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Décisions

CA Paris, 25e ch. B, 12 mars 1999, n° 1997-06075

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Karcol (SARL)

Défendeur :

EMI France Pathé Marconi EMI (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Main

Conseillers :

Mmes Radenne, Collot

Avoués :

Mes Cordeau, SCP Taze-Bernard-Belfayol-Broquet

Avocats :

Mes Lhote, Calvet

T. com. Créteil, du 19 nov. 1996

19 novembre 1996

LA COUR statue sur l'appel formé par la société Karcol contre le jugement rendu le 19 novembre 1996 par le tribunal de commerce de Créteil qui :

- l'a déboutée de ses demandes contre la société Emi-France Pathe Marconi,

- a débouté cette dernière de ses demandes en dommages-intérêts conte elle,

- a condamné la société Karcol à payer à la société Emi-France 10 000 F au titre de l'article 700 du NCPC,

- l'a condamnée aux dépens.

Les faits de la cause et de la procédure peuvent être résumés ainsi qu'il suit.

La société EMI-France bénéficie, pour la France, d'une licence exclusive de fabrication, d'importation et de vente de phonogrammes reproduisant l'ensemble des enregistrements dont les droits d'exploitation sont détenus par le groupe EMI Records, aux termes d'un contrat conclu le 29 juin 1989 avec la société EMI Music international Services.

Au catalogue dont est propriétaire le groupe EMI Records figure notamment l'ensemble des enregistrements du groupe musical "Les Beatles".

En 1993 EMI Records a décidé de rééditer, sous forme de deux disques compacts portant des titres "Red" et "Blue", la compilation des œuvres les plus connues de ce groupe jusqu'alors disponible seulement sous forme de deux doubles disques vinyl, désignés sous le titre d'album "Red" et album "Blue". Afin de donner à cet événement un plus grand retentissement et une dimension internationale le groupe EMI Records a demandé à toutes ses filiales de fixer une même date de sortie commerciale, fixée au 20 septembre 1993.

Or la société EMI France a été amenée à constater que la société Karcol, distributeur français de phonogrammes, avait édité un catalogue dans lequel la sortie commerciale des deux albums des "Beatles", réédités sous forme de disques compacts, était annoncée pour le 17 septembre 1993, soit trois jours avant la sortie mondiale fixée par le groupe EMI Records.

EMI France a alors, par assignation en référé d'heure à heure délivrée le 16 septembre 1993, saisi le président du tribunal de commerce de Créteil afin de voir interdire à Karcol sous astreinte de vendre les albums litigieux et ordonner une expertise afin d'évaluer le préjudice d'EMI France. La demande était fondée sur la violation du code de la propriété intellectuelle, en l'absence de justification d'une autorisation d'importation et de vente donnée à Karcol par le producteur des phonogrammes des "Beatles" et l'article 1382 du code civil.

Par ordonnance du 20 septembre 1993 le Juge des référés a fait droit à la demande, interdisant à Karcol de vendre les albums "Red et Blue" à peine d'une astreinte de 500 F par infraction constaté, et nommant un expert - M. Devillebichat - avec mission notamment de se faire remettre tous documents comptables concernant l'achat et la revente des disques litigieux, de déterminer la provenance de ceux-ci et d'évaluer le préjudice d'EMI France.

Il n'a pas été relevé appel de cette décision. L'expert a déposé son rapport le 27 juillet 1994 mais, en l'absence de diligence d'aucune des parties, l'affaire n'est pas revenue devant le tribunal sur le préjudice, dont l'expert estimait qu'il devait être compté pour mémoire, Karcol n'ayant vendu aucun des disques litigieux.

Le 17 janvier 1995 la société Karcol a fait assigner au fond la société EMI France devant le tribunal de commerce de Créteil, afin de la voir condamner à lui payer 3 200 000 F en réparation des préjudices commercial, financier et moral causés par la procédure de référé engagée. La demanderesse fondait sa demande sur la nullité, au regard de l'article 85-1 du traité de Rome, de la convention d'exclusivité du 29 juin 1989 au profit d'EMI France et, en conséquence, sur le caractère injustifié de l'interdiction de vendre qui lui a été faite par le juge des référés, saisi par EMI France.

C'est dans ces conditions qu'est intervenue la décision déférée, qui a retenu que le juge des référés avait fait seulement application du code de la propriété intellectuelle, en constatant l'absence d'autorisation du producteur à Karcol, et de l'article 1382 du Code civil concernant le grief de parasitisme, les règles du droit européen de la concurrence étant sans incidence sur ces deux points. S'agissant de la licéité de la convention d'exclusivité, le tribunal a estimé qu'il n'y avait pas lieu de se prononcer, cette convention n'ayant aucun effet juridique à l'égard de Karcol en raison de l'effet relatif des contrats.

