CA Paris, 1re ch. H, 26 février 2002, n° ECOC0200071X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Chepar (SA)
Défendeur :
Auchan France (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
Mmes Marais, Kamara, M. Lacabarats
Avoués :
SCP Narrat-Peytavi, SCP Fisselier-Chiloux-Boulay
Avocats :
Mes Junqua, Guidicelli, Wilhelm
Par lettre enregistrée le 23 avril 1998, sous le n° F 1045, la société Chepar, qui exploite un hypermarché à l'enseigne Leclerc, à Cavaillon, a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société Auchan sur la zone Cavaillon/Avignon, constitutives, selon elle, d'un abus de position dominante au sens de l'article L. 420-2 du Code de commerce.
Par décision n° 01-D-12 du 12 avril 2001, le Conseil de la concurrence a dit n'y avoir lieu à poursuivre la procédure, estimant que ni la position dominante de la société Auchan sur la zone concernée ni l'existence de pratiques abusives de cette société n'étaient établies.
LA COUR,
Vu le recours en réformation formé, le 18 mai 2001, par la société Chepar;
Vu l'exposé des moyens déposé par la société Chepar, le 20 juin 2001, et son mémoire en date du 19 novembre 2001, aux termes desquels cette société soutient :
- que les magasins Auchan du Pontet et d'Avignon Sud ont été à tort écartés de la zone de chalandise des hypermarchés de Cavaillon en raison du temps de déplacement séparant les différents établissements ou du taux de pénétration réel de la clientèle dans la zone de chalandise de Cavaillon,
- que certaines pratiques "normalement admissibles" cessent de l'être lorsqu'elles émanent, comme en l'espèce, d'un opérateur dominant,
- que la situation de quasi monopole de la société Auchan qui détient, selon elle, 70,66 % des surfaces commerciales de vente sur la zone concernée - résultat d'une stratégie commerciale qui tend à faire disparaître toutes les enseignes moyennes, comme Leclerc - constitue en elle-même un abus,
et, dans le dernier état de ses écritures, demande à la cour de :
- réformer la décision de non-lieu à poursuivre rendue par le Conseil, le 12 avril 2001.
- renvoyer l'affaire devant le Conseil de la concurrence en application des articles L. 463-1er et suivants du Code de commerce,
- condamner la société Auchan à lui payer la somme de 1 500 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Vu les mémoires des 25 octobre et 26 novembre 2001 aux termes desquels la société Auchan réfutant point par point les prétentions de la société Chepar, demande à la cour :
- d'écarter le constat d'huissier établi les 5 et 7 juin 2001, tardivement produit aux débats,
- de lui donner acte de ce qu'elle n'a pu prendre connaissance des annexes du rapport d'enquête de la DGCCRF,
- de constater qu'en renonçant aux demandes initialement formulées par lesquelles elle demandait à la cour d'ordonner le changement d'enseigne du magasin Auchan de Cavaillon, d'interdire toute politique concertée des prix entre les trois magasins Auchan, d'interdire toute augmentation des surfaces commerciales Auchan sur la ville de Cavaillon et de condamner la société Auchan à lui payer la somme de 5 % de son chiffre d'affaires réalisé sur la zone de chalandise, à titre de dommages-intérêts, la société Chepar est irrecevable en sa demande de renvoi de l'affaire devant le Conseil, laquelle a été formulée tardivement,
- de constater qu'en tout état de cause, la société Chepar est mal fondée en cette demande,
à titre infiniment subsidiaire,
- de renvoyer l'affaire devant le Conseil,
- de lui allouer la somme de 15 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Vu les observations du ministre de l'Economie et des Finances du 8 novembre 2001 qui tendent à la confirmation de la décision entreprise ou, en tout état de cause, au renvoi de l'affaire devant le Conseil, soulignant que les demandes initialement formulées par la société Chepar excèdent amplement les pouvoirs d'injonction institués par l'article L. 464-2 du Code de commerce;
