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Conseil Conc., 19 octobre 1993, n° 93-D-43

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Réseau de franchise à l'enseigne "Troc de l'île"

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Adopté sur le rapport de M. Bernard Thouvenot, par M. Barbeau, président, MM. Cortesse, Jenny, vice/présidents.

Conseil Conc. n° 93-D-43

19 octobre 1993

Le conseil de la concurrence (commissions permanente)

Vu la lettre enregistrée le 28 décembre 1990 sous le numéro F 373, par laquelle le ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et du budget, a saisi le conseil de la concurrence des pratiques des entreprises de dépôt/vente d'objets d'occasion constituant le réseau de franchise à l'enseigne "Troc de l'île" ; Vu l'ordonnance n° 86/1243 su 1er décembre 1986 modifiée relative à la liberté des prix et de la concurrence, ensemble le décret n° 86/1309 du 29 décembre 1986 modifié pris pour son application ; Vu le règlement n° 4087/88 du 30 novembre 1988 de la Commission des Communautés européennes concernant l'application de l'article 85, paragraphe 3, du traité instituant la Communauté économique européenne, en date du 25 mars 1957 à des catégories d'accords de franchise ; Vu les lettres du 11 mai 1993 du président du conseil de la concurrence notifiant à la partie intéressée et au commissaire du Gouvernement sa décision de porter l'affaire devant la commission permanente, en application de l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 susvisée ; Vu les observations présentées par la société Céjibé et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et le représentant de la société Céjibé entendus ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et sur les motifs (II) ci/après exposés :

I. - CONSTATATIONS

a) Le marché :

Les entreprises à l'enseigne "Troc de l'île" sont des prestataires de services qui exposent dans leurs entrepôts des articles d'occasion de toutes sortes (à l'exception des voitures et des vêtements) déposés par des particuliers pour être offerts à la vente aux consommateurs. Agissant en leur propre nom et pour le compte des déposants qui fixent eux/mêmes le prix de vente final, ces entreprises sont rémunérées par une commission calculée en fonction des ventes réalisées. Le contrat de dépôt étant assorti d'un mandat de vente, le nom de dépôt/vente est couramment donné aux accords de ce type.

Les entreprises de dépôt/vente fournissent aux personnes souhaitant mettre en vente des articles d'occasion un service spécifique par rapport à celui des brocanteurs ou des salles de ventes aux enchères. En effet, les transactions sont faites entre des particuliers sans l'intervention d'un commerçant professionnel et les articles sont exposés pendant une longue durée au prix souhaité par les déposants.

Cette formule connaît un certain développement : il existe plusieurs réseaux organisés en franchise ou par succursales et dont l'enseigne est présente en plusieurs endroits comme celle du "Troc de l'île" ("La Trocante", "La Caverne des particuliers", "Troc 2000 , "Troc en stock", "Ali Baba", etc) ; d'autres réseaux ont une implantation régionale ("Toutantroc" dans le Sud/Ouest de la France, "Jobbing" et "Monsieur Troc" dans le Sud/Est) ; par ailleurs, de nombreuses entreprises exercent la même activité à titre individuel.

La marque "Troc de l'île" appartient à la société anonyme Céjibé qui exploite sous cette enseigne un réseau constitué actuellement, d'une part, de six sociétés filiales et, d'autre part, de trente/six entreprises indépendantes auxquelles elle est liée par un contrat de franchise. Ce réseau s'est d'abord implanté dans le Sud/Est de la France, où se trouvent encore la plupart de ses magasins, notamment quatre dans les Bouches/du/Rhône, deux dans le Var et deux dans les Alpes/Maritimes, puis il s'est développé de façon intégrale sur l'ensemble du territoire, avec deux magasins dans certains départements (Pyrénées/Orientales, Gironde, Puy/de/Dôme, Meurthe/et/Moselle et Nord) et aucun dans d'autres, notamment ceux de la région parisienne. Au cours de l'exercice du 1er octobre 1991 au 30 septembre 1992, la société Céjibé a réalisé pour son propre compte un chiffre d'affaires de 9 368 000 F. Ensemble, les quarante/deux magasins du réseau ont réalisé en 1992 un volume total de transactions de 177,5 millions de F sur lequel ils ont pratiqué un taux moyen de commission de 30 p. 100.

