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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 29 juin 1998, n° ECOC9810195X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Suez-Lyonnaise des eaux (SA)

Défendeur :

Commissaire du Gouvernement

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Premier président :

M. Canivet

Présidents :

Mmes Favre, Marais, M. Boval

Conseiller :

M. Carre-Pierrat

Avocat :

Me Richer.

CA Paris n° ECOC9810195X

29 juin 1998

Le 27 janvier 1998, le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie (le ministre) a saisi le Conseil de la concurrence (le conseil) de pratiques d'abus de position dominante de la société Suez-Lyonnaise des eaux (SLE) dans le secteur de la distribution de l'eau dans certaines communes du bassin Ile-de-France-Sud et a sollicité le prononcé de mesures conservatoires dans les circonstances suivantes :

Les communes de Villemoisson-sur-Orge. Les Ulis, Morsang-sur-Orge et Grigny, ainsi que le syndicat intercommunal des eaux du Nord-Est du département de l'Essonne sont alimentés en eau potable par la société SLE sur la base de contrats d'affermage de longue durée venant (ou étant venus) à échéance respectivement les 30 juin 1997, 21 juin 1997, 31 mars 1997, 30 juin 1997 et 18 mars 1997 (les contrats des communes des Ulis de Villemoisson-sur-Orge et de Grigny ayant été prorogés pour un an), l'eau fournie aux habitants de ces communes et de celles avoisinantes provenant d'installations de production, de transport et de stockage appartenant à la société SLE et exploitées, depuis le 1er janvier 1998, par l'une de ses filiales, la société Eau du sud parisien (ESP).

Dans le courant des années 1996 et 1997, lors de la mise en concurrence par ces communes préalable au renouvellement des contrats de délégation du service public de distribution d'eau potable, il a été notamment constaté que:

- la société SLE a refusé de communiquer ses conditions de vente en-gros de l'eau aux sociétés Compagnie générale des eaux (CGE) et Compagnie des eaux et de l'ozone (CEO), distributeurs sélectionnés par la commune de Grigny et le syndicat intercommunal,

- la société CGE a remis son offre portant sur la distribution de l'eau aux communes de Morsang-sur-Orge, Grigny et Ville-moisson-sur-Orge en invoquant les difficultés d'obtention des prix de vente en gros de l'eau produite par la société SLE,

- les sociétés Compagnie de services et d'environnement (USE) et Société ouest assainissement France (SOAF Environnement) ont renoncé à répondre à l'appel d'offres de la commune de Morsang-sur-Orge, au motif qu'elles ont été dans l'impossibilité d'obtenir les conditions de vente en gros d'eau potable de la société SLE.

Relevant que les possibilités de production d'eau potable alternatives à celles de la société SLE réduites et difficiles à mettre en œuvre, étaient limitées par des contraintes d'ordre technique, financier et réglementaire, le conseil a :

- considéré qu'il ne pouvait être exclu, à ce stade de la procédure et sous réserve d'une instruction au fond, que le refus de la société SLE de communiquer ses conditions de vente en gros de l'eau potable aux sociétés CGE et CEO et que le niveau des prix communiqués au syndicat intercommunal et aux communes de Morsang-sur-Orge et de Grigny, les 22 janvier et 24 avril 1998, puissent constituer un abus de position dominante prohibé par les dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

- mais estimé qu'il n'était pas établi que les pratiques dénoncées portent une atteinte grave et immédiate au consommateur, au secteur intéressé ou à l'économie en général dès lors que les entreprises en cause, en dépit de certaines difficultés, n'avaient pas été empêchées de concourir, que les prix pratiqués par la société SLE, légèrement inférieurs ou faiblement augmentés, comportaient des prestations complémentaires, enfin, que les éléments du dossier ne permettaient pas d'apprécier l'ampleur du caractère artificiellement élevée de la tarification.

Estimant, au surplus, que l'injonction contraignant la société SLE à assurer la distribution de l'eau potable aux conditions antérieures jusqu'à la survenance de la décision de fond " ne correspondait pas à la finalité des mesures susceptibles d'être prononcées en application de l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ", le Conseil a rejeté la demande de mesures conservatoires par décision du 12 mai 1998.

Les 2 et 8 juin 1998, la société SLE et le commissaire du Gouvernement ont respectivement formé un recours contre cette décision.

