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Décisions

Conseil Conc., 21 novembre 1989, n° 89-D-39

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques de la société Kenner Parker Tonka France vis-à-vis des grossistes en jouets

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré en section, sur le rapport de M. B. Thouvenot, dans sa séance du 21 novembre 1989 où siégeaient M. Béteille, vice-président, président ; MM. Cerruti, Flécheux, Fries, Mmes Hagelsteen, Lorenceau, M. Schmidt, membres.

Conseil Conc. n° 89-D-39

21 novembre 1989

Le Conseil de la concurrence,

Vu la lettre enregistrée le 4 août 1987, sous les numéros F 97 (C 75), F 112 (C 97) et F 113 (C 98), par laquelle les sociétés SA Vincent Gosme, Etablissements Jean-Pierre Wagnon SARL et SA Bodson Jouets ont saisi le Conseil de la concurrence de certaines pratiques de la société Kenner Parker Tonka France à l'égard des grossistes en jouets ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, modifiée, ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986, modifié, pris pour son application ; Vu la décision du président du Conseil de la concurrence n° 89-DSA-01 du 15 février 1989 retirant et occultant certaines pièces du dossier, à la demande de la société Kenner Parker Tonka France ; Vu les observations présentées par la société Kenner Parker Tonka France et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les parties entendus ; Retient les constatations (I) et adopte la décision (II) ci-après exposées :

I. - CONSTATATIONS

Le marché

L'offre des jouets est éclatée entre une multitude de petites et moyennes entreprises et quelques filiales de sociétés multinationales en 1986, sur un total de la consommation apparente de 6,7 milliards de francs, correspondant à un chiffre d'affaires de l'ordre de 13 milliards au stade de la distribution, la société Kenner Parker Tonka France occupait la troisième place, avec une part de l'ordre de 7 à 8 p. 100.

En ce qui concerne la demande, le marché des jouets présente diverses particularités, parmi lesquelles, notamment, de fréquentes variations de la consommation qui modifient la répartition entre les familles de produits ; à cet égard, le phénomène le plus marquant est actuellement le développement des jeux de société.

Par ailleurs, la distribution des jouets connaît une répartition saisonnière irrégulière, la plupart des ventes ayant lieu au cours des deux derniers mois de l'année ; elle est également marquée par l'importance prise par les grandes surfaces au détriment des commerces de détail, phénomène récent qui a entraîné une diminution du rôle des grossistes dans ce secteur.

Les prix de vente des jouets font l'objet d'une concurrence qui tient pour une large part à la politique commerciale des magasins de grande surface, particulièrement pour les articles vedettes du marché, souvent soumis à des opérations de vente à prix réduits accompagnées de campagnes publicitaires.

Le jeu Trivial Pursuit

Si aucune entreprise ne peut prétendre occuper une place prépondérante sur le marché des jouets défini de façon globale, il n'en va pas de même pour les jeux de société, dont la société Kenner Parker Tonka France a effectué près de 40 p. 100 des ventes pour les années 1987 et 1988 cette particularité est due, d'une part, à sa spécialisation sur ce créneau et, d'autre part, au succès exceptionnel qu'a connu au cours de la même période, le jeu Trivial Pursuit qu'elle distribue (1 300 000 exemplaires vendus pour la seule année 1987, soit environ 30 p. 100 des ventes totales de jeux de société).

Comme tous les jeux de société, le Trivial Pursuit présente une originalité spécifique de nature à réduire le caractère de substituabilité des autres produits à son égard, car, au-delà de l'idée de base sur laquelle il repose, les caractéristiques de sa composition, protégées par des droits d'auteur, lui confèrent un pouvoir d'attraction distinctif proche de celui des œuvres littéraires vis-à-vis de la demande finale le consommateur qui désire faire l'acquisition d'un jeu Trivial Pursuit n'a pas le choix entre plusieurs marques, mais ne peut que modifier sa demande.

La société Kenner Parker Tonka France ayant, en outre, développé un important effort publicitaire destiné à faire du Trivial Pursuit une sorte de jeu générique, au même titre que le Scrabble ou le Monopoly, il en est résulté une très forte notoriété auprès du public, dont les effets ont été attestés par les déclarations de la plupart des spécialistes de la distribution entendus lors de l'instruction, selon lesquelles un revendeur de jouets peut difficilement s'abstenir de commercialiser le Trivial Pursuit (par exemple, selon le procès-verbal de déclaration du responsable de la société Progedis à Paris, "C'est un véritable phénomène de mode, les clients qui veulent Trivial Pursuit ne veulent rien d'autre ", pièce n° 7-D-25).

