Conseil Conc., 1 mars 2002, n° 02-D-15
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Pratiques relevées dans le secteur de la manutention des vracs solides au port autonome du Havre
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibérée sur le rapport oral de M. Taoumi, par M. Jenny, vice-président, présidant la séance, en remplacement de Mme Hagelsteen, empêchée, M. Nasse, vice-président, Mmes Boutard-Labarde, Flüry-Hérard, membres.
Le Conseil de la concurrence (section III A)
Vu la lettre enregistrée le 22 janvier 2001 sous le numéro F 1288 par laquelle la société Sogema a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques relevées dans le secteur de la manutention des vracs solides au port autonome du Havre ; Vu la lettre enregistrée le 7 novembre 2001 sous le numéro M 292 par laquelle la société Sogema a saisi le Conseil des mêmes pratiques et a demandé le prononcé de mesures conservatoires ; Vu le livre IV du code de commerce et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié pris pour l'application de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 ; Vu les observations présentées par les sociétés Sogema, CIPHA, SHGT et Havre manutention, par le port autonome du Havre et par le commissaire du Gouvernement ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement, les sociétés Sogema, CIPHA, SHGT, Havre manutention et le port autonome du Havre entendus au cours de la séance du 22 janvier 2002 ; Vu les autres pièces du dossier,
Considérant que le déchargement des navires transportant du charbon ou d'autres marchandises en vrac au port autonome du Havre implique plusieurs opérations et plusieurs intervenants ; que la première opération est la manutention de la marchandise qui permet le déchargement du navire ; que cette opération est réalisée par des entreprises manutentionnaires qui utilisent à cet effet, des outillages publics, tels que des grues, installées par le port autonome sur ses quais ; que l'utilisation de ces outillages publics suppose le paiement au port d'un certain nombre de redevances et taxes ;
Considérant que la seconde opération consiste à entreposer la marchandise dans un terminal doté de surfaces de stockage ; que le port autonome du Havre comporte deux terminaux, le MTV et le MC 6, pourvus de telles installations ; que l'installation dont est doté le MTV a fait l'objet d'une concession entre le port autonome du Havre et la société CIPHA, concession au titre de laquelle la société CIPHA est, notamment, autorisée à occuper le domaine public ; que l'installation dont est doté le terminal MC 6 appartient au port autonome mais qu'il en a confié la gestion à la société Capcol, qui y entrepose du charbon pour le compte d'EDF ;
Considérant que la convention conclue entre la société Capcol et le port autonome précise le niveau de la redevance et des taxes dues à ce dernier pour l'utilisation des outillages publics de déchargement ; qu'aux termes de cette convention, les redevances sont directement payées au port autonome par le manutentionnaire choisi par la société Capcol, en l'espèce la société Sogema ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que le manutentionnaire choisi par la société CIPHA, lorsque celle-ci utilise les outillages publics de déchargement installés sur le terminal MTV, bénéficie également d'un tarif préférentiel pour l'utilisation de ces outillages ; que le manutentionnaire est la société Havre manutention, filiale à 100 % de la société SHGT, elle- même actionnaire à 38,75 % de la société CIPHA ;
Considérant que lorsque l'outillage public de déchargement du terminal MTV est utilisé par un manutentionnaire autre que la société Havre manutention, le port autonome exige de ce manutentionnaire le paiement de redevances dont le montant est sensiblement plus élevé que dans les deux cas précédents ;
Sur la saisine au fond
Considérant que la société Sogema, qui a cherché à réaliser des opérations de manutention sur le terminal MTV, notamment dans le but de décharger du charbon destiné à EDF lorsque cette opération n'est pas possible sur le terminal MC 6, soutient en avoir été empêchée par les pratiques suivantes :
- le port autonome du Havre lui aurait refusé l'autorisation d'occuper une parcelle du domaine public portuaire à proximité de MTV, parcelle qui aurait été nécessaire au stockage du charbon ;
- le port autonome du Havre lui ferait payer, pour l'utilisation des outillages publics du MTV des redevances plus élevées que celles consenties à la société CIPHA ou à son manutentionnaire ;
- la société CIPHA ne lui autoriserait l'usage de son installation de stockage que pour autant que le manutentionnaire serait la société Havre manutention ;
Sur la compétence du Conseil de la concurrence
Considérant qu'en vertu de l'arrêt du Tribunal des conflits du 18 octobre 1999 ADP, les décisions par lesquelles les personnes publiques exercent la mission de service public qui leur incombe au moyen de prérogatives de puissance publique, même lorsque ces décisions constituent des actes de production, de distribution ou de service au sens de l'article L. 410-1 du code de commerce, ne relèvent pas de la compétence du Conseil de la concurrence ; qu'il en est de même des pratiques qui sont indissociables de ces décisions ;
