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Décisions

Cass. com., 15 juin 1999, n° 97-15.185

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Lilly France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bézard

Rapporteur :

M. Léonnet

Avocat général :

M. Lafortune

Avocats :

Mes Foussard, Ricard.

Cass. com. n° 97-15.185

15 juin 1999

LA COUR : - Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 6 mai 1997), que la société Lilly France (société Lilly) détient le monopole de la production et de la distribution du produit pharmaceutique Dobutrex, dont elle est titulaire du brevet ; que ce médicament, constitué de chlorydrate de dobutamine, catécholamine de synthèse, est un agent inotrope ayant pour effet principal, mais non exclusif, l'élévation du débit cardiaque ; que ce médicament est exclusivement commercialisé auprès des hôpitaux et des cliniques ; que cette société a disposé également jusqu'en 1998 du monopole de production et de commercialisation de la Vancomycine, médicament également utilisé par tous les établissements hospitaliers ; que le brevet protégeant ce produit étant tombé dans le domaine public, des laboratoires concurrents ont alors proposé aux hôpitaux des médicaments génériques de la Vancomycine ; qu'à partir de 1988 la société Lilly a "fortement majoré" le prix du Dobutrex et mis en place un mécanisme de remises sur le prix de ce produit liées à l'achat concomitant de la Vancomycine produit commercialisé par elle ; que le 12 août 1992, le ministre de l'Economie a saisi le Conseil de la concurrence de cette pratique qu'il estimait illicite ; que par décision n° 96-D-12 du 5 mars 1996 le Conseil de la concurrence a déclaré que, la pratique qui consistait pour la société Lilly, détenant une position dominante sur le marché du Dobutrex, d'offrir une prime de fidélité à ceux de ses clients qui pouvaient être tentés de devenir également clients d'entreprises concurrentes sur un autre marché, était constitutive d'abus de position dominante au sens de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et lui a infligé une sanction pécuniaire de trente millions de francs ; que la société Lilly a formé un recours contre cette décision ;

Sur le premier moyen, pris en ses trois branches : - Attendu que la société Lilly fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté son recours, alors, selon le pourvoi, d'une part, que l'instruction et la procédure devant le conseil de la concurrence sont "pleinement contradictoires" ; que le respect de cette exigence postule l'audition des personnes qui doivent être entendues postérieurement à la notification des griefs ; qu'en décidant que l'audition des représentants légaux de la société Lilly France pouvait être écartée, du fait qu'ils avaient été entendus par les enquêteurs de la DGCCRF avant la notification des griefs, la cour d'appel a violé l'article 18 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; alors, d'autre part, que la société Lilly France soutenait ; que l'instruction devant le Conseil de la concurrence avait été conduite au mépris des droits de la défense, dans la mesure où il avait été refusé à la société Lilly France de faire entendre des témoins : collaborateurs ou médecins prescripteurs des médicaments ; qu'en s'abstenant de répondre à ce moyen, la cour d'appel a violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ; et alors, enfin, que le principe du contradictoire, l'exigence d'un procès équitable et le principe de l'égalité des armes postulent la possibilité pour l'entreprise de faire entendre des témoins, après la notification des griefs, au cours de l'instruction devant le Conseil de la concurrence ; que la société Lilly France a fait valoir que ses témoins n'ont été entendus ni par le rapporteur après la notification des griefs ni par le Conseil de la concurrence lui-même ; que ce point a été admis par la décision attaquée ; qu'en décidant néanmoins que la procédure était régulière, la cour d'appel a violé, en tout état de cause, l'article 18 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Mais attendu, en premier lieu, que l'arrêt relève que les personnes responsables de la société Lilly ont été auditionnées par les enquêteurs de la DGCCRF et que cette société, après avoir reçu notification des griefs, a pu consulter le dossier et faire valoir ses arguments au moyen de mémoires, le rapporteur ayant analysé "de manière précise et systématique l'ensemble des moyens et des documents produits par elle" ; que l'arrêt relève encore que le rapporteur, qui dispose d'un pouvoir d'appréciation quant à la conduite de ses investigations, a pu estimer qu'il n'avait pas besoin d'entendre les représentants de la société ; qu'ayant constaté que celle-ci avait reçu en temps utile notification du rapport et avait été en mesure de présenter ses observations, c'est sans encourir les griefs de la première branche du moyen que la cour d'appel a estimé que l'instruction du dossier avait été menée de façon contradictoire ;

