Livv
Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 19 mai 1998, n° ECOC9810161X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commune de Saint-Michel-sur-Orge, Commissaire du Gouvernement, DGCCRF, UFC " Que Choisir "

Défendeur :

Suez Lyonnaise des eaux (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Favre

Avocat général :

M. Salvat

Conseillers :

MM. Carre-Pierrat, Le Dauphin

Avocats :

Mes Fourgoux, Richer.

CA Paris n° ECOC9810161X

19 mai 1998

La commune de Saint-Michel-sur-Orge a confié la gestion de son service de distribution publique d'eau potable à la société Lyonnaise des Eaux (SLE), selon un contrat d'affermage venu à expiration le 31 mars 1997.

Dans le cadre du renouvellement de ce contrat, et en application des dispositions de la loi du 29 janvier 1993, elle a lancé des appels d'offres courant 1996. Elle a souscrit avec la SLE, le 28 mars 1997, un avenant au contrat d'affermage du 1er avril 1967, puis le 31 mars 1998 un nouveau contrat pour une durée de vingt ans.

Estimant que la SLE avait, dans le cadre de ces appels d'offres, mis en œuvre des pratiques anticoncurrentielles, elle a saisi le Conseil de la concurrence (le Conseil) desdites pratiques et sollicité le prononcé de mesures conservatoires.

La même démarche a été faite par l'Union fédérale des consommateurs (UFC) " Que Choisir " qui a saisi le Conseil de pratiques de la SLE dans le département de l'Essonne qu'elle estimait anti-concurrentielles, et sollicité le prononcé de mesures conservatoires.

Par décision n° 98-MC-02 du 31 mars 1998, notifiée le 17 avril 1998, le Conseil a estimé d'une part qu'il n'était pas exclu au stade de la procédure que le refus de la SLE de communiquer ses conditions de vente d'eau en gros aux distributeurs sélectionnés lors de la mise en concurrence organisée par la commune de Saint-Michel-sur-Orge et que l'offre de prix de cette société à la commune, tant en ce qui concerne la production, le transport que la distribution d'eau puissent constituer un abus prohibé par les dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et d'autre part rejeté les demandes de mesures conservatoires présentées par la commune de Saint-Michel-sur-Orge et l'Union fédérale des consommateurs " Que Choisir ".

Par assignations des 24 et 27 avril 1998, la commune de Saint-Michel-sur-Orge et le commissaire du Gouvernement ont formé un recours contre cette décision.

La commune de Saint-Michel-sur-Orge fait valoir que :

- le Conseil a commis une erreur en indiquant que la hausse du prix de l'eau était de 0,7 % alors qu'elle est de 4 %, ce qui constitue une atteinte réelle, actuelle et grave à l'intérêt des consommateurs;

- le Conseil a encore apprécié de façon erronée les faits en retenant qu'elle n'avait pas donné suite à la proposition retenue lors de la réunion du 4 mars 1997 de faire procéder à une expertise du prix de l'eau en gros de la SLE par un expert indépendant, alors qu'elle s'est adressée à la sous-préfecture pour demander la désignation de l'expert par le représentant de l'Etat:

- le Conseil ne s'est pas prononcé sur l'absence de possibilité de toute concurrence qui constitue une véritable atteinte à l'économie et au secteur intéressé.

Elle reproche enfin au Conseil de n'avoir pas reproduit la demande de sursis à statuer présentée par le commissaire du Gouvernement dans l'attente de l'examen du dossier ouvert sur la saisine par le ministre chargé de l'économie relative à des pratiques de la SLE sur le département de l'Essonne contenant une demande de mesures conservatoires.

Elle demande en conséquence à la cour " d'infirmer " la décision du Conseil et de faire injonction à la SLE :

1. De poursuivre le service de distribution de l'eau dans la commune de Saint-Michel-sur-Orge aux conditions en vigueur et acceptées par la SLE (avenant du 28 mars 1997 au contrat d'affermage du 1er avril 1967) jusqu'à la décision du Conseil au fond ;

2. De communiquer aux sociétés CGE, SAUR, SCET un prix de fourniture de l'eau à la sortie des usines dans des conditions objectives, transparentes, non discriminatoires et en fonction du coût réel de cette fourniture.

Subsidiairement elle sollicite qu'il soit sursis à statuer jusqu'au prononcé par le Conseil de la décision relative à la demande de mesures conservatoires présentée par le ministre.