Selon les stipulations du contrat de franchise, l'enseigne commune du réseau est celle de la marque "Troc de l'île ", qui fait l'objet d'un logo spécifique. Il existe des normes relatives à l'architecture des locaux, à la présentation des établissements ainsi qu'à celle des documents commerciaux et la communication publicitaire est soumise à une obligation d'homogénéité. La société Céjibé s'engage à communiquer à ses franchisés la formule de dépôt/vente qu'elle a mise au point et qui porte notamment sur la recherche des sources d'approvisionnement, la réception des marchandises, l'étiquetage, le stockage, l'automatisation des transactions, le traitement par informatique, les méthodes de gestion et de communications ; elle s'engage à assister les franchisés au début de leur exploitation, à assurer leur formation initiale et leur perfectionnement ainsi que ceux de leur personnel et à les faire bénéficier d'une assistance permanente. Certaines obligations réciproques en matière d'animation et la participation aux réunions de diverses commissions sont également de nature à créer un réseau homogène et solidaire.

b) Les pratiques relevées :

Le contrat de franchise que propose la société Céjibé ne comporte aucune mention relative aux prix ou aux marges. Néanmoins, certaines clauses peuvent conduire les franchisés à conformer leur politique commerciale au modèle proposé par le franchiseur : l'article 7 du contrat prévoit la communication de ratios tirés de la comptabilité de magasins ayant au moins trois ans d'activité ; l'article 9 impose la formation initiale des franchisés au siège social du franchiseur ou dans un dépôt/vente pilote ; l'article 17 prévoit que les franchisés s'obligent à connecter leur système informatique de gestion et de comptabilité sur celui du franchiseur et à utiliser un logiciel conçu par la société Céjibé pour la gestion de leurs ventes par la saisie des opérations journalières et la facturation mensuelle des rétrocessions aux déposants.

Il résulte notamment de cette dernière obligation que les franchisés facturent leurs commissions au moyen d'un système mis au point par la franchiseur et qui comporte des taux de commission fixés par ce franchiseur. A ce sujet, le président de la société Céjibé a déclaré que le système informatique fourni à ses franchisés "permet toute modification des taux de commission qu'ils peuvent pratiquer" ; il a produit une attestation de la société IDEM qui a réalisé ce système et selon laquelle les taux de commission " peuvent être modifiés à tout moment par le responsable du magasin de manière durable ou même ponctuelle lors de la saisie d'un dépôt ou d'une recette en refusant le taux proposé au profit d'un taux manuel ".

Par ailleurs, pour négocier avec les déposants, les magasins à l'enseigne "Troc de l'île" utilisent des formulaires contractuels qui ont été mis au point par la société Céjibé. Ces formulaires comportent l'indication des taux de commission applicables sur le montant de la vente de chaque article de la façon suivante :

" Supérieur à 10 000 F : 20 p. 100 ;

" Compris entre 5 001 F et 10 000 F : 25 p. 100 ;

" Compris entre 501 F et 5 000 F : 30 p. 100 ;

" Compris entre 0 F et 500 F : 35 p. 100. "

Ils comportent également l'indication de "frais fixes de 25 F par contrat, prélevés lors du premier règlement, uniquement en cas de vente".

L'instruction a fait apparaître que les formulaires en question étaient systématiquement utilisés non seulement par les six succursales de la société Céjibé mais aussi par les entreprises franchisées du réseau et que les tarifs qu'ils comportent étaient appliqués dans la très grande majorité des transactions.

