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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 21 mai 2002, n° ECOC0200179X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

TDF (SA)

Défendeur :

Antalis (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lacabarats

Conseillers :

Mmes Penichon, Delmas-Goyon

Avoués :

Me Teytaud, SCP Fisselier-Chiloux-Boulay

Avocats :

Mes Bensoussan, De La Laurencie.

CA Paris n° ECOC0200179X

21 mai 2002

Après avoir, à l'audience publique du 30 Avril 2002, entendu les conseils des parties, les observations de Madame le représentant du Ministre chargé de l'Economie et celles du Ministère public, les conseils des parties ayant eu la parole en dernier la société Antalis, dont l'objet social est notamment "la fourniture de toutes prestations de caractère technique relatives à la transmission, la diffusion, la distribution, la production, le traitement et la réception d'images, de sons et de données sur tous supports ", a, par lettre du 10 janvier 2002, saisi le Conseil de la concurrence (le Conseil) de pratiques mises en œuvre par la société Télédiffusion de France (TDF), dans le secteur des infrastructures de diffusion technique par voie hertzienne terrestre des services de télévision, et notamment du manque de transparence et du caractère excessif des prix de son offre d'hébergement sur ses sites de diffusion, dénommée DiGiSiTV, contraires, selon elle, aux dispositions des articles 81 du traité CE et L. 420-2 du code de commerce. Accessoirement à cette saisine au fond, la société Antalis a sollicité le prononcé de mesures conservatoires tendant, pour l'essentiel, à enjoindre à TDF d'offrir une prestation permettant aux opérateurs tiers l'exercice d'une concurrence effective,

Par décision n° 02-MC-04 du 11 avril 2002, le Conseil a enjoint à la société TDF de "communiquer à toute entreprise qui en fait la demande une offre de prestation d'accueil concernant, au moins, les sites de diffusion hertzienne installés sur les 29 premières zones de diffusion définies par le CSA dans sa décision du 24 juillet 2001, détaillée poste par poste et intégrant des conditions tarifaires établies de manière objective, transparente et non discriminatoire, à un prix en rapport avec les coûts directs et indirects des prestations offertes, y compris une rémunération raisonnable du capital engagé";

La société TDF a formé un recours, par voie d'assignation, à l'audience du 30 avril 2002, à l'encontre de cette décision. Elle demande à la cour, à titre principal, l'annulation de la décision du Conseil. Elle sollicite, à titre subsidiaire, sa réformation et en conséquence :

- d'exclure de l'injonction prononcée les deux sites saturés de Caen CHU et de Toulouse Bonhoure ainsi que les huit sites pour lesquels existe une offre alternative à celle de TDF,

- de dire que TDF bénéficiera d'un délai d'un mois à compter de la notification de l'arrêt de la cour d'appel à intervenir, délai augmenté d'un mois pour tenir compte des demandes spécifiques de chaque opérateur, des études de faisabilité à réaliser et des investissements à définir, pour satisfaire à l'injonction qui serait prononcée,

- de condamner TDF à lui payer la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

La société Antalis par des écritures du 30 avril 2002, demande à la Cour de confirmer la décision du Conseil et de condamner la société TDF à lui verser la somme de 50 000 euros sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Le ministre de l'Economie et le ministère public ont été entendus en leurs observations orales tendant au rejet du recours. La requérante a eu la parole en dernier.

SUR CE, La Cour,

Sur l' intérêt à agir

Considérant que la société Antalis a justifié venir aux droits de la SAS 3 Wave, à la suite de la transmission universelle du patrimoine de cette société à son associé unique, la société PLFC & Co, intervenue le 17 décembre 2001, laquelle a pris le nom d'Antalis le même jour, décision publiée au BALO des 5, 6 et 7 janvier 2002, et dont TDF a été avisée par lettre du 17 décembre 2001 ; que la requérante avait, le 10 janvier 2002, date de la saisine, un intérêt à agir certain et actuel, celui-ci s'appréciant indépendamment de la publicité des actes au registre du commerce ; qu'en conséquence, le moyen tiré du défaut d'intérêt à agir ne peut être accueilli ;