Vu la lettre du Conseil de la concurrence du 5 novembre 2001 précisant qu'il n'entend pas présenter, dans la présente affaire, d'observations;
Le Ministère public ayant été entendu en ses observations orales qui tendent au rejet du recours et la confirmation de la décision du Conseil;
Sur quoi, LA COUR
Sur la procédure et la recevabilité du recours :
Considérant que les pièces produites par la société Chepar à l'appui de son recours n'ont pas été remises au greffe de la cour en même temps que la déclaration de recours, comme le prévoit l'article 3 du décret n° 87-849 du 19 octobre 1987 ; que le constat d'huissier des 5 et 7 juin 2001, qui ne figurait pas au nombre des pièces du dossier de saisine soumis au Conseil et n'a été produit qu'au moment de l'exposé des motifs, doit donc être écarté des débats;
Considérant que la société Auchan soutient que le recours de la société Chepar est irrecevable dans la mesure où, cette société ayant expressément renoncé à l'ensemble des demandes qu'elle avait formulées, le 20 juin 2001, lors du dépôt de l'exposé des motifs, elle était irrecevable à former, le 19 novembre 2001, d'autres demandes, le délai de deux mois de l'article 2 du décret n° 97-849 du 19 octobre 1987 étant à cette date expiré;
Mais considérant que la société Chepar a, dans son mémoire déposé au greffe, le 20 juin 2001, exposé l'ensemble des moyens qu'elle entendait faire valoir à l'appui de sa demande en réformation de la décision du Conseil ; que cet exposé, d'où il ressort que la société Chepar critique de façon précise les analyses auxquelles s'est livré le Conseil pour dire n'y avoir lieu à poursuivre, satisfait aux dispositions de l'article 2 du décret du 19 octobre 1987 qui exige, sous peine d'irrecevabilité, le dépôt de l'exposé des moyens au greffe dans les deux mois suivant notification de la décision du Conseil, lorsque la déclaration de recours ne contient pas cet exposé ; qu'il importe peu que la société Chepar, au vu des observations pertinentes qui lui ont été faites, ait substitué aux demandes d'injonction et de dommages-intérêts qui excédaient manifestement les pouvoirs dévolus au Conseil et à la cour, une simple demande de renvoi de l'affaire devant le Conseil, aux fins de poursuite de la procédure d'instruction, dès lors qu'aucun moyen nouveau n'est invoqué;
Que la société Chepar doit donc être déclarée recevable en son recours;
Au fond,
Considérant que, pour prétendre à la position dominante de la société Auchan dans la zone de chalandise de Cavaillon où celle-ci exploite un hypermarché de 5 885 m2, la société Chepar, qui dispose dans cette ville d'une surface de vente de 3 800 m2 environ, soutient qu'il convient de tenir compte des deux hypermarchés Auchan d'Avignon, situé à 25/26 kilomètres, l'un, en zone nord, au Pontet, d'une surface de 17 500 m2, l'autre en zone Sud, d'une surface de 9 867 m2 ; qu'elle reproche au Conseil d'avoir exclu ces deux hypermarchés de la zone de chalandise concernée en raison de leur pouvoir attractif et d'avoir ainsi apprécié, de façon erronée, la position de l'enseigne Auchan sur le marché en cause;
Considérant qu'il n'est pas contesté que le marché pertinent est celui de la grande distribution à dominante alimentaire ; que la délimitation géographique de ce marché doit s'effectuer, conformément aux critères dégagés par les autorités de la concurrence, en tenant compte de la zone de chalandise des magasins, laquelle varie, selon le type de magasin concerné, sa taille, son environnement commercial et son accessibilité, ainsi que la part commune de clientèle ; que le critère de déplacement, s'il revêt une certaine importance, doit être pondéré par d'autres facteurs, notamment par le taux de pénétration réel de la clientèle d'une zone dans l'autre ;