Selon l'article 16 du contrat de franchise, le franchisé "s'engage à ne réapprovisionner tous les documents administratifs, comptables et de gestion qu'auprès des fournisseurs référencés par le franchiseur ou en tout état de cause à partir d'une qualité identique à celle figurant en référence dans la charte graphique" ; de même, selon l'article 6, il doit "soumettre au franchiseur le modèle des documents commerciaux ou informatifs destinés au public autres que ceux prévus dans le manuel opératoire et fournis par les imprimeurs du franchiseur avant tout tirage et usage".

Le président de la société Céjibé a déclaré que ces formulaires ne sont pas imposés aux franchisés qui peuvent s'en procurer par les moyens qui leur conviennent dès lors qu'il respectent l'obligation d'une présentation identique à celle qui figure dans la charte graphique. Il a indiqué qu'un franchisé peut facilement appliquer un taux de commission inférieur à celui qui est pré/imprimé et il a ajouté qu'en fait, les taux moyens pratiqués par les franchisés variaient entre 29,04 p. 100 et 37,30 p. 100, fournissant diverses copies de documents comptables dont il ressort que, parfois, quatre filiales de la société Céjibé et trois de ses franchisés ont appliqué des taux de commission inférieurs à ceux qui figurent sur les formulaires et un franchisé n'a pas facturé de frais fixes de contrat.

Toutefois, d'autres déclarations laissent entendre que les taux de commission sont identiques dans tout le réseau : dans un procès/verbal de déclaration du 10 avril 1989 où le président de la société Céjibé précise que les taux de commission ont été calculés pour assurer une saine gestion des points de vente et en tenant compte d'une répartition proportionnelle des coûts fixes sur le montant des transactions et où il indique que la moyenne des taux se situe à 29,5 p. 100, seuil en dessous duquel il y aurait péril pour la gestion des franchisés et au/delà duquel ils perdraient des clients, celui/ci reconnaît que " lorsqu'il y a concurrence des clients de deux "Troc de l'île", il est souhaitable qu'ils pratiquent les mêmes taux pour assurer une uniformité de l'image du réseau, que ce soit à la hausse ou à la baisse". Dans un entretien paru dans le journal LSA n° 1303 du 7 mai 1992, il déclare de même à propos du réseau et sans envisager l'hypothèse de différenciations que " les commissions s'échelonnent de 35 p. 100 pour un prix de vente inférieur ou égal à 500 F à 20 p. 100 quand il dépasse 10 000 F ".

II. / SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRÉCÈDENT, LE CONSEIL

Considérant que sont susceptibles d'entrer dans le champ de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 les accords liant un ensemble d'entreprises franchisées entre elles et avec le franchiseur ainsi que les modalités d'application de ces accords ;

Au fond :

Considérant qu'il convient d'examiner en l'espèce si la diffusion aux franchisés de contrats de dépôt/vente comportant l'indication de taux de commission de 20, 25, 30 et 35 p. 100 et celle de frais fixes de 25 F peut être analysée comme la recommandation de simples prix et marges conseillés traduisant le souci légitime de la société Céjibé d'harmoniser les méthodes de tous les dépôt/vente à l'enseigne "Troc de l'île" ou comme une pratique anti/concurrentielle prohibée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant que pour porter cette appréciation doit être pris en considération le fait que, si le règlement n° 4087/88 du 30 novembre 1988 de la Commission des Communautés européennes, qui définit les conditions dans lesquelles les accords de franchise de distribution et de services peuvent bénéficier de l'exonération prévue à l'article 85, paragraphe 3, du Traité de Rome, permet au franchiseur de faire des recommandations aux franchisés quant au prix de vente des produits ou services qui font l'objet de la franchise, c'est à la condition, d'une part, qu'il n'y ait pas entre le franchiseur et les franchisés ou entre les franchisés, de pratiques concertées en vue de l'application effective de ces prix et, d'autre part, que ne soit pas limitée directement ou indirectement la liberté des franchisés quant à la détermination de ces prix;

