CA Paris, 1re ch. A, 22 octobre 2001, n° 1993-09481
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Union des Groupements d'Achats Publics (EPIC)
Défendeur :
CAMIF (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Cavarroc
Conseillers :
MM. Le Dauphin, Savatier
Avoués :
Me Bettinger, SCP Jobin
Avocats :
Mes Lombard, Manin, Blazy, de Leyssac.
La présente affaire, relative à un litige opposant l'établissement public industriel et commercial Union des Groupements d'Achats Publics (UGAP) à la société anonyme Coopérative de Consommation des Adhérents de la Mutuelle assurance des Instituteurs de France (CAMIF), revient devant la cour après expertise.
Son cheminement procédural sera succinctement rappelé ainsi qu'il suit :
* jugement du Tribunal de commerce de Paris du 8 février 1993 ordonnant, avant dire droit, une mesure d'expertise ;
* arrêt de cette cour rendu, avant dire droit, le 31 octobre 1994 aux fins de demander l'avis du Conseil de la concurrence sur l'existence de pratiques, de la part de l'UGAP, ayant pour effet de lui assurer une domination sur le marché des achats publics et d'abuser de cette domination ou de placer la CAMIF dans une situation de dépendance économique à son égard;
* avis rendu par ledit Conseil le 17 décembre 1996, selon lequel "Sur ce marché spécifique, l'UGAP dispose d'un monopole légal qui lui confère une position dominante (...)";
* arrêt avant dire droit rendu par cette cour le 13 janvier 1998, rectifié le 4 février 1998, ayant :
- constaté que l'Union des Groupements d'Achats Publics a commis des abus de position dominante :
- en faisant figurer dans ses catalogues une mention excédant la présentation objective des services offerts par l'établissement public conformément à ses statuts et pouvant être interprétés comme une mise en garde visant à décourager les acheteurs publics, soit de recourir aux procédures de mise en concurrence classique, soit de procéder, en conformité au code des marchés publics, à des achats directs auprès d'autres fournisseurs;
- en annexant aux marchés conclus avec ses fournisseurs habituels une fiche faisant apparaître les remises, par tranches de commandes, qu'elle-même consentait aux collectivités territoriales, ses propres clientes, sur les produits objets du marché;
-en stipulant, dans les conventions passées avec les collectivités territoriales, en application de l'article 25 du décret du 30 juin 1985, des montants prévisionnels minimums d'achats correspondant à une partie importante de la dotation budgétaire de celles-ci pour les produits objets de la convention et le versement d'avances, en début et en cours d'exercice, épuisant le montant de la dépense correspondante, imposant ainsi, de fait, à ses cocontractants une obligation d'approvisionnement exclusif;
- fait injonction à l'UGAP de cesser les pratiques ainsi décrites, sous astreinte de 10 000 F par infraction constatée ;
- désigné M. Maurice Nussenbaum en qualité d'expert, avec mission (...) de réunir tous éléments permettant d'établir l'ampleur des pratiques anticoncurrentielles ci-dessus décrites et d'évaluer le préjudice subi, du fait desdites pratiques, par la CAMIF;
- condamné l'UGAP à payer à la CAMIF la somme de 100 000 F, en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
- rejeté toutes autres demandes.
* arrêt de cette cour du 2 décembre 1998 réparant une omission affectant le dispositif rappelé ci-dessus et substituant à l'expression "collectivités territoriales" celle de "collectivités territoriales et autres personnes publiques ". Le pourvoi formé contre cette dernière décision a été rejeté par un arrêt de la Cour de cassation du 21 décembre 2000.
* fin des opérations d'expertise et dépôt du rapport : 15 janvier 2001.
Au terme de ce rapport, après avoir défini et listé les conventions litigieuses au regard des critères énoncés par la cour pendant la période 1986/1997, l'expert a dit que selon que ne serait pas retenu, ou au contraire serait retenu, "le phénomène de transfert partiel des achats des EPLE (établissements publics d'enseignement local) vers les conseils régionaux dans les régions fermées par une convention litigieuse (...), le préjudice subi par la CAMIF se situe ainsi dans une fourchette de 6 à 12 MF".