Enfin, la société Kenner Parker Tonka France est la seule source d'approvisionnement à laquelle peut s'adresser un revendeur de jouets pour obtenir le jeu Trivial Pursuit, parce qu'elle dispose de l'exclusivité de sa distribution en France et qu'aucune solution de remplacement n'est offerte en dehors du territoire français, dans la mesure où ce produit ne peut être vendu que dans son édition réalisée pour le marché français, à la fois parce qu'elle est réalisée en langue française et qu'elle est spécialement adaptée aux connaissances d'un utilisateur de culture française.

Les relations entre la société Kenner Parker Tonka France et les grossistes

En raison de l'importance prise par les hypermarchés dans la distribution des jeux et des jouets, le rôle des grossistes a été réduit à l'approvisionnement de la clientèle des clients de moindre importance, auxquels les fabricants ne s'adressent pas directement, leur nombre étant inversement proportionnel à l'importance de leurs commandes. Ainsi, la société Kenner Parker Tonka France assure elle-même directement la distribution d'environ 80 p. 100 de ses ventes et s'adresse, pour le solde, aux grossistes spécialisés, qu'elle charge d'approvisionner les petits détaillants non spécialisés et les collectivités.

A partir de l'année 1987, la socièté Kenner Parker Tonka France a réservé la vente de ses produits à certains grossistes et l'a refusée à d'autres ; les conditions sur la base desquelles elle a opéré une sélection entre les grossistes demandeurs n'ont pas fait l'objet d'une définition par écrit ou par tout moyen qui les rende communicables et vérifiables et c'est selon les déclarations des responsables de la société qu'il a pu être, noté que, pour être agréées, les demandes devaient émaner de grossistes dont les achats avaient atteint le seuil de 450 000 francs en 1986, dont la spécialisation dans le secteur des loisirs était totale et dont la clientèle ne comprenait pas d'hypermarchés.

Or, le critère du chiffre d'affaires n'a pas fait l'objet d'une application tout à fait stricte puisqu'il a été constaté qu'un grossiste sélectionné n'avait pas atteint le minimum fixé (il s'agit de la société Nadal, à Alès, dont les achats ne se sont élevés qu'à 387 000 francs). En outre, le fait que la clientèle des grossistes ne devait pas comprendre de magasins à grande surface a permis à la société Kenner Parker Tonka France de se réserver leur approvisionnement à titre exclusif en éliminant des grossistes qui répondaient aux conditions quantitatives.

Il ressort par ailleurs des pièces du dossier que la société Kenner Parker Tonka France contrôle avec vigilance les prix de vente pratiqués par les hypermarchés : elle a ainsi, notamment, exercé des pressions auprès des magasins à l'enseigne Carrefour (dont la clientèle représente 11 p. 100 de ses ventes) pour qu'une remise de 6 p. 100, liée à la réalisation d'un chiffre d'affaires annuel minimum, ne soit pas incorporée dans leurs prix de revient, même dans les cas où il n'était plus incertain que la condition fût atteinte, et leur a fait connaître "le prix le plus bas légal possible " ; selon les déclarations de ses responsables, "nombre de magasins Carrefour ont obtempéré" (pièce n° 7-D-68), tandis que d'autres, ayant refusé d'obéir, ont été poursuivis en justice sous l'accusation de revente à perte.

II - À LA LUMIÈRE DES CONSTATATIONS QUI PRÉCÈDENT, LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Sur l'état de dépendance économique

Considérant que le jeu Trivial Pursuit présente un caractère particulier reconnu par des droits de propriété intellectuelle, notamment les droits d'auteur qui protègent les questions posées aux joueurs ainsi que les réponses qui y sont apportées; qu'il a un caractère substituable réduit par rapport à d'autres jeux de société et, a fortiori, par rapport aux autres produits du marché des jeux et jouets;

Considérant que ce jeu a connu un succès commercial important pendant la période considérée, où il a été établi qu'en général les consommateurs qui réclamaient un Trivial Pursuit ne reportaient pas leur demande sur un autre jeu, comme l'attestent les déclarations de responsables d'entreprises de distribution et celles des dirigeants de la société Kenner Parker Tonka France ;