Le commissaire du Gouvernement soutient de son côté :

- que la décision du Conseil méconnaît l'existence d'une atteinte grave au secteur concerné, sur le marché intéressé, à savoir celui de la gestion déléguée du service de l'eau, et sur d'autres marchés voisins, par les pratiques en cause qui éliminent toute concurrence et qui sont susceptibles de se reproduire lors du renouvellement de la délégation de la distribution de l'eau dans plusieurs autres communes ou syndicats de communes du département de l'Essonne ; que cette atteinte est immédiate puisque la commune a été contrainte de signer une nouvelle convention,

- qu'elle méconnaît également l'existence d'une atteinte aux intérêts des entreprises évincées, les pratiques en cause portant gravement atteinte à la capacité concurrentielle des entreprises qui n'ont pu participer à l'ensemble de la consultation

- qu'elle méconnaît enfin l'atteinte aux intérêts des consommateurs qui ne disposent ni d'un libre choix ni d'une possibilité d'intervenir sur l'établissement des prix.

Il relève aussi une inexactitude matérielle en ce qui concerne le comportement de la commune, laquelle, selon lui, ne peut, contrairement à ce qu'a retenu le Conseil, être tenue pour responsable de l'absence de suites données à la décision de rechercher un expert reconnu et indépendant.

Il demande à la cour, annulant ou réformant la décision du Conseil et en conséquence :

- de dire que la demande de mesures conservatoires qu'il présente est bien fondée ;

- d'enjoindre à la SLE de communiquer à tous tiers qui en fait la demande dans le but de se porter candidat à la procédure de mise en concurrence lancée par la commune de Saint-Michel-sur-Orge son prix de vente en gros de l'eau potable, établi de manière objective, transparente et non discriminatoire, en écartant du calcul de ce prix tout coût qui serait étranger à la production et de continuer à assurer la distribution de l'eau potable dans cette commune aux conditions prévues dans l'avenant du 28 mars 1997 au contrat d'affermage du 1er avril 1967 jusqu'à ce qu'un nouveau concessionnaire soit choisi à l'issue d'une mise en concurrence effective ou, à défaut, jusqu'à la survenance de la décision au fond du Conseil.

Par mémoire déposé au greffe le 30 avril 1998, la SLE a formé un recours " incident" qui tend à la réformation de la décision en ce qu'elle a déclaré la saisine recevable, au motif qu'il n'est pas vrai, d'après elle, que la commune de Saint-Michel-sur-Orge ne puisse disposer d'autre ressource en eau que celle provenant de ses installations, ni même que ces ressources soient rares dans la région, et subsidiairement à la confirmation de la décision, en ce qu'elle a rejeté la demande de mesures conservatoires.

Le Conseil de la concurrence fait essentiellement observer que par courrier du 11 février 1998 les responsables de la SLE ont fait connaître au maire de la commune de Saint-Michel-sur-Orge le prix de fourniture de l'eau potable comptabilisée à l'entrée de la ville et ont attesté qu'ils fourniraient les mêmes données aux concurrents qui leur en feraient la demande, que la signature d'un nouveau contrat n'a pas d'effet irrémédiable qui ne puisse être corrigé par la décision qui sera rendue au fond dans la mesure où la convention contient une clause de réserves assimilable à une clause résolutoire ; qu'il n'est apporté aucun élément de nature à démontrer que les entreprises concernées connaissent du fait des pratiques dénoncées un péril grave et immédiat, enfin qu'il n'a commis aucune erreur de calcul sur l'augmentation du prix de l'eau pour les consommateurs de la commune de Saint-Michel-sur-Orge.

L'UFC " Que Choisir" conclut d'une part à l'irrecevabilité du recours incident de la SLE pour ne pas avoir été formé dans les formes et délais légaux, et d'autre part au bien-fondé des demandes de la commune de Saint-Michel-sur-Orge et du commissaire du Gouvernement, en raison de l'atteinte grave portée à l'intérêt des consommateurs.

Elle sollicite par ailleurs la condamnation de la SLE à lui verser la somme de 12.600 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

La commune de Saint-Michel-sur-Orge, en réplique, soulève également l'irrecevabilité du recours incident de la SLE et demande que cette dernière soit condamnée à lui payer la somme de 25.000 F en application du texte précité.

Le ministère public a développé des conclusions orales tendant à l'irrecevabilité du recours incident et au rejet des autres recours.

Sur quoi, la Cour :

Sur la recevabilité du recours incident :

Considérant qu'aux termes de l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 modifiée " la décision du Conseil (sur la demande de prononcé de mesures conservatoires) peut faire l'objet d'un recours en annulation ou en réformation par les parties en cause et le commissaire du Gouvernement devant la cour d'appel de Paris au maximum dix jours après sa notification ".