La société Karcol, appelante, demande à la Cour de :

A titre principal, vu les articles 30 à 36 du traité de Rome,

- dire que la société Karcol peut se prévaloir de la théorie de l'épuisement des droits dans la mesure où elle a commandé les disques litigieux à Lightning Expert, qui les avait, régulièrement acquis de EMI UK,

- condamner la société EMI France à lui payer :

* 1 770 000 F au titre du préjudice matériel et financier,

* 1 500 000 F au titre du préjudice moral,

* 200 000 F en vertu de l'article 700 du NCPC,

- ordonner la publication de l'arrêt aux frais d'EMI France dans quatre journaux au choix de Karcol,

A titre subsidiaire, vu les articles 85 et 86 du traité de Rome,

- juger le contrat de licence exclusive du 29 juin 1989 entre EMI Music France et EMI Music international Services Limited constitutif d'une entente,

- juger le comportement de la société EMI Music France constitutif d'un abus de position dominante,

- condamner la société EMI France aux mêmes sommes que ci-dessus à titre de dommages-intérêts ainsi qu'au titre de l'article 700 du NCPC et ordonner la publication de l'arrêt à intervenir, selon les modalités ci-dessus.

L'appelante fait valoir pour l'essentiel :

- que les marchandises dont le Juge des référés a interdit la vente avaient une provenance communautaire,

- que la théorie de l'épuisement du droit ne permettait pas à EMI France, titulaire en vertu de la licence des droits de propriété intellectuelle sur les œuvres considérées, de s'opposer à la libre circulation dans l'espace intra-communautaire des phonogrammes des "Beatles", dès lors que l'œuvre avait été mise une première fois en circulation dans un Etat membre de l'Union Européenne, en l'espèce l'Angleterre,

- que le contrat d'exclusivité, invoqué par EMI France a un effet anti-concurrentiel au sens de l'article 85 du traité de Rome en cloisonnant le marché afin de maintenir un prix élevé en France,

- que le groupe EMI et ses filiales, dont EMI France, sont en position dominante absolue sur le marché des disques des "Beatles", marché pertinent au regard du droit de la concurrence,

- qu'EMI France a abusé de cette position en fixant arbitrairement un prix de vente élevé et injustifié et en entravant les importations parallèles par le moyen d'actions judiciaires et la mise au ban des importateurs parallèles,

- que, par son action judiciaire, EMI France l'a privée d'une part substantielle de ses rentrées financières pour l'exercice 1993 et, l'arrêtant à une période propice à la réalisation d'un chiffre d'affaires dans le milieu du disque, l'a quasiment contrainte à interrompre son activité.

La société EMI Music France, intimée et incidemment appelante, prie la Cour de :

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société Karcol,

- l'infirmer en ce qu'il a débouté EMI de sa demande reconventionnelle,

- condamner la société Karcol à payer à la société EMI France, à titre de dommages-intérêts:

* 250 000 F en réparation du préjudice commercial et moral subi par EMI du fait de la commercialisation des albums "Red" et "Blue" en fraude de ses droits,

* 250 000 F en réparation du préjudice subi par EMI du fait de l'ensemble des importations illicites réalisées,

* 100 000 F pour procédure abusive,

- condamner la société Karcol, outre les dépens, à payer à EMI France 50 000 F au titre de l'article 700 du NCPC, en sus de la somme allouée sur le même fondement en première instance.

Cela étant exposé :

Considérant que le préjudice dont Karcol demande réparation est celui qu'aurait entraîner l'interdiction par le juge des référés, sur la demande d'EMI France, de vendre les albums "Red" et "Blue" des Beatles;

Que ce préjudice, à le supposer établi, ne peut être réparé qu'à la condition que Karcol démontre que ladite décision était injustifiée et a porté atteinte à ses droits;

Considérant qu'il convient de relever en premier lieu que la société Karcol, qui avait la faculté de remettre en cause, par la voie de l'appel, l'ordonnance de référé qu'elle critique aujourd'hui et dont elle affirme qu'elle lui a causé un grave préjudice matériel, financier et moral, s'est abstenue de le faire ; qu'elle s'est ainsi volontairement privée d'une possibilité de réduire le préjudice qu'elle invoque;

Considérant que, pour affirmer qu'elle avait le droit de vendre les disques litigieux, la société Karcol soutient qu'ils avaient une origine communautaire, puisqu'elle les aurait commandés à la société de droit anglais Lightning Export ; que la théorie de l'épuisement des droits dont elle se prévaut ne peut en effet trouver application qu'à cette condition;