Considérant qu'il est allégué que la notoriété du jeu Trivial Pursuit serait insuffisante pour créer un état de dépendance économique parce que, d'une part, la société Kenner Parker Tonka France ne bénéficierait pour elle-même d'aucune notoriété, même si le jeu qu'elle distribue est bien connu, et ne saurait donc tenir dans sa propre dépendance aucun distributeur et que, d'autre part, la renommée de ce jeu serait éphémère ; que cependant, pour qu'une société qui distribue sous une marque particulière un produit de grande notoriété tienne dans sa dépendance des distributeurs, il n'est pas nécessaire que sa raison sociale soit identique à la marque de ce produit; qu'il est, par ailleurs, indifférent que cette notoriété soit éventuellement liée à un phénomène de mode, la seule condition d'une situation de dépendance économique étant la réalité de ses effets, qui ne correspond pas nécessairement à une durée minimum;

Considérant que, si la part de la société Kenner Parker Tonka France est faible sur l'ensemble du marché des jeux et des jouets, en raison de la grande atomicité de l'offre, elle est, par contre, significative dans le segment des jeux de société; que, sur ce segment, le jeu Trivial Pursuit occupait à lui seul une part de 30 p. 100 en 1987 et en était unanimement reconnu comme le "produit leader";

Considérant que la société Kenner Parker Tonka France, seul fournisseur du jeu Trivial Pursuit pour le territoire français, a conclu un contrat de licence exclusive avec le fabricant; qu'il n'existe pas à l'étranger de solution équivalente au sens du 2 de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, en raison de l'importance essentielle de la langue utilisée et de la nécessaire adaptation de ce jeu aux connaissances particulières des joueurs nationaux;

Considérant que la fonction de grossiste consiste à approvisionner des revendeurs qui ne disposent pas de la capacité de s'adresser directement à chacun des fournisseurs du marché ; que, dès lors, le jeu Trivial Pursuit étant un produit jugé indispensable à la vente par l'ensemble des distributeurs, son absence dans l'assortiment de grossistes spécialistes en jouets est susceptible de les handicaper en conduisant leurs clients à reporter tous leurs achats vers d'autres grossistes disposant de cet article afin d'obtenir les meilleures conditions sur l'ensemble de leurs commandes; qu'il en résulte un état de dépendance économique de chaque grossiste spécialiste en jouets vis-à-vis de la société Kenner Parker Tonka France;

Sur l'exploitation abusive de l'état de dépendance économique :

Considérant qu'à partir de l'année 1987 la société Kenner Parker Tonka France a refusé la vente de ses produits à certains grossistes sans leur avoir fait connaître les critères sur la base desquels elle opérait sa sélection ; que les critères que les responsables de l'entreprise ont déclaré avoir utilisés, à savoir un minimum de commandes de 450 000 francs au cours de l'année 1986, une spécialisation de l'activité dans le domaine des jouets et l'absence de magasins à grande surface parmi la clientèle, n'ont pas donné lieu à une application stricte, l'un des grossistes agréé n'ayant pas atteint au cours de l'année 1986 le minimum de commandes évoqué ;

Mais considérant qu'un fournisseur reste libre de modifier l'organisation de son réseau de distribution sans que ses clients bénéficient d'un droit acquis au maintien de leurs situations; que la sélection des grossistes effectuée par la société Kenner Parker Tonka France n'a eu ni pour objet ni pour effet de restreindre la capacité d'approvisionnement ou la liberté commerciale des distributeurs détaillants; qu'en particulier, il ne ressort pas du dossier que la société Kenner Parker Tonka France ait refusé la vente à des magasins à grande surface, ni subordonné ses livraisons au respect d'un niveau de prix quelconque, ni pratiqué à leur égard des discriminations de prix injustifiées;

Considérant que la société Kenner Parker Tonka France a pu mettre en garde des distributeurs dont elle estimait que leur prix de vente était inférieur au seuil légal de revente à perte et, dans certains cas, intenter des actions en justice à leur encontre ; que de telles pratiques ne sauraient être considérées comme illicites ; qu'il est loisible à un fournisseur qui s'estime lésé par les pratiques de certains de ses cocontractants d'utiliser les voies de droit qui lui sont ouvertes pour faire cesser les agissements dont il se plaint que s'il ne peut, en revanche, mettre lui-même en œuvre des pratiques anticoncurrentielles, il n'a pas été établi que tel ait été le cas ; que, dans ces conditions, les refus de vente évoqués n'ont eu ni pour objet ni pour effet de restreindre le jeu de la concurrence sur le marché de la distribution des jeux et jouets,

Décide

Article unique. - Il n'est pas établi que la société Kenner Parker Tonka France ait enfreint les dispositions du 2 de l'article 8 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986.