LA COUR,
Vu les conclusions du 13 août 2001 par lesquelles l'UGAP, appelant au principal et intimé incidemment, demande à la cour de :
- " dire et juger que le préjudice subi par la CAMIF ne saurait s'élever à une somme supérieure à 6 080 000 F, au principal, les intérêts au taux légal ne pouvant courir qu 'à compter de l'arrêt à intervenir sur le fond;
- rejeter l'ensemble des demandes, moyens et prétentions soulevés par la CAMIF qui sont autres et/ou contraires à ceux de l'UGAP;
- condamner la CAMIF à payer à l'UGAP une somme de 500 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
- condamner la CAMIF aux dépens d'appel postérieurs à l'arrêt du 13 janvier 1998, incluant les frais d'expertise (...) ";
Vu les conclusions du 15 juin 2001 par lesquelles la CAMIF, intimé au principal et appelant incidemment, demande à la cour de :
- " dire que le préjudice subi par la CAMIF s'élève à la somme de :
* 90 MF au titre de l'effet de blocage des conventions,
* 90 MF au titre des fautes commises par l'UGAP,
* 90 MF au titre de la perte de capacité concurrentielle,
* 12 579 083 F au titre des frais exposés par la CAMIF pour obtenir la condamnation de l'UGAP,
- soit au total la somme de 282 579 083 F,
- condamner l'UGAP au paiement de cette somme, majorée des intérêts légaux à compter du 13 janvier 1998, date de la décision de la cour de céans,
- vu l'article 1154 du Code civil, ordonner la capitalisation des intérêts,
- condamner l'UGAP à la somme de 500 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
- la condamner aux entiers dépens, y compris les frais d'expertise dont le montant est de 1 120 376,92 F (...) " ;
Sur ce,
Considérant que l'UGAP demande à la cour de retenir le chiffre de 6,08 MF figurant en page 147 du rapport d'expertise comme montant des dommages-intérêts venant en réparation du préjudice subi par la CAMIF du fait de la conclusion et de l'exécution des conventions identifiées comme ayant constitué un abus de position dominante de la part de l'UGAP ;
1- Considérant qu'à l'appui de sa demande, l'UGAP expose, en premier lieu, que l'arrêt du 13 janvier 1998 rendu par cette cour a relevé, pour caractériser l'abus de position dominante commis par l'UGAP, deux conditions d'illicéité, d'une part l'existence, dans les conventions passées par l'UGAP en application de l'article 25 du décret du 30 juin 1985, de montants prévisionnels représentant "une partie importante de la dotation budgétaire" de l'acheteur public, d'autre part la stipulation d'un versement d'avances "épuisant le montant de la dépense correspondante";
Que, sur ce qu'il y a lieu d'entendre par "partie importante de la dotation budgétaire ", l'UGAP soutient que "les hypothèses hautes du préjudice établies par l'expert traduisent une dénaturation des termes mêmes de l'arrêt du 13 janvier 1998, en ce que ce dernier a expressément condamné des pratiques constitutives d'une "obligation d'approvisionnement exclusif" ;
Qu'elle prétend, (cf. page 11 de ses conclusions), que le seuil d'un tiers de la dotation qui a été isolé par l'expert dans sa méthode de calcul " est beaucoup trop bas pour que l'on puisse estimer qu'il y aurait alors captation des crédits de la personne publique et convention litigieuse au sens de l'arrêt du 13 janvier 1998 ";
Considérant que l'expert a calculé le préjudice subi par la CAMIF en fonction de deux hypothèses, entre lesquelles il revient à la cour de trancher; que dans la première de ces hypothèses, la convention représente le tiers de la dotation budgétaire, tandis que dans la seconde, elle représente la moitié de ladite convention (rapport pages 46 à 49 et page 147) ;
Mais considérant que, comme le fait valoir la CAMIF, le tiers d'une dotation budgétaire constitue déjà une "partie importante" de celle-ci; qu'ainsi la cour rejettera, sur ce point, les demandes de l'UGAP et retiendra l'hypothèse du seuil du tiers de la dotation budgétaire envisagé par l'expert comme critère de l'évaluation du préjudice subi par la CAMIF;
Considérant, sur la notion "d'avances épuisant le montant de la dépense correspondante", que l'expert a également soumis à la cour plusieurs hypothèses entre lesquelles il lui revient de trancher; qu'il a ainsi successivement envisagé, comme répondant à cette définition, l'hypothèse :
- des avances supérieures ou égales à 90 % du montant prévisionnel ;
- des avances comprises entre 80 et 90 % du montant prévisionnel ;
- des avances comprises entre 70 et 80 % du montant prévisionnel ;
- des avances comprises entre 60 et 79 % du montant prévisionnel ;
- une exclusivité au profit de l'UGAP ;