Attendu, en second lieu, que l'audition de témoins est une faculté laissée à l'appréciation du rapporteur ou du Conseil de la concurrence, eu égard au contenu du dossier ; que la cour d'appel, qui a répondu aux conclusions prétendument omises et qui n'a pas méconnu le principe de la contradiction, n'encourt pas les griefs des deux dernières branches du moyen ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Sur le deuxième moyen, pris en ses quatre branches : - Attendu que la société Lilly fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté son recours, alors, selon le pourvoi, d'une part, que pour définir le marché de référence, il faut s'attacher à la substituabilité imparfaite des produits concernés ; qu'en se bornant à examiner, en cas d'espèce, certains des usages du Dobutrex, pour lesquels il n'y a pas de médicament équivalent, la cour d'appel a défini le marché pertinent en mettant en œuvre un critère de substituabilité parfaite ; que de la sorte, elle a fait une fausse interprétation et une fausse application de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et des principes de droit communautaire énoncés par les décisions de la Commission européenne Sanofi contre Sterling Drug du 10 juin 1991 et Ciba-Geigy contre Sandoz du 17 juillet 1996, concernant tant le domaine d'application des articles 85 et 86 du traité de Rome, que l'application du règlement du Conseil n° 4064-89 instituant un contrôle communautaire des concentrations et concernant notamment le rapprochement entre les entreprises pharmaceutiques, applicables dans l'ordre interne ; alors d'autre part, que par sa décision Ciba-Geigy contre Sandoz du 17 juillet 1996, la Commission européenne a décidé que la classe ATC à trois chiffres COAC de l'OMS, constituait le marché de référence des stimulants cardiaques, parmi lesquels figurent le Dobutrex qu'en retenant une notion de substituabilité contraire, la cour d'appel parvient à délimiter un marché de produits de référence directement contradictoire avec la délimitation reconnue par la Commission européenne et viole le principe, d'ordre constitutionnel, de supériorité du droit communautaire sur le droit national, qui interdit à toute juridiction d'un état membre de faire une application de son droit national qui conduise à une solution susceptible de porter atteinte à la mise en œuvre du droit communautaire ; que tel est le cas lorsque la délimitation d'un marché de références en droit national aboutit à déclarer en position dominante, une entreprise qui n'y serait pas si la méthode de délimitation communautaire avait été respectée ; qu'une telle contrariété de solutions aboutit, au cas particulier à l'identification d'un abus de position dominante qui, en droit communautaire, ne pourra être retenue pour défaut de cette même position ; qu'il en résulte qu'est interdit à Lilly France en droit national un comportement qui ne le serait pas sur le fondement du droit communautaire ; qu'en statuant de la sorte, la cour d'appel a violé tant l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, que la décision de la Commission européenne Ciba-Geigy contre Sandoz, ensemble l'article 86 du traité de Rome ; alors, en outre, qu'en matière pharmaceutique, le marché pertinent est déterminé par rapport au niveau 3 de la classification ATC établie par l'OMS, et, exceptionnellement, par rapport au niveau 4 de cette classification ; que la cour d'appel a décidé que le Dobutrex distinct constituait un marché d'instinct en se bornant à considérer le seul niveau 5 de cette classification ; qu'en s'abstenant de considérer les niveaux 3 et 4, la cour d'appel a violé l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, ainsi que la décision de la Commission européenne Ciba-Geigy contre Sandoz du 17 juillet 1996, ensemble l'article 86 du traité de Rome ; qu'à cet égard encore, la cour d'appel a violé les textes et principes susvisés ; et alors, enfin, que en toute hypothèse, s'il fallait s'écarter du principe de la substituabilité imparfaite, la cour d'appel devait analyser la substituabilité du Dobutrex, au regard de la classification ACP retenue par la Commission de transparence dépendante de l'Agence du médicament, ainsi que cela lui était demandé (mémoire en réplique, p.18) ; que faute de s'être expliquée sur ce point, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Mais attendu, en premier lieu, que selon la jurisprudence communautaire, (CJCE 16 avril 1991-Upjohn) il appartient au juge national de procéder aux qualifications nécessaires, au cas par cas, en tenant compte des propriétés pharmacologiques du produit considéré, telles qu'elles peuvent être établies en l'état actuel de la connaissance scientifique, de ses modalités d'emploi, de l'ampleur de sa diffusion et de la connaissance qu'en ont les consommateurs ;