Considérant que dans un arrêt du 16 mai 2000 SEMMARIS, la Cour de cassation a jugé "qu'ayant rappelé par des motifs non contestés que la SEMMARIS s'est vu confier la gestion du MIN de Paris - Rungis sur un domaine public qui lui a été concédé et qu'elle se trouve investie des pouvoirs d'administration et des prérogatives de puissance publique que lui confère son règlement intérieur pris conformément aux dispositions du décret n° 68-659 du 10 juillet 1968 portant organisation générale des marchés d'intérêt national et constaté que la contestation élevée par la NVSA devant le Conseil de la concurrence portait sur la décision de la SEMMARIS de soumettre l'exploitation de distributeurs automatiques dans le périmètre du marché à une convention d'installation et au paiement d'une redevance, la cour d'appel qui retient que cette décision constitue un acte de gestion du domaine public a par suite fait une exacte application de l'article 53 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 en décidant qu'un tel acte, dont l'appréciation de la légalité relève du juge administratif n'entrait pas dans le champ de compétence du Conseil de la concurrence, que le moyen. est inopérant en ses deux premières branches lesquelles tendent à faire trancher par l'autorité judiciaire un litige relevant des juridictions administratives" ;
Considérant que, dans sa décision n° 00-D-41 en date du 20 septembre 2000 relative à une saisine de la société Au Lys de France, le Conseil de la concurrence a retenu que "la fixation du niveau des redevances afférentes à l'occupation du domaine public fait partie des actes de gestion du domaine mettant en cause des prérogatives de puissance publique dont l'appréciation ne relève que de la juridiction administrative ; qu'il en est de même des décisions refusant d'accorder un droit d'occupation sur le domaine public" ; que, dans sa décision n° 01-MC-02 en date du 1er juin 2001 relative à une saisine et à une demande de mesures conservatoires présentées par la société Vedettes inter-îles vendéennes, le Conseil a considéré que "la RDPEV occupe, à Port Joinville, une partie de la gare maritime qui fait partie du domaine public portuaire et qui est gérée, depuis le 1er juillet 1997, par le département de la Vendée ; que ce contrat d'occupation a été signé en 1997 pour une durée de 10 ans ; que les actes qui se rattachent à la gestion du domaine public requièrent l'usage de prérogatives de puissance publique et relèvent dès lors de la compétence des juridictions administratives ; qu'en conséquence, le Conseil de la concurrence n'est pas compétent pour se prononcer sur la licéité au regard du droit de la concurrence des actes accomplis par le conseil général de Vendée, ainsi que des pratiques qui s'y rattachent directement" ; que, dans sa décision n° 01-D-78 en date du 6 décembre 2001 relative à des pratiques de l'Insee concernant les conditions de commercialisation des informations issues du répertoire Insee, le Conseil de la concurrence a estimé que "d'une part, la diffusion par l'Insee, qui est une direction générale du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, auprès de tiers, d'informations sur les entreprises, organismes publics et leurs établissements issus du répertoire Sirene s'inscrit dans le prolongement de ses missions de service public ; que d'autre part, la fixation unilatérale, par arrêté ministériel, du prix d'une prestation de services qui ne peut faire l'objet d'aucune négociation et peut être modifié unilatéralement à tout moment, y compris en cours de contrat, révèle par elle même l'exercice d'une prérogative de puissance publique ; que cette constatation est confortée par l'examen des conditions générales de commercialisation prévues par l'arrêté du 16 août 1998 et qui complètent le dispositif de celui-ci, lesquelles comportent des dispositions qui conduisent à une situation contractuelle marquée par un déséquilibre flagrant en faveur de la partie publique ; qu'il suit de là que le Conseil de la concurrence n'est pas compétent pour se prononcer sur la demande des sociétés Cegedim et Direct Mail Promotion tendant à faire constater la non conformité de l'arrêté du 11 août 1998 aux dispositions de l'article L. 420-2 du code de commerce " ;
Considérant, en premier lieu, qu'au nombre des pratiques reprochées au port autonome du Havre, établissement public chargé notamment de la gestion du domaine public portuaire, figure un refus d'autoriser l'occupation du domaine public ; qu'il résulte de la jurisprudence rappelée ci-dessus qu'une telle décision ne relève pas de la compétence du Conseil de la concurrence ;