La société Suez-Lyonnaise des eaux (SLE) soutient qu'elle ne détient pas de position dominante sur le marché pertinent qui doit, selon elle, se définir, à partir des possibilités d'alimentation alternatives, comme étant celui de la gestion déléguée d'eau potable en région parisienne (et non être réduit au seul département de l'Essonne) et que les pratiques dénoncées procèdent d'erreurs ou d'approximations conduisant à une présomption de prix excessifs dénuée de sérieux.

Elle demande, en conséquence, à la Cour :

- de recevoir son recours tendant à la réformation de la décision entreprise en ce qu'elle admet la recevabilité de la saisine du ministre

- d'annuler ladite décision ou de la réformer en substituant à ses motifs celui de l'irrecevabilité de la saisine, les faits invoqués n'étant pas, selon elle, appuyés d'éléments suffisamment probants.

Le commissaire du Gouvernement, approuvant la décision du Conseil en ce qu'elle retient que les faits invoqués étaient susceptibles de constituer des pratiques prohibées par l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, lui reproche en revanche, d'avoir estimé que ces pratiques ne portaient pas d'atteinte grave et immédiate à l'intérêt des consommateurs et au secteur intéressé alors que selon lui, une telle atteinte :

- résulte du refus par la société SLE, détentrice sur le marché concerné d'une infrastructure essentielle, de communiquer ses prix de fourniture de l'eau en gros aux sociétés candidates à la consultation, privant ces dernières de la possibilité d'y concourir effectivement et loyalement ;

- intervient au moment crucial du renouvellement de conventions d'affermage de longue durée susceptibles de revêtir pour longtemps un caractère irréversible.

Il soutient que l'urgence est avérée, les conventions, pour les trois communes de Grigny, Les Ulis et Villemoisson-sur-Orge devant être très prochainement conclues tandis que celle passée par la commune de Morsang-sur-Orge peut encore faire l'objet de recours au titre du contrôle de la légalité et, dans le dernier état de ses demandes, prie, en conséquence, la Cour:

- d'annuler la décision du conseil en ce qu'elle a refusé de prononcer des mesures conservatoires;

- réformant ladite décision, d'enjoindre à la société SLE de :

1° Continuer à assurer la distribution de l'eau potable aux communes de Villemoisson-sur- Orge, des Ulis et de Grigny aux conditions prévues dans les avenants en cours jusqu'à ce qu'un nouveau concessionnaire soit choisi à l'issue d'une mise en concurrence effective ou, à défaut, jusqu'à la survenance de la décision de fond du conseil ;

2° Communiquer, à tout tiers qui en ferait la demande dans le but de se porter candidat à la procédure de mise en concurrence lancée par ces communes, son prix de vente en gros de l'eau potable, établi de manière objective et non discriminatoire, en écartant du calcul de ce prix tout coût qui serait étranger à la production.

Le commissaire du Gouvernement conclut, par ailleurs, à l'irrecevabilité du recours en réformation formé par la société SLE et subsidiairement, à son rejet aux motifs que les contestations relatives à la définition du marché pertinent et de l'existence d'une position dominante ne sont pas fondées.

Sur le recours du commissaire du Gouvernement, la société Suez Lyonnaise des eaux (SLE) réplique :

- que l'atteinte alléguée se rapporte aux pratiques qui lui sont imputées, non à leurs conséquences, et méconnaît, de ce fait, l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

- que la conclusion d'avenants, participant de la vie normale d'une convention de délégation de service public, interdit de parler d'irréversibilité des clauses tarifaires, à les supposer illicites ;

- que le caractère immédiat et grave de l'atteinte n'est pas démontré ;

- que le prix de l'eau, dans les communes concernées, étant stable ou en baisse, à prestations égales, l'intérêt des consommateurs n'est pas lésé ;

- que les mesures sollicitées sont inutiles ou illégales.

Le conseil fait observer qu'en l'état actuel de l'instruction, si les pratiques dénoncées sont susceptibles de constituer des pratiques prohibées au sens de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, l'atteinte grave et immédiate invoquée par le commissaire du Gouvernement n'est pas caractérisée.

- Le ministère public conclut oralement à la confirmation de la décision déférée.