Attendu, en second lieu, que pour déterminer le marché de référence du médicament Dobutrex, la cour d'appel s'est référée à la classification thérapeutique (ATC) reconnue et utilisée par l'Organisation mondiale de la santé et à l'interprétation donnée à cette classification par la Commission des communautés européennes dans sa décision Ciba-Geigy contre Sandoz du 17 juillet 1996 ; qu'elle a relevé que si, pour délimiter le marché de référence d'un médicament le troisième niveau est utile, cette classification peut être trop étroite ou trop vaste pour certains médicaments ; qu'elle a ainsi énoncé que "l'interchangeabilité des produits ne dépend pas fondamentalement de leur identité physique ou chimique mais de leur interchangeabilité fonctionnelle du point de vue du dispensateur, et donc, dans le cas des médicaments soumis à prescription, également du point de vue des médecins établis"; qu'approuvant le Conseil de la concurrence qui avait constaté, à partir des déclarations des pharmaciens des différents centres hospitaliers, que le Dobutrex malgré son coût élevé était "incontournable" pour le traitement du choc septique, du choc cardiogénique et de l'insuffisance cardiaque aiguë (p. 3 de la décision), la cour d'appel a estimé que le Dobutrex devait être classé au niveau 5 car "il n'a aucun équivalent pour certaines indications et que, pour les médecins hospitaliers dont les pharmaciens exécutent les precriptions, il est tenu pour indispensable et non substituable" ; qu'en l'état de ces constatations et énonciations, la cour d'appel qui n'avait pas à entrer dans le détail de l'argumentation de la société Lilly n'encourt pas les griefs du moyen ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Sur le troisième moyen, pris en ses quatre branches : - Attendu que la société Lilly fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté son recours, alors, selon le pourvoi, d'une part, que la position dominante n'est abusive que si elle affecte le libre jeu de la concurrence que la société Lilly France soutenait que, pendant la période concernée, sa part du marché de la Vancomycine avait progressivement diminué, tandis que les parts de marché des sociétés Lederle et Dakota-Pharm n'avaient cessé de croître et que la société Qualimed s'est également positionnée sur ce marché ; que faute de s'être expliquée sur ce point, qui était susceptible d'établir l'absence d'effet anticoncurrentiel de la clause de couplage avec remise, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et de l'article 86 du traité de Rome ; alors, d'autre part, que seul un comportement anormal peut être sanctionné au titre de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; que, selon la cour d'appel, la société Lilly France aurait artificiellement augmenté le prix du Dobutrex et qu'elle n'a consenti que des avantages fictifs aux hôpitaux concernés en leur accordant une remise sur ce prix ; qu'en ne recherchant pas si l'augmentation progressive du prix du Dobutrex était justifiée par un changement de réglementation instaurant la liberté des prix à compter de 1988, de telle sorte que le prix de vente au public tendait à atteindre le coût réel du médicament, la cour d'appel a encore privé sa décision de base légale au regard de ce texte et de l'article 86 du traité de Rome ; alors, en outre, qu'une pratique discriminatoire suppose que les mêmes avantages ne soient pas accordés à tous les partenaires se trouvant dans une situation semblable ; que la clause de couplage était proposée par la société Lilly France à tous ses clients ; qu'en décidant qu'il s'agissait d'une pratique discriminatoire, la cour d'appel a violé les articles 8 et 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, de même que l'article 86 du traité de Rome ; et alors, enfin, que la remise, fût-elle de fidélité, est licite lorsqu'elle est justifiée par une contrepartie réelle ; que faute de rechercher, ainsi qu'elle y était invitée (mémoire à l'appui du recours en annulation et réformation, p. 14 et 15), si la remise consentie sur le Dobutrex permettait de réaliser une économie d'échelle compensant partiellement le coût de fabrication de ce médicament dont le prix avait été bloqué jusqu'en 1988, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard des articles 8 et 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et de l'article 86 du traité de Rome ;