Sur le marché

Considérant que c'est à juste titre, par des motifs pertinents que la cour adopte, que le Conseil a, en l'état de l'instruction, distingué un marché français de la distribution de services techniques de la télévision numérique terrestre (TNT) et relevé que TDF était susceptible de détenir une position dominante sur les marchés connexes de la diffusion hertzienne analogique des chaînes de télévision;

Que TDF, en se bornant à affirmer, dans ses écritures, que "la télévision numérique est un secteur spécifique, émergent et à risque" et que "chaque zone definie par le CSA doit être traitée de façon indépendante en fonction des contraintes techniques de chaque zone", n'apporte aucun élément de nature à combattre l'analyse effectuée par le Conseil selon laquelle les candidats à la diffusion technique de la TNT devront être en mesure, pour répondre à la demande de prestation globale des éditeurs de programmes, telle qu'elle ressort de leurs courriers (pièces 5-1 à 5-8, Antalis), de leur proposer les services d'un réseau de diffusion afin d'assurer l'objectif de couverture nationale prévu dans l'appel de candidatures lancé par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) le 24 juillet 2001 ;

Que, par ailleurs, la position dominante susceptible d'être détenue par TDF sur les marchés de la diffusion hertzienne analogique des chaînes de télévision, loin d'être sans incidence sur le marché défini par le Conseil ainsi que le prétend la requérante, peut lui permettre, en utilisant le savoir-faire, la notoriété et l'avance technologique acquis sur les premiers marchés, de commettre des pratiques anticoncurrentielles sur le second, où, en tant que diffuseur technique, elle est en concurrence, pour le service fourni aux éditeurs de chaîne de télévision, avec les nouveaux opérateurs, lesquels sont également ses clients pour la prestation d'hébergement sur les sites de diffusion qu'elle détient;

Que, du reste, la principale contestation de TDF porte, non pas sur le marché tel que défini par le Conseil, mais précisément sur ce marché amont de la fourniture d'infrastructure, encore dénommé marché des sites pylônes, lequel ne formerait pas un marché unique mais serait constitué de marchés géographiquement distincts, dès lors que les sites de diffusion seraient reproductibles et qu'une offre alternative existerait sur certaines zones ; que, pour les mêmes raisons, ils ne constitueraient pas un réseau susceptible d'être qualifié d'infrastructure essentielle ;

Mais considérant que, quelle que soit la configuration du marché retenue finalement par le Conseil, il n'est pas, en l'état, contesté que TDF détient une majorité des sites nécessaires aux nouveaux opérateurs pour l'exploitation du service de diffusion technique; que ceux-ci ne sont pas aisément reproductibles par ces opérateurs, dans le temps qui leur est imparti par le Conseil supérieur de l'audiovisuel pour le lancement du marché, lequel a du reste sciemment privilégié l'utilisation des infrastructures existantes dans un souci d'efficacité ; qu'il n'est pas établi que les offres alternatives évoquées par TDF, qui portent sur un petit nombre de sites, soient substituables aux siennes en termes de qualité d'émission, compte tenu des différences existant quant à l'altitude des sites et quant au matériel utilisé (antennes, pylônes), et en termes de prix, les tarifs de la concurrence étant, pour certains, plus chers que ceux de TDF ainsi qu'il ressort de ses conclusions même (p. 31) ; qu'en l'état de l'instruction, il ne peut être exclu qu'au moins dans la phase de lancement du marché, cette entreprise ne détienne, sur ce marché amont, un avantage concurrentiel important par rapport à ses concurrents ou ne soit un partenaire obligé des nouveaux opérateurs pour de nombreux sites ;

Que, dès lors, il peut être déduit de la position de TDF sur l'ensemble des marchés connexes que cette entreprise pourrait disposer, à l'avenir, d'une puissance économique lui permettant, le cas échéant, de s'abstraire de la concurrence et de faire obstacle à l'entrée des concurrents sur le marché de la distribution des services techniques de la TNT ; qu'en revanche, à ce stade de l'instruction, la qualification d'infrastructure essentielle, qui repose sur la seule contrainte de délai imposée par le CSA pour le lancement du marché, apparaît insuffisamment étayée, dès lors que des possibilités de substitution réelles ou potentielles (duplication des sites) de l'infrastructure paraissent pouvoir être mises en place dans un délai raisonnable, même à des conditions moins avantageuses, ce qui n'a pas été exclu par les autorités de marché (observations CSA, pièce n° 2, TDF);