Considérant que la société Céjibé soutient que les entreprises franchisées restent libres de fixer leurs taux de commission ; qu'elle fait valoir que le contrat de franchise qu'elle propose aux magasins souhaitant faire partie du réseau à l'enseigne "Troc de l'île" n'interdit pas à ces derniers d'utiliser d'autres documents que les imprimés qu'elle met à leur disposition ou d'en modifier la composition pour pratiquer éventuellement des taux de commission différents de ceux qui figurent sur ces imprimés ; qu'elle ajoute qu'il n'a été relevé aucune pression du franchiseur pour faire respecter ces conditions ni aucune concertation entre les franchisés et qu'elle justifie de ce que, en de rares cas, ces conditions n'ont pas été appliquées ;

Mais considérant que l'indication, sur des documents destinés à la clientèle, du montant des taux de commission et des frais forfaitaires, ne peut être regardée comme une simple recommandation de marges ou de prix conseillés à titre indicatif; que l'intérêt économique de chaque entreprise franchisée est de se procurer des documents commerciaux imprimés pour l'ensemble du réseau afin de bénéficier d'une économie d'échelle; que l'instruction a fait apparaître que les formulaires en question étaient effectivement utilisés en l'état dans la très grande majorité des transactions par toutes les entreprises du réseau;

Considérant que les pratiques constatées ont pour objet et peuvent avoir pour effet de restreindre le jeu de la concurrence sur le marché du dépôt/vente d'objets d'occasion en limitant détermination de leurs prix par chacune des entreprises du réseau "Troc de l'île" ; qu'en effet, chaque fois qu'un déposant est en mesure de choisir entre plusieurs magasins du réseau, ceux/ci appliquent le même taux de commission et facturent des frais fixés au même tarif, comme l'a reconnu le président de la société Céjibé ;

Sur la sanction :

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le conseil de la concurrence " peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anti/concurrentielles dans un délai déterminé ou imposé des conditions particulières. Il peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organismes sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires réalisé en France au cours du dernier exercice clos... " ;

Considérant que le dommage à l'économie résulte du fait que les pratiques constatées ont pour objet de dissuader les entreprises franchisées de prendre de façon autonome leurs décisions en matière de taux de commission et de frais de dossier ; que par suite, le jeu de la concurrence a pu être restreint entre elles ; qu'il y a lieu toutefois, de tenir compte de ce que ces pratiques ne peuvent affecter la concurrence qu'entre les entreprises du réseau "Troc de l'île" et qu'il n'a pas été fait état de ce que les mêmes pratiques aient été mises en œuvre dans d'autres réseaux de dépôt/vente ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu d'infliger à la société Céjibé, qui a réalisé en France un chiffre d'affaires de 9 368 000 F au cours du dernier exercice clos, une sanction de 50 000 F et de lui enjoindre de rappeler aux entreprises franchisées qu'elles doivent déterminer de façon autonome les taux de commission et le montant des frais fixe applicables à leurs transactions,

Décide :

Article 1er. / Il est enjoint à la société Céjibé d'adresser, dans un délai de dix jours à compter de la notification de la présente décision, une copie de celle/ci à toutes les entreprises franchisées du réseau à l'enseigne "Troc de l'île" accompagnée d'une lettre dans laquelle la société Céjibé rappelle à ces entreprises que, conformément aux dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986, elles doivent déterminer de façon autonome le taux de commission et le montant des frais fixes applicables à leurs transactions.

Article 2. - Il est infligé une sanction pécuniaire de 50 000 F à la société Céjibé.

Article 3. - Il est enjoint à la société Céjibé de faire publier à ses frais, dans un délai de trois mois à compter de la notification de la présente décision, le texte intégral de celle/ci dans la revue Franchise Magazine sous le titre " Décision du conseil de la concurrence du 19 octobre 1993 relative aux pratiques des entreprises du réseau de franchise à l'enseigne "Troc de l'île".