Considérant que, pour délimiter la zone de chalandise des magasins en présence, le Conseil a exactement appliqué les critères d'accessibilité généralement retenus par la profession, non contestés par la société Chepar, selon lesquels le temps de déplacement en voiture est en moyenne de 10/15 mn pour les supermarchés, 15/30 mn pour les hypermarchés de plus de 10 000 m2, ce temps pouvant être réduit à 15/20 mn lorsque ces hypermarchés sont sur un site isolé;
Que, sur la base de ces critères et s'appuyant sur les données de l'enquête administrative, il a exactement constaté que, si la zone de chalandise des hypermarchés Auchan du Pontet et d'Avignon Sud incluent, en raison de leur forte attractivité, la ville de Cavaillon, celle des hypermarchés de Cavaillon, de moindre surface, n'inclut pas, à l'inverse, les communes du Pontet et d'Avignon sud ; qu'il a justement retenu, au vu des éléments fournis par l'instruction, que les hypermarchés d'Avignon n'exercent, en fait, qu'une emprise restreinte sur la zone de Cavaillon, tant en raison du recoupement limité des deux zones de chalandise qu'en raison de la faible évasion commerciale de la clientèle de Cavaillon vers Avignon, la part de clientèle commune pouvant, au vu des éléments recueillis, justement être évaluée à 10 % ; qu'il a exactement estimé que les hypermarchés d'Avignon ne pouvaient être considérés, en raison de cette part non significative de clientèle commune, comme étant en situation de concurrence et a exactement exclu de la zone de chalandise pertinente ces deux établissements;
Considérant qu'au vu des données chiffrées recueillies au cours de l'enquête le Conseil a à juste titre énoncé que, sur le marché pertinent ainsi géographiquement délimité, la société Auchan détenait, en 1998, 45,7 % de la surface des hypermarchés et que cette part n'était plus que de 23,9 % de la surface de vente du grand commerce ; qu'il a pertinemment relevé que se trouvaient, dans cette zone, d'autres enseignes, comme Leclerc et Intermarché, réputées pour la pression qu'elles exercent sur le niveau des prix, et que d'autres formes de commerces offraient des produits identiques à des prix voisins, voire inférieurs, dénombrant dans la zone, au moment des faits allégués, onze supermarchés dont cinq "discompteurs" qu'il en a exactement déduit que la société Auchan n'avait pas le pouvoir de s'abstraire de cette concurrence et ne se trouvait donc pas en position dominante dans la zone de chalandise concernée;
Considérant qu'en toute hypothèse, l'exploitation d'une position dominante n'est abusive, au sens de l'article L. 420-2 du Code de commerce, qu'autant que la pratique dénoncée a un objet ou peut avoir un effet anticoncurrentiel;
Que la société Chepar soutient donc à tort que la situation de quasi-monopole dont jouirait la société Auchan, au surplus non réelle, serait, à elle seule, anticoncurrentielle;
Qu'au surplus, à supposer même que la position dominante de la société Auchan sur la zone de chalandise de Cavaillon ait été établie, il convient de relever que les pratiques promotionnelles reprochées à Auchan par la société Chepar, qu'il s'agisse de l'action publicitaire ou du rabais de prix lors de la reprise de l'enseigne, n'ont revêtu qu'un caractère ponctuel n'excédant pas les opérations de promotion habituellement menées par l'ensemble des enseignes de la grande distribution, comme le révèle l'enquête administrative, non contredite par les éléments versés au dossier par la société Chepar;
Que le Conseil a, dans ces conditions, exactement estimé n'y avoir lieu à poursuivre la procédure;
Que le recours de la société Chepar doit être rejeté;
Considérant que les dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile doivent bénéficier à la société Auchan, la somme de 15 000 euro devant lui être allouée à ce titre ; que la société Chepar qui succombe doit être déboutée de la demande qu'elle a formulée de ce chef;
Par ces motifs : Rejette le recours; Condamne la société Chepar à payer à la société Auchan la somme de 15 000 euro au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile; Rejette toute autre demande; Condamne la société Chepar aux dépens.