Sur les pratiques

Considérant que l'entreprise en position de domination a une responsabilité particulière envers le marché ; qu'elle ne doit pas mettre à profit cette situation pour vendre ses services à des prix prédateurs ou encore excessifs ou discriminatoires, de nature à interdire l'accès des opérateurs au marché ; qu'au regard de ces principes du droit de la concurrence et peu important que le secteur ne soit pas encore régulé, le Conseil a justement relevé que l'offre d'hébergement de site dénommée DiGiSiTV devait permettre à des diffuseurs techniques tels Antalis "de fournir dans des délais compatibles avec le calendrier fixé par le CSA un service de diffusion numérique des signaux audiovisuels".

Considérant, en l'espèce, qu'il n'est pas contesté par TDF que, malgré de multiples demandes émanant d'Antalis, le prix des différentes prestations composant son offre (locaux, pylônes, terrain, multiplexeur, feeders et antennes) n'a pas été décomposé alors que ces éléments techniques peuvent être dissociés et correspondent à des métiers différents ; que, par ailleurs, les calculs figurant aux pages 43 et suivantes des conclusions d'Antalis montrent des écarts significatifs entre coûts estimés et tarifs pratiqués, que l'on retienne la méthode des coûts complets ou des coûts marginaux, et alors même qu'Antalis a tenu compte partiellement des observations de TDF faites sur son étude, les autres critiques étant rejetées dans la mesure où cette entreprise a estimé avoir utilisé, pour sa démonstration, des méthodes de calcul neutres, intégré une marge raisonnable, ne pas avoir à supporter certaines charges déjà comptabilisées au titre de la diffusion en mode analogique ou a contesté le coût de certains investissements ;

Que c'est donc à bon droit, par des motifs que la cour fait siens, que le Conseil a considéré que les griefs dénoncés par Antalis concernant l'imprécision et le manque de transparence de l'offre ainsi que le caractère excessif des tarifs étaient susceptibles de caractériser des abus en relation avec une éventuelle position de domination de TDF;

Sur l'existence d'une atteinte grave et immédiate en relation avec les abus de domination

Considérant que, contrairement à ce que soutient TDF, les pratiques dénoncées doivent être en relation directe et certaine avec une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante, sans qu'il soit besoin de démontrer, à ce stade, leur caractère manifestement illicite;

Qu'en l'espèce, il suffit de constater que des pratiques de prix excessifs et non transparents concernant la prestation d'hébergement sur site, si elles étaient avérées, ont pour conséquence directe de renchérir le prix de l'offre des nouveaux opérateurs, dont elle est une composante, et donc de la rendre moins compétitive que celle de l'opérateur historique, alors qu'ils doivent proposer celle-ci rapidement aux éditeurs de chaînes, pour faire face aux délais impartis par le CSA ; qu'elles sont ainsi de nature à porter une atteinte grave et immédiate au secteur considéré, s'agissant, en l'espèce, d'un marché innovant et en voie de formation, que TDF, par sa double faculté de s'abstraire de la concurrence et de dresser des barrières à l'entrée, a la capacité de capter rapidement et en totalité, éliminant ainsi durablement toute possibilité de concurrence effective ;

Sur la mesure conservatoire

Considérant que, contrairement à ce qui est soutenu dans le mémoire en défense, l'énumération des mesures conservatoires figurant à l'article L. 464-1 du code de commerce n'est pas limitative et n'interdit pas au Conseil, en-sus des mesures de suspension et d'injonction de revenir à l'état antérieur, de prendre toutes décisions de nature à prévenir ou à redresser les situations économiques déviantes ; qu'en l'espèce, c'est à juste titre, que le Conseil, tenant compte des impératifs de la construction des nouveaux marchés, a décidé de replacer les opérateurs dans une position de négociation d'offres conformes à une saine concurrence, avant que cette dernière ne soit définitivement compromise ;