Que, selon l'article 10 du 19 octobre 1987 " les recours prévus à l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 modifiée sont portés devant la cour d'appel par voie d'assignation ";

Que ces dispositions s'appliquent tant aux recours principaux qu'à ceux qualifiés " d'incidents ":

Qu'il s'ensuit que le recours formé par la SLE n'a pas été fait dans les formes et délais prévus par les textes susvisés; qu'il doit en conséquence être déclaré irrecevable;

Sur le sursis à statuer :

Considérant qu'il appartient à la partie qui sollicite le prononcé de mesures conservatoires d'apporter la preuve de l'atteinte grave et immédiate dont elle fait état de sorte que le sursis à statuer sollicité n'est pas justifié ;

Sur les mesures conservatoires :

Considérant qu'aux termes de l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 les mesures conservatoires ne peuvent être prises que si la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante ;

Que la mise en œuvre de ce texte suppose la constatation de faits constitutifs d'un trouble manifestement illicite auxquels il conviendrait de mettre fin sans tarder ou de faits susceptibles de causer un préjudice imminent et certain au secteur concerné, aux entreprises victimes des pratiques ou aux consommateurs, préjudice qu'il faudrait prévenir, dans l'attente d'une décision au fond ;

Considérant, en premier lieu, s'agissant de l'atteinte à l'économie générale et au secteur intéressé, qu'il apparaît des éléments du dossier que l'objet de la consultation lancée par la commune portait tout à la fois sur le captage, le traitement, l'adduction et la distribution d'eau potable pour la commune de Saint-Michel-sur-Orge de sorte qu'il n'est pas démontré que le refus opposé alors par la SLE de communiquer à ses concurrents son prix de vente en gros de l'eau potable, partie du prix global de son offre, constitue, un trouble manifestement illicite ; que c'est d'ailleurs ce qu'indiquait le directeur départemental de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes de l'Essonne à la SLE dans un courrier du 15 janvier 1997 ;

Qu'en tout état de cause il n'est pas contesté que, par courrier du 11 février 1998, les responsables de la SLE ont fait connaître au maire de la commune de Saint-Michel-sur-Orge le prix de fourniture de l'eau potable comptabilisée à l'entrée de la ville et qu'ils ont pris l'engagement devant le rapporteur du Conseil de fournir les mêmes données aux concurrents qui leur en feraient la demande; qu'en l'état il n'est fourni aucune étude ou pièce quelconque de nature à conforter l'allégation du caractère manifestement discriminatoire du prix indiqué ;

Qu'il s'ensuit que l'atteinte au secteur économique concerné résultant de l'élimination de toute concurrence sur le secteur de la distribution de l'eau potable n'est pas établie ;

Considérant, en second lieu, s'agissant du préjudice imminent et certain aux entreprises victimes des pratiques, qu'il n'est pas davantage établi qu'une atteinte grave aurait été portée à la capacité concurrentielle des entreprises concurrentes dès lors qu'il n'est versé aucune pièce relative à la structure desdites entreprises et à l'incidence financière qu'a pu avoir pour elles le fait qu'elles auraient été empêchées de soumissionner dans le cadre de l'appel d'offres de la commune de Saint-Michel-sur-Orge;

Considérant, en troisième lieu, s'agissant de l'atteinte grave aux intérêts des consommateurs, que l'augmentation du tarif, qu'il s'agisse de celui de l'eau à proprement parler, soit 0,70 %, ou qu'on y ajoute le coût des services devenus optionnels, ce qui fait ressortir alors une hausse de l'ordre de 4 % du prix moyen pour une consommation de 120 mètres cubes, ne peut à elle seule constituer une atteinte grave dans la mesure alors qu'il n'est pas contesté que le prix de l'eau dans la commune de Saint-Michel-sur-Orge reste l'un des plus bas du département concerné;

Qu'il s'ensuit que les moyens invoqués sont infondés et que les recours formés par la commune de Saint-Michel-sur-Orge et par le commissaire du Gouvernement doivent être rejetés;

Considérant que la commune de Saint-Michel-sur-Orge, qui succombe en ses prétentions, doit être déboutée de sa demande sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile;

Considérant que l'équité ne commande pas de faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Par ces motifs : Ordonne la jonction des recours formés contre la décision du Conseil de la concurrence en date du 31 mars 1998, enregistrés sous les numéros 98-8726 et 98-8914 ; Dit irrecevable le recours formé par la société Suez-Lyonnaise des eaux; Rejette les recours formés par la commune de Saint-Michel-sur-Orge et par le commissaire du Gouvernement contre la décision n° 98-MC-02 du 31 mars 1998; Rejette les demandes formées sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile; Condamne la commune de Saint-Michel-sur-Orge et le commissaire du Gouvernement aux dépens.