Mais attendu, en premier lieu, que par une décision motivée, la cour d'appel après avoir relevé que la pratique dite du "couplage" avait été instituée par la société Lilly à partir de 1988, date où le brevet qu'elle détenait sur la Vancomycine était tombé dans le domaine public et où ses concurrents avait commercialisé des "médicaments génériques de la Vancomycine", a constaté que cette pratique consistait dans des remises de prix accordés sur l'achat du Dobutrex, à condition que ses clients se fournissent en Vancomycine dans ses laboratoires et selon des quantités déterminées ; qu'ayant relevé que cet avantage financier était "fictif" puisque le prix "tarif du Dobutrex (avait) été majoré de 54,8%" de 1987 à 1991et que cette pratique avait un effet discriminatoire, tant à l'égard des établissements qui "acquéraient du Dobutrex sans acheter de la Vancomycine", que des concurrents de la société Lilly, qui étaient victimes de la position dominante que cette entreprise détenait sur le marché du Dobutrex et dont l'accès était ainsi limité sur le marché de la Vancomycine, la cour d'appel, qui n'avait pas à effectuer d'autres vérifications a légalement justifié sa décision ;

Attendu, en second lieu, qu'ayant constaté que la majoration du prix du Dobutrex avait été pendant la période considérée de 54,8 % alors que "le prix industriel n'avait augmenté que de 10,6 %" et ayant relevé que cette pratique du "couplage (avait) revêtu un caractère discriminatoire puisque les établissements qui acquéraient du Dobutrex sans acheter de la Vancomycine, ne pouvaient bénéficier de cet avantage "au demeurant" fictif", la cour d'appel n'encourt pas les griefs des trois dernières branches du moyen ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Et sur le quatrième moyen, pris en ses quatre branches : - Attendu que la société Lilly fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté son recours, alors, selon le pourvoi, d'une part, que la sanction pécuniaire doit être proportionnée à la gravité de la faute ; que faute d'avoir recherché si la remise accordée par la société Lilly France était justifiée par la rationalisation de l'exploitation de l'outil industriel, circonstance de nature à atténuer toute faute, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; alors, d'autre part, que la sanction pécuniaire doit être proportionnée au préjudice subi par l'économie ; que faute d'avoir constaté l'entrave au libre jeu de la concurrence, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; alors, en outre, que la sanction pécuniaire doit être proportionnée au préjudice subi par l'économie et non aux gains réalisés par l'entreprise poursuivie ; qu'en fixant le montant de l'amende infligée à la société Lilly France en prenant en considération les bénéfices qu'elle aurait réalisés, la cour d'appel, par ce motif inopérant, a de nouveau laissé sa décision sans base légale au regard de l'article 13 de cette ordonnance ; et alors, enfin, que la sanction pécuniaire est fixée en fonction du chiffre d'affaire de l'entreprise concernée ; que la cour d'appel a prononcé une sanction à l'égard de la société Lilly France en prenant en considération les résultats du groupe auquel elle appartient ; qu'ainsi, elle a violé l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1996 ;

Mais attendu, en premier lieu, que la cour d'appel a pris en considération la gravité des faits, ainsi que le dommage porté à l'économie en constatant que les prix qui avaient été appliqués par la société Lilly aux livraisons à l'Assistance Publique - laquelle avait refusé les remises de couplage - avaient entrainé pour cette administration un surcoût de dix millions de francs par an ; qu'ayant, en outre, relevé que "les augmentations de prix du Dobutrex appliquées par Lilly France, qui lui ont permis de proposer utilement les ventes par lots aux acheteurs publics soumis aux restrictions budgétaires, lui ont assuré un bénéfice supplémentaire équivalent à 21 millions de francs par an, si elles avaient été appliquées au début de la période de trois ans "et que le prix de la Vancomycine, médicament générique, aurait baissé sensiblement" si le jeu de la concurrence avait pu s'exprimer librement, la cour d'appel a légalement justifié sa décision au regard des textes susvisés ;

Attendu, en second lieu, que la cour d'appel, se référant à la décision du Conseil de la concurrence a, pour fixer le montant de la sanction, pris en considération le montant du chiffre d'affaires "réalisé en France" par la société Lilly France sans prendre en considération les résultats "du groupe" auquel elle appartient ;d'où il suit que le moyen, pris en sa quatrième branche, manque en fait ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Par ces motifs : rejette le pourvoi.