Considérant, en second lieu, que la société Sogema reproche également au port autonome des décisions ayant consisté, soit à lui appliquer des tarifs d'utilisation des outillages publics qu'elle juge trop élevés soit, au contraire, à avoir consenti des tarifs privilégiés à la société CIPHA et aux manutentionnaires retenus par elle ; qu'il résulte de l'instruction, d'une part, et contrairement à ce qui a été allégué en défense, que le contrat de concession ayant autorisé la société CIPHA à occuper le domaine public ne comporte ni dans le corps du contrat ni dans le cahier des charges aucune stipulation relative au montant des redevances que les manutentionnaires doivent verser au port pour l'utilisation des outillages de déchargement ; que, d'autre part, les redevances pour utilisation des outillages de déchargement ne font pas l'objet d'une fixation "qui ne peut faire l'objet d'aucune négociation" au sens de la décision 01-D-78 précitée ; qu'au contraire, le niveau de ces redevances varie considérablement d'un opérateur à un autre et résulte bien de négociations ; que ces redevances, par ailleurs, ne sont pas relatives à l'occupation du domaine public mais à l'utilisation d'outillages dans des conditions qui ne diffèrent en rien de celles qui peuvent se rencontrer lorsque deux opérateurs privés nouent des relations contractuelles pour l'utilisation temporaire d'une machine ou d'une installation ; que, dans ces conditions, le Conseil de la concurrence est compétent pour connaître des pratiques tarifaires du port autonome du Havre alléguées dans la saisine ;
Sur la présence d'éléments probants dans la saisine
Considérant qu'à ce stade de l'instruction, il n'est pas exclu qu'il existe un marché pertinent des services portuaires destiné au déchargement du charbon, limité, soit au port du Havre lui-même, soit à la basse vallée de la Seine ; qu'au moins dans le premier cas, il n'est pas exclu que le port autonome du Havre détienne, sur ce marché, une position dominante ;
Considérant que les éléments fournis par la partie saisissante permettent de déduire, en première approximation, que le port autonome du Havre pratique des tarifs différents selon que les manutentionnaires sont ou non liés à des entreprises qui gèrent des sites de stockage de vrac ; que ces éléments sont de nature, au stade actuel de la procédure, à laisser penser qu'il n'est pas exclu que le port autonome ait abusé de sa position dominante éventuelle ;
Considérant, de même, qu'il n'est pas exclu, au vu des informations apportées par la saisissante, qu'une ou plusieurs sociétés opérant sur le port autonome du Havre se soient entendues entre elles ou avec ce dernier en vue de rendre difficile à la société Sogema l'accès à un éventuel marché pertinent de la manutention de vrac sur les terminaux du port ;
Sur la demande de mesures conservatoires
Considérant que la société Sogema expose que le contrat la liant à CAPCOL pour l'utilisation du terminal MC 6 arrive à échéance le 31 décembre 2001 ; que l'impossibilité pour la Sogema de bénéficier de tarifs équivalents à ceux consentis à CIPHA au MTV pourrait amener CAPCOL à ne pas renouveler le contrat qui lie les deux sociétés ; que la Sogema demande au Conseil d'enjoindre au port autonome du Havre, en application de l'article L. 464-1 du code de commerce, de facturer à tout utilisateur de l'outillage public du poste Multivrac le tarif public afin d'assurer l'égalité de traitement des usagers ;
Considérant qu'aux termes de l'article L. 464-1 du code de commerce dans sa rédaction issue de la loi du 15 mai 2001, les mesures conservatoires "ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante"; que les mesures susceptibles d'être prises à ce titre "doivent rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence"</stong>;
Considérant que la société Sogema, qui exploite elle-même un terminal charbonnier sur le port autonome de Rouen, n'établit pas qu'elle serait menacée dans son existence par les pratiques dénoncées ; que son intervention en tant que manutentionnaire de la société CAPCOL sur le terminal MC 6, qui constitue l'objet principal des négociations en cours entre les deux sociétés en vue du renouvellement de leur contrat, n'est pas rendue plus difficile par les pratiques dénoncées ; que rien au dossier ne permet de penser que l'état actuel du fonctionnement du marché de la manutention sur le terminal MTV ou sur l'ensemble des terminaux charbonniers du port du Havre ou de la Basse Seine serait susceptible de se dégrader gravement et rapidement dans le cas où les mesures conservatoires demandées ne seraient pas prises ;
Considérant qu'ainsi, la Sogema n'établit pas que les pratiques dénoncées portent une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs, ou à ses propres intérêts ; que, dès lors, la demande de prononcé de mesures conservatoires doit être rejetée ;
DÉCIDE
Article 1 - La saisine F 1288 est déclarée irrecevable en tant qu'elle vise le refus opposé par le port autonome du Havre d'autoriser la société Sogema à occuper une parcelle du domaine public portuaire.
Article 2 - La demande de mesures conservatoires M 292 est rejetée.