Qu'il ne saurait davantage être soutenu que cette mesure engage TDF dans des relations contractuelles définitives alors qu'elle se borne à lui demander de corriger l'offre présentée aux nouveaux opérateurs pour la rendre compatible avec les principes du droit de la concurrence; qu'ainsi l'autorité de marché ne s'est substituée ni à TDF pour l'élaboration de ses tarifs, ni aux opérateurs qui sont libres de les accepter ou de les refuser ; que ce moyen sera, en conséquence, écarté de même que celui d'imprécision de la mesure, celle-ci visant clairement les 29 sites définis par le CSA ;

Mais considérant,sur le principe d'orientation vers les coûts, que les mesures doivent être limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence; que si l'immédiateté et la gravité de l'atteinte à la concurrence commandent que TDF corrige son offre pour la rendre compatible avec le droit de la concurrence, elles n'imposent pas que le principe d'orientation vers les coûts lui soit appliqué dans toute sa rigueur alors qu'en l'état de l'instruction, la qualification d'infrastructure essentielle des sites de TDF n'est pas avérée;

Qu'en effet, alors que les pièces versées aux débats montrent la fragilité du secteur (pièces n° 18, TDF, 27 et 28, Antalis), l'application rigoureuse de ce principe est de nature à pénaliser injustement et irrémédiablement l'opérateur historique, qui doit exposer des dépenses pour aménager ses infrastructures et prendre des risques pour assurer la rentabilité des investissements réalisés qu elle peut également exercer un impact nocif sur la concurrence en décourageant l'investissement des opérateurs dans des installations performantes et, à terme, la performance technologique;

Considérant, néanmoins, que, si, dans l'attente des résultats de l'instruction, TDF ne peut être tenue d'orienter mécaniquement ses tarifs vers les coûts, la prise en considération de ces derniers constitue une précaution indispensable pour s'assurer que ceux-ci sont en conformité avec le droit de la concurrence, c'est-à- dire, s'agissant d'une société en position de domination, proportionnels à la valeur du service ; que, par ailleurs, il n'y a pas lieu d'exclure les sites sur lesquels existerait une offre alternative non plus que les sites que TDF prétend saturés, la Cour n'étant pas en mesure, en l'absence de justifications objectives, de porter une appréciation sur ces demandes ;

Considérant, en conséquence, que l'offre de prestation d'accueil devra, pour les sites de diffusion hertzienne, installés sur les 29 premières zones de diffusion définies par le CSA dans sa décision du 24 juillet 2001, être décomposée poste par poste (locaux, pylônes, terrain, multiplexeur, feeders et antennes) et proposer des conditions tarifaires établies de manière objective, transparente et non discriminatoire, à un prix proportionné à la valeur du service qu'elle rend ;

Qu'un délai d'un mois à compter de la présente décision sera accordé à TDF pour satisfaire à ces conditions, étant rappelé que ces mesures n'ont d'effet que pour la durée de la procédure ;

Considérant que l'équité commande de ne pas faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau code de procédure civile;

Considérant que, le ministère d'avoué n'étant pas obligatoire dans le cadre de la présente procédure, il en résulte que l'avoué d'Antalis ne peut exercer contre la partie condamnée aux dépens le droit de recouvrement direct prévu par l'article 699 du NCPC ;

Par ces motifs, Réforme la décision déférée, Statuant à nouveau, enjoint à la société TDF, dans le délai d'un mois, à compter de la présente décision, de communiquer à toute entreprise qui en fait la demande une offre de prestation d'accueil concernant les sites de diffusion hertzienne installés sur les 29 premières zones de diffusion définies par le CSA dans sa décision du 24 juillet 2001, décomposée poste par poste et comportant des tarifs établis de manière objective, transparente et non discriminatoire, à un prix proportionné à la valeur du service qu'elle propose; Rejette toutes autres demandes, Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, Déclare irrecevable la demande d'Antalis formée au titre de l'article 699 du nouveau code de procédure civile; Condamne TDF aux dépens.