Sur quoi, LA COUR :

Considérant que les deux recours, enregistrés sous les numéros 98.11955 et 98.12315, qui concernent la même décision, doivent être joints ;

Sur le recours de la société Suez-Lyonnaise des eaux (SLE) :

Considérant que le recours prévu par l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne vise que la décision du conseil relative aux mesures conservatoires : que, faute d'intérêt, la société SLE est donc irrecevable à contester une décision rejetant la demande de telles mesures faite à son encontre et dont elle ne critique que les motifs ;

Qu'en outre, aux termes de l'article 15 de l'ordonnance précitée, l'ouverture d'une instruction sur les faits invoqués dans la saisine ne fait pas l'objet d'une décision susceptible de recours, seules pouvant être attaquées celles, autres que des mesures conservatoires, prévues au titre IV de l'ordonnance, à savoir, qui déclarent la saisine irrecevable, de non lieu à poursuivre la procédure ou de sanction des pratiques anticoncurrentielles constatées :

Sur le recours du commissaire du Gouvernement :

Considérant que les contrats de délégation du service public de la distribution de l'eau concernant le syndicat intercommunal du Nord-Est du département de l'Essonne et la commune de Morsang-sur-Orge ayant été renouvelés, la demande de mesures conservatoires visant à rétablir des conditions d'une concurrence effective pour la conclusion desdits contrats, à laquelle le commissaire du Gouvernement a renoncé à l'audience, est désormais sans objet ;

Considérant que la prise de mesures conservatoires prévue par l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 est subordonnée à la constatation de faits manifestement illicites, constitutifs de pratiques prohibées par les articles 7 et 8 de l'ordonnance précitée, auxquels il convient de mettre fin sans délai pour prévenir ou faire cesser un préjudice grave et certain ; qu'en outre ces mesures ne peuvent intervenir que si la pratique alléguée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante :

Considérant que les faits reprochés s'inscrivent dans le cadre du renouvellement des contrats d'affermage du service de distribution d'eau, venus à échéance dans les trois communes restant concernées des Ulis de Villemoisson-sur-Orge et de Grigny, pour l'exécution desquels le gestionnaire du service public s'engage à faire son affaire de l'approvisionnement en eau potable, soit qu'il la produise, soit qu'il l'acquiert ;

Que la société SLE, candidate au renouvellement de la délégation de service public de la distribution de l'eau dont elle est titulaire dans les trois communes précitées, qui assure la gestion des réseaux d'alimentation en eau potable de 67,8 % des communes du département de l'Essonne, à partir de l'eau par elle prélevée dans la Seine ou provenant de forages pour la plupart situés dans la vallée de l'Yerres, puis traitée dans les trois usines qui lui appartiennent situées à Morsang-sur-Orge, Viry-Châtillon et Vigneux-sur-Seine, occupe une position dominante sur le marché en cause, exactement défini par le Conseil comme celui de la délégation de service public de la distribution d'eau potable dans le bassin dont dépendent les communes concernées par la demande de mesures conservatoires :

Qu'en effet, l'enquête à laquelle a fait procéder le ministre révèle que les solutions alternatives d'approvisionnement invoquées par la société SLE, qu'il s'agisse des possibilités d'alimentation en eaux souterraines par forage de nappes, comme celles d'Albien ou de l'Yprésien, ou de l'utilisation d'autres réseaux existants, comme celui de Société anonyme de gestion des eaux de Paris (SAGEP) ou du Syndicat des eaux d'Île-de- France (SEDIF), se heurtent, dans la zone géographique concernée, à ces contraintes techniques, juridiques et financières rendant, à court ou moyen terme, impraticables tous autres moyens d'obtention de l'eau à distribuer ;

Que de ce fait, la société SLE contrôle des installations de production, de distribution et de stockage qui lui assurent de manière exclusive l'alimentation en eau potable des trois communes en cause sans laquelle la distribution de l'eau ne peut y être assurée ;

Qu'il s'ensuit que les sociétés retenues pour participer à la mise en concurrence de la délégation dudit service public par les communes concernées, qui ne disposent d'aucune ressource substituable à l'eau produite par la société SLE, doivent avoir accès à celle-ci à des conditions tarifaires objectives, transparentes et non discriminatoires leur permettant de concourir utilement aux marchés pour lesquels elles sont constituées ;

Considérant qu'il est établi par l'enquête que la société SLE a, de manière générale et par principe, refusé de communiquer aux entreprises avec qui elle est en concurrence sur le marché de la délégation du service public de la distribution de l'eau le prix de vente en gros de celle qu'elle produit ;

Que la consultation ne portant que sur la délégation, de la gestion par affermage du service public de distribution de l'eau potable, et non comme elle le prétend, tout à la fois, sur le captage, le traitement, l'adduction et la distribution de cette, eau, la société SLE ne peut alléguer pour justifier sa position, que le prix refusé est un élément de son offre;