Mais considérant que la société Karcol n'a finalement acquis aucun des albums litigieux; qu'elle ne produit ni facture de Lightning ni commande passée à ce distributeur anglais, mais seulement une lettre qu'elle aurait adressée le 16 septembre 1993 à Lightning pour annuler une prétendue pré-commande des albums "Red" et "Blue" ainsi qu'une attestation de la société Lightning, datée du 9 novembre 1993, aux termes de laquelle Karcol lui avait demandé le 15 septembre 1993 d'annuler la commande des disques litigieux; que ces documents sont insuffisants à prouver l'existence d'une commande réelle, alors que la lettre d'annulation, qui est la conséquence de l'assignation en référé, ne se réfère à aucune date ni à aucune référence précise de commande et que l'attestation de Lightning, établie à la demande de Karcol en raison du contentieux avec EMI, ne comporte elle-même aucune précision quant à la date de la commande prétendue, à la quantité d'albums concernés et au prix;

Que ces éléments postérieurs à la réception de l'assignation en référé sont d'autant moins probants que l'expert Devillebichat indique dans son rapport qu'aucune facture de la société Lightning Export n'a été retrouvée dans les archives de Karcol pour 1993, ce qui montre qu'il n'existait aucun courant d'affaires entre les deux sociétés ; qu'en revanche l'expert a constaté qu'en 1993 Karcol avait eu pour seul fournisseur étranger la société KC Enterprises, ayant son siège aux Etats Unis, laquelle lui avait d'ailleurs vendu entre autres un certain nombre de disques des Beatles autres que les compilations litigieuses;

Considérant qu'il suit de là que la société Karcol n'établit pas avoir passé commande - ni même une pré-commande - des disques litigieux à Lightning Export ou à tout autre fournisseur situé à l'intérieur de l'espace communautaire;

Que dès lors, la théorie de l'épuisement des droits étant sans application, l'interdiction de vendre qui lui a été faite était légitime, en application de l'article L. 213-1 du Code de la propriété intellectuelle, dès lors qu'elle ne pouvait justifier d'une autorisation du producteur des phonogrammes en cause;

Considérant que les moyens que Karcol entend tirer d'une entente illicite ou d'un abus prétendu de position dominante par EMI France ne peuvent davantage être retenus;

Que l'article 85-1 du traité CEE, invoqué par Karcol, n'est en effet pas applicable au contrat de distribution exclusive conclu entre les sociétés EMI Music international Services et EMI Music France, lesquelles appartiennent à un même groupe, le groupe EMI Records, et forment une entité économique, ce qui exclut leur aptitude à entrer en concurrence l'une avec l'autre;

Que, d'autre part, la société EMI France ne détient pas une position dominante sur le marché du disque ou du disque "Pop"; que le marché des disques des "Beatles" n'est pas, contrairement à ce que soutient Karcol, un marché pertinent au regard du droit de la concurrence; qu'il ne peut exister un marché limité à l'œuvre d'un seul artiste ou auteur ou d'un seul groupe musical; qu'au surplus le groupe EMI et la société EMI France, fabricants de supports de son, titulaires d'un droit voisin du droit d'auteur, ne pourraient être regardés comme possédant une position dominante, au sens de l'article 86 du traité CEE, du seul fait qu'ils exercent leur droit exclusif de mettre en circulation les phonogrammes protégés;

Considérant qu'il y a lieu en conséquence de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a rejeté la demande en dommages-intérêts de la société Karcol ; que la demande de publication de l'arrêt devient de ce fait sans objet;

Considérant que, dès lors que la vente des albums litigieux par Karcol ne s'est pas réalisée, le projet n'ayant reçu aucune autre exécution établie que l'annonce faite sur le catalogue Karcol, la société EMI ne démontre pas avoir subi le préjudice commercial et moral dont elle demande réparation ; que le rapport de l'expert Devillebichat n'a fait ressortir l'existence d'aucun préjudice évaluable résultant pour EMI de l'opération avortée de Karcol;

Que le tribunal a donc avec raison rejeté la demande reconventionnelle en dommages-intérêts formée par EMI France;

Que cette société n'établit pas que la société Karcol aurait fait dégénérer en abus son droit d'ester en justice et d'interjeter appel, alors au contraire qu'elle a fait valoir au soutien de ses prétentions des moyens et arguments sérieux ; que la demande en dommages-intérêts pour procédure abusive formée par la société EMI France a donc également été justement rejetée;

Considérant que les dispositions du jugement ayant statué sur les dépens et l'application de l'article 700 du NCPC méritent d'être confirmées;

Considérant que l'appelante, qui succombe, devra supporter les dépens d'appel et ne peut qu'être déboutée de sa demande fondée sur l'article 700 du NCPC;

Qu'il est en revanche équitable de la condamner, en application de ce texte, à payer à la société EMI France la somme de 20 000 F pour les frais irrépétibles d'appel;

Par ces motifs : Confirme le jugement attaqué ; Y ajoutant, Dit n'y avoir lieu d'ordonner la publication du présent arrêt ; Condamne la société Karcol à payer à la société EMI Music France, par application de l'article 700 du NCPC, la somme de 20 000 F pour les frais irrépétibles d'appel ; La déboute de sa demande fondée sur le texte susvisé; La condamne aux dépens d'appel.