Considérant que l'UGAP, se prévalant en page 11 de ses conclusions du "sens commun" donné au verbe "épuiser", écrit que " force est d'admettre que seules les conventions prévoyant que son cocontractant verserait des avances correspondant à 100 % de la dépense totale rentreraient dans le cadre de l'incrimination visé par l'arrêt d'appel " tout en déclarant " accept(er) le principe que des conventions organisant un système d'avances articulées autour de 90 % de la dépense totale puissent être vues comme s'approchant d'un phénomène d'épuisement, pour faire donc partie, par extension, de la liste des conventions litigieuses à partir de laquelle le préjudice de la CAMIF pouvait être apprécié " ;
Mais considérant que, parmi les différents seuils minimums d'avances présentés par l'expert et exposés ci-dessus, celui de 60 % doit être retenu en tant qu'il constitue un seuil d'avance très important et, comme tel, répondant en l'espèce au critère fixé par la cour ;
2- Considérant, en second lieu, que l'UGAP conteste l'existence, alléguée par la CAMIF, de "transferts partiels des achats des établissements publics locaux d'enseignement (EPLE) vers les conseils régionaux dans les régions fermées par la présence d'une convention litigieuse" qui aurait été passée entre lesdits conseils régionaux (ou d'autres collectivités territoriales de rattachement); qu'elle estime qu'une telle hypothèse ne correspond à aucune réalité et ne peut être appliquée au calcul des dommages-intérêts dus à la CAMIF;
Considérant que si l'expert a envisagé cette hypothèse, il déclare (page 147 de son rapport) qu'il " laisse à la cour le soin d'accepter ou de réfuter l'hypothèse de l'existence du phénomène de transfert des achats retenue par la CAMIF et expliquée dans le présent rapport " : qu'il procède dès lors à deux évaluations du préjudice invoqué par la CAMIF, l'une reposant sur l'hypothèse d'un transfert reconnu par la cour, l'autre correspondant à l'hypothèse inverse ;
Mais considérant que, sur ce point particulier, le rapport de M. Nussenbaum présente une tonalité dubitative, pertinemment relevée par l'UGAP, qui résulte notamment des passages reproduits ci-dessous :
- page 121 du rapport, sous la rubrique "Avis de l'expert":
" Les parties n'ont pu expliquer ni apporter d'éléments probants expliquant le processus décisionnaire d'un conseil régional en matière de délégation de ses crédits aux EPLE.
Il est probable qu'il existe autant de situations que de conseils régionaux et il n'est pas possible d'établir un lien entre la présence/l'absence d'une convention litigieuse et un phénomène de délégation/rétention des crédits par le Conseil régional.
Dès lors, la seule preuve que nous ayons de l'existence de ce transfert repose sur le tableau de comparaison du rapport dépenses CR (Conseil Régionaux)/dépenses EPLE entre régions ouvertes et régions fermées retranscrit précédemment.
À propos de ce tableau, nous savons (...) qu'il ne concerne qu'une seule année : 1997.
Nous sommes donc certains qu'en 1997, la proportion du rapport dépenses CR/dépenses EPLE entre régions ouvertes et régions fermées est de 0.22 à 0.16.
Nous ne connaissons en revanche pas ce rapport pour les autres années concernées par l'expertise.
Nous avons, dans la suite du rapport, calculé l'incidence de ce phénomène de transfert sur le préjudice de la CAMIF sur l'ensemble de la période en extrapolant la situation existant en 1997 aux autres années, mais ceci ne constitue qu'une hypothèse qui ne se trouve pas validée par une démonstration statistique probante, faute d'avoir pu disposer des informations nécessaires ".
- page 134 du rapport, sous la rubrique: "Préjudice total de la CAMIF au titre des conventions litigieuses conclues avec les collectivités territoriales dans l'hypothèse de l'existence d'un transfert des achats des EPLE vers les Conseils régionaux dans les régions fermées" :
"Nous rappellerons simplement ici que nous avons fait l'hypothèse que le phénomène de transfert des achats des EPLE vers les conseils régionaux dans les régions fermées observé en 1997 et calculé exactement pour cette année s'étend aux autres années concernées par l'expertise.
Nous n'avons cependant pas de preuves absolues de l'existence d'un tel phénomène pour les années antérieures à 1997.
Nous avons effectué ce calcul à titre indicatif mais nous laissons à la cour le soin de décider de la prise en compte de ce phénomène dans le calcul du préjudice de la CAMIF";
- page 146 du rapport, sous la rubrique intitulée : "Nous avons estimé, dans un deuxième temps, le préjudice de la CAMIF résultant des conventions litigieuses":
" La CAMIF a justifié ce phénomène (de transfert) pour l'année 1997 mais n'a pu le justifier pour les autres années concernées par l'expertise, les chiffres des achats des EPLE par région n'étant pas disponibles.
Nous avons calculé l'incidence de cet éventuel transfert sur le préjudice de la CAMIF à partir des chiffres issus des données de 1997 et en extrapolant les résultats obtenus aux autres années.
