté les appelants de leurs demandes, mais, appelants incidents, ils concluent à la condamnation de Lemenager, de la Compagnie La Préservatrice Foncière et du syndicat des agents généraux de cette compagnie, au paiement de la somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts, et de celle de 8 000 F par application de l'article 700.

Ils répliquent qu'il n'y a jamais eu de leur part d'acte positif de concurrence pouvant être qualifié de déloyal, et que le transfert des polices de La Préservatrice à l'UAP doit être considéré comme tenant essentiellement au fait que les offres émanant de l'UAP étaient plus avantageuses que celles pratiquées par l'autre compagnie, tant au niveau des primes que des garanties offertes. Ils indiquent qu'il appartenait à Brougalay de choisir en vertu des règles normales de concurrence la compagnie qui lui offrait les meilleures garanties et conditions. Ils ajoutent qu'en l'absence de toute indication sur le procédé d'évaluation du préjudice allégué, les possibilités de vérification des commissions perdues s'avèrent impossibles. Ils invoquent eux-mêmes un préjudice moral et commerciale résultant de l'action engagée contre eux.

La compagnie d'assurances Union des Assurances de Paris conclut à la confirmation du jugement en toutes ses dispositions.

Elle fait observer que les liens entre Heuze et Chatel et l'assuré Brougalay étaient fort anciens et qu'ils n'ont eu aucune influence sur la conclusion des contrats au profit de l'UAP Elle prétend que la raison essentielle du transfert des polices est constituée par une couverture différente des risques, plus importantes et plus appropriée, accordée par l'UAP. Elle fait valoir que la concurrence déloyale exige que l'activité de l'agent soit illicite, alors que le dossier ne contient pas la preuve de tels agissements. Elle rejette toute responsabilité qui découlerait des agissements de ses agents généraux, si la Cour venait à réformer le jugement.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens et prétentions des parties, la Cour se réfère au jugement et aux conclusions figurant au dossier.

Discussion

1°) Sur la responsabilité :

Considérant que Chatel et Heuze se sont rétablis dans la circonscription de l'ancienne agence du premier pour y faire directement ou indirectement de la présentation d'opérations d'assurances pour le compte de la compagnie UAP ; que toutefois l'un avait renoncé à toute indemnité compensatrice, tandis que le second n'était pas soumis aux règles de non établissement édictées par l'article 48 bis de la convention nationale collective des inspecteurs du cadre des sociétés d'assurances ;

Que ni l'un ni l'autre n'étaient donc assujettis à une obligation de non- concurrence vis-à-vis de la compagnie La Préservatrice Foncière ;

Que, libres de toutes obligations à l'égard de cette Compagnie, il appartenait néanmoins à cet ancien agent général et à cet ancien inspecteur régional d'exercer leur nouvelle activité dans les limites et le respect d'une concurrence exempte de déloyauté ;

Considérant qu'à cet égard, à l'occasion d'une enquête judiciaire menée contre lui pour ingérence, Chatel a expressément reconnu, dans sa déposition du 7 mai 1984 devant les services de police, que c'est au cours d'une démarche qu'il avait faite auprès de son ancien client Brougalay en 1981 que celui-ci lui avait dit son intention de lui confier une partie de ses contrats d'assurance si les tarifs proposés lui semblaient avantageux ;

Que Chatel et Heuze ont confirmé, dans une lettre adressée le 1er octobre 1982 au Président du Syndicat des agents généraux d'assurances, qu'ils avaient bien sollicité ce client de l'ancienne agence dirigée par Chatel ; qu'il y est indiqué spécialement : " M. Chatel, il y a quelques mois, a fait ses offres de service à M. Brougalay " ;

Que la correspondance adressée par ce dernier le 9 juin 1984 à l'inspecteur de police chargé de l'enquête corrobore l'existence du démarchage, admis par Chatel et Heuze, pour inciter l'intéressé à transférer ses polices à la compagnie qu'ils représentaient depuis 1980 ; que l'auteur de la lettre y écrivait notamment : " Le 25 mai 1982, l'UAP représentée par Chatel - Heuze, après de nombreuses visites, nous présenta pour la même garantie une proposition... qui donnait un écart de 95 975 F au bénéfice de l'UAP " ;

Qu'en outre les pièces produites laissent penser que, pendant plusieurs mois, Chatel et Heuze, qui connaissaient exactement les conditions des contrats d'assurances liant l'entreprise et la famille Brougalay à la Compagnie La Préservatrice, se sont livrés auprès du représentant des assurés à des comparaisons de tarifs et de garanties proposées respectivement par la compagnie précitée et par l'UAP ;

Que, par cet effort permanent de démarchage et l'indication que les primes de la compagnie UAP seraient inférieures à celles de la compagnie La Préservatrice pour des garanties prétendument supérieures, Chatel et Heuze ont provoqué la résiliation des polices constituant une part essentielle du portefeuille Lemenager ;