Que l'autorisation finalement donnée par la société SLE aux communes et syndicat intercommunal concernés de communiquer les propositions qu'elle leur a faites " de prix pour une livraison aux limites de la commune dans le cadre d'un contrat de vente en gros " aux entreprises soumissionnaires n'est ni techniquement ni juridiquement équivalente à la fourniture par elle-même de propositions contractuelles directement négociables avec lesdites entreprises; que les éléments de fait relevés par l'enquête montrent d'ailleurs que celles-ci n'ont pu déterminer l'offre globale d'un prix de distribution de l'eau, dans les conditions prévues aux cahiers des charges, en fonction d'un prix de gros proposé par la société SLE aux communes dont ni ces dernières ni elles-mêmes n'étaient en mesure d'apprécier la portée ;

Que, contrairement à ce qu'a estimé le conseil, il est avéré, en l'état des constatations de l'enquête, que ces entreprises ont été empêchées de concourir normalement pour l'obtention des marchés d'affermage concernés; qu'en particulier, s'agissant de ceux des communes de Grigny et de Villemoisson-sur-Orge, les offres de la société CGE n'ont été que partielles, effectuées hors achat d'eau, à défaut de disposer des données financières et techniques nécessaires à la formulation de propositions complètes, les prix offerts, dans ces cas, faisant abstraction du prix d'achat de l'eau pour lequel il est suggéré de créer un compte spécial alimenté par une surtaxe; que, pour le marché de Villemoisson-sur-Orge, l'offre de la société SOAF Environnement a également réservé le coût d'achat de l'eau en gros fournie par le réseau interconnecté de la société SLE :

Qu'émanant de la société SLE, en position dominante et disposant des ressources essentielles, le refus de communiquer à ses concurrentes les conditions de vente du produit indispensable à l'accès au marché de la délégation du service public de la distribution de l'eau qu'elle est seule à détenir, tombant sous le coup de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, est manifestement illicite :

Qu'il constitue, en raison de sa nature même, une atteinte grave et immédiate à l'économie en général et à celle du secteur intéressé. Dès lors, d'une part, qu'il empêche les sociétés consultées par les communes pour la délégation du service public de la distribution de l'eau, autres que la société SLE, d'élaborer des offres utiles et, par voie de conséquence, ne permet pas à la concurrence de s'exercer de manière effective, d'autre part, ainsi que le révèle le retrait des sociétés CISE et SOAF Environnement lors de la consultation pour le marché de la commune de Morsang-sur-Orge, qu'il dissuade les candidats potentiels de concourir en raison des difficultés rencontrées pour l'obtention des données nécessaires relatives au prix d'acquisition de l'eau:

Qu'affectant directement et durablement les conditions financières de la délégation du service public de la distribution de l'eau actuellement en cours de renouvellement dans trois communes de la région parisienne, le préjudice résultant de la pratique dénoncée est tout à la fois certain et grave;

Que la proximité des dates auxquelles les nouveaux contrats doivent être conclus caractérise une situation d'urgence justifiant qu'il soit fait injonction à la société SLE de communiquer son prix de vente en gros de l'eau potable dans des conditions déterminées ci-après propres à permettre, sur le coût d'accès au produit indispensable, une réelle information des entreprises en compétition pour l'obtention de la délégation du service public de la distribution de l'eau dans les communes des Ulis, de Villemoisson-sur-Orge et de Grigny ;

Qu'en revanche la mesure visant à contraindre la société SLE à assurer, au-delà du terme fixé, pour une durée indéterminée, la distribution de l'eau potable dans les communes concernées aux conditions prévues dans les avenants en cours, qui excède ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence a été, à bon droit, rejetée par le conseil ;

Par ces motifs : Joint les procédures numéros 98-11955 et 98-12315 ; Dit irrecevable le recours formé par la société Suez-Lyonnaise des eaux contre la décision du Conseil de la concurrence n° 98-MC-04 du 12 mai 1998 ; Réformant la décision déférée, enjoint à la société Suez-Lyonnaise des eaux de communiquer, dans un délai de quatre jours de la notification du présent arrêt. à tout tiers qui en ferait la demande dans le but de se porter candidat à la procédure de mise en concurrence lancée par les communes de Villemoisson-sur-Orge. Les Ulis et Grigny, son prix de vente en gros de l'eau potable établi de manière objective, transparente et non discriminatoire, en écartant de ce prix tout coût étranger à la production ; Rejette les autres demandes de mesures conservatoires ; Met les dépens à la charge de la société Suez-Lyonnaise des eaux.