La justification de ce transfert par observations autres que statistiques n'a pu être apportée par la CAMIF, bien que ce phénomène évoqué par la CAMIF ne puisse être rejeté a priori.
L'extrapolation aux autres années du phénomène de transfert observé en 1997 ne constitue cependant qu'une hypothèse dont nous laissons à la cour le soin de la retenir ou non " ;
Considérant que les doutes ainsi exprimés par l'expert dans son rapport et qui peuvent être résumés dans la phrase " Nous n'avons cependant pas de preuves absolues de l'existence d'un tel phénomène pour les années antérieures à 1997 " ne permettent pas à la cour, en l'absence d'éléments indiscutables fournis par ailleurs par la CAMIF, d'étayer les affirmations de cette dernière sur la réalité des transferts qu'elle invoque pendant la totalité de la période considérée ;
3. Considérant que, au soutien de la demande qu'elle forme au titre de la réparation de la totalité de son préjudice, la CAMIF oppose à l'expertise réalisée par M. Nussenbaum, une consultation de M. Peter Walton, PhD, London School of Economics, intitulée " Analyse du Rapport d'expertise de Maurice Nussenbaum dans l'affaire CAMIF/UGAP " ;
Qu'au terme de son analyse, M. Walton s'exprime ainsi :
" Il nous semble que le calcul du préjudice occasionné à la CAMIF est caractérisé par de grandes incertitudes en ce qui concerne les éléments disponibles pour analyser la situation. Face à ces incertitudes, l'expert a systématiquement sous-estimé le préjudice (...) la marge d'erreur est devenue énorme. Les chiffres finaux proposés par le rapport d'expertise, sous- estiment, peut-être par un facteur de 50, le préjudice subi par la CAMIF.
Il n'est pas possible de proposer un chiffre alternatif exact sans refaire une partie du travail de l'expert et poursuivre des épreuves empiriques sur le terrain ; toute tentative se heurtant d'ailleurs au manque de données. On peut cependant insister sur trois points :
- le calcul de la part de marché de la CAMIF est sous-estimé d'une façon significative (peut-être par un facteur 5) ;
- l'utilisation de la méthode part de marché absolu de la CAMIF au lieu de la méthode part de marché relative (ou une méthode hybride) sous-estime aussi d'une façon significative (éventuellement par un facteur 50) le préjudice ;
- le calcul du préjudice se limite aux conventions litigieuses, et ne prends pas en compte les effets indirects tels que les marchés adjacents perdus et le freinage de la croissance de la CAMIF.
Mais considérant que, même si l'auteur de cette analyse justifie l'impossibilité " de proposer un chiffre alternatif " en exposant (page 2 de son rapport) qu'il n'a pas disposé du temps qui lui aurait permis une "reconstruction du travail de M. Nussenbaum", il ne verse pas au débat les éléments indispensables à la prise en compte de ses critiques qui pourraient être de nature à conduire à l'infirmation de la démarche suivie par l'expert ainsi que ses conclusions, étant même observé qu'il reconnaît que l'évaluation de l'expert "a été faite de façon minutieuse et scrupuleuse, même si elle appelle de fortes réserves";
4. Qu'il résulte de ce qui précède que la cour dispose des éléments suffisants pour fixer à la somme de 10 000 000 F, au principal, le montant de la réparation due à l'UGAP ;
Considérant que cette somme portera intérêts au taux légal à compter du 13 janvier 1998, date à laquelle cette cour a constaté que l'UGAP a commis des abus de position dominante ;
Considérant qu'il y a lieu de faire droit à la demande tendant à ce que soit ordonnée la capitalisation desdits intérêts dans les termes des dispositions de l'article 1154 du Code civil ;
Considérant qu'il y a lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile en faveur de la CAMIF à hauteur de la somme de 50 000 F;
Considérant que le montant des frais d'expertise, soit 1 120 376,92 F, devra être supporté par l'UGAP,
Par ces motifs, Vu l'arrêt rendu le 13 janvier 1998 par cette cour ; Condamne l'Union des Groupements d'Achats Publics (UGAP) à payer à la Coopérative de consommation des Adhérents de la Mutuelle des Instituteurs de France (CAMIF) la somme de dix millions de francs (10 000 000 F) en principal, à titre de dommages-intérêts ; Dit que cette somme portera intérêt au taux légal à compter du 13 janvier 1998 ; Ordonne la capitalisation des intérêts ; Rejette toutes autres demandes ; Condamne l'UGAP à payer à la CAMIF la somme de 50 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne l'UGAP aux entiers dépens, y compris les frais d'expertise, et dit que leur recouvrement sera directement poursuivi par la SCP Jobin, Avoué à la cour, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.