Qu'il ressort de l'ensemble de ces éléments et circonstances que les deux agents généraux intimés n'ont pas observé le comportement qui aurait dû être le leur vis-à-vis d'un ancien client, dès lors qu'ils exerçaient leur nouvelle activité dans la même zone, dans la même branche, et au sein d'une clientèle semblable à la précédente ; qu'ils n'ont pas satisfait à cette obligation de réserve et de loyauté qui s'imposait à eux, en sollicitant avec insistance l'assuré le plus important de l'ancienne agence de Chatel, agissements révélateurs de leur volonté de reprendre une part très notable, représentant une trentaine de contrats et des primes annuelles d'un montant total de 471 569 F, de l'ancienne clientèle sur laquelle ils n'avaient pourtant plus de droit ;

Qu'ainsi, contrairement à l'appréciation des premiers juges, il existe des présomptions suffisantes que Chatel et Heuze se sont livrés à des procédés constitutifs de concurrence déloyale ;

Que telle a d'ailleurs été l'opinion de la commission d'arbitrage de la Fédération nationale des syndicats d'agents généraux qui, saisie par Lemenager, a, dans sa séance du 15 juin 1983, adressé à Chatel et à Heuze l'avertissement d'avoir à cesser immédiatement leur comportement, caractérisé par "des procédés manifestement abusifs et ayant, à la limite, un caractère déloyal " ;

Qu'il seront condamnés à réparer les conséquences dommageables de leurs agissements concertés, et déboutés de leurs prétentions qui ne sont pas compatibles avec les motifs ci-dessus ;

Considérant qu'en vertu de l'article L. 511-1 du code des assurances, lorsque le mandataire d'une compagnie procède à la présentation d'opérations d'assurances, le mandant est civilement responsable, dans les termes de l'article 1384 du code civil, de la faute, de l'imprudence ou de la négligence de ce mandataire agissant en cette qualité, lequel est considéré comme un préposé, nonobstant toute convention contraire ;

Que la compagnie UAP doit donc répondre des faits de concurrence déloyale retenus à l'égard de ses mandataires au cours de la présentation de leurs opérations d'assurances ; qu'elle sera, avec ses agents généraux, condamnée in solidum à réparer le dommage qui en est résulté ;

2°) Sur le préjudice :

Considérant que, du fait du détournement de clientèle opéré par Chatel et Heuze au profit de l'UAP, Lemetayer a perdu la chance qu'il avait que l'entreprise et la famille Brougalay demeurent, ce qu'ils étaient depuis plusieurs dizaines d'années, assurés à la compagnie La Préservatrice Foncière par trente contrats qui, jusqu'en 1983, procuraient à l'agent général concerné des commissions annuelles d'un montant de 92 254 F ;

Que l'allocation de la somme de 180 000 F assurera la réparation adéquate du préjudice subi par Lemetayer du fait de la résiliation de ces polices ;

Qu'il y a lieu de faire droit également à la demande du syndicat national des agents généraux de la Préservatrice Foncière en paiement de la somme d'un franc en réparation du préjudice moral porté à la profession dont il défend l'intérêt collectif ;

Que la compagnie La Préservatrice Foncière subit elle-même un dommage propre en perdant la chance de conserver la clientèle de Brougalay dont les dernières primes annuelles hors taxes s'élevaient à 471 569 F ; que la compagnie ne fournit cependant aucune indication sur le coût des sinistres annuellement indemnisés par elle au titre de ces contrats ; qu'au vu de ces éléments, l'allocation de la somme de 50 000 F constituera la complète réparation de son préjudice ;

3°) Sur les dépens et les frais non répétibles

Considérant que Chatel, Heuze et la compagnie UAP qui succombent supporteront les dépens ;

Qu'en outre, l'équité commande d'allouer à Lemenager, au syndicat appelant et la compagnie La Préservatrice Foncière, le remboursement des frais, non compris dans les dépens, qu'ils ont exposés pour la défense de leurs intérêts ;

Décision

Par ces motifs: En la forme, reçoit les appels ; Au fond, infirme le jugement et statuant à nouveau, Condamne in solidum Chatel Heuze et la compagnie Union des Assurances de Paris à payer :1°) à Lemenager la somme de 180 000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 5 000 F en remboursement de ses frais non répétibles, 2°) au syndicat national des agents généraux de La Préservatrice Foncière la somme d'un franc à titre de dommages-intérêts et celle de 2 500 F en remboursement de ses frais non répétibles, 3°) à la compagnie la Préservatrice Foncière la somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 1 500 F en remboursement de ses frais non répétibles ; Déboute Chatel et Heuze de leur demande de dommages-intérêts ; Condamne Chatel, Heuze et la compagnie UAP aux dépens de première instance et d'appel.