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Décisions

CA Paris, ch. économique et financière, 6 mai 1997, n° FCEC9710198X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Lilly France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Premier président :

M. Canivet

Président :

Mme Renard-Payen

Avocat général :

M. Woirhaye

Conseillers :

M. Perie, Mmes Kamara, Marais

Avoué :

SCP Bommart-Forster

Avocats :

Bureau Francis Lefebvre, Mes Carnelutti, Benoit.

CA Paris n° FCEC9710198X

6 mai 1997

LA COUR statue sur le recours en annulation et subsidiairement en réformation formé par la société Lilly France contre une décision du Conseil de la concurrence (le Conseil) n° 96-D-12 du 5 mars 1996, qui lui a infligé une sanction pécuniaire de 30 millions de francs à raison de pratiques mises en œuvre sur le marché de certaines spécialités destinées aux hôpitaux et a ordonné la publication de la décision dans Le Quotidien du médecin et le Moniteur des pharmacies et des laboratoires.

Référence faite à cette décision pour l'énoncé des faits, il convient de rappeler les éléments essentiels suivants, nécessaires à la solution du litige :

La société Lilly France détient le monopole de production et de distribution du Dobutrex, dont elle a déposé le brevet. Ce médicament, constitué de chlorydrate de dobutamine, catécholamine de synthèse, est un agent inotrope ayant pour effet principal, mais non exclusif, l'élévation du débit cardiaque. Exclusivement commercialisé auprès des hôpitaux et des cliniques, ses principales indications sont l'insuffisance cardiaque congestive et l'insuffisance cardiaque d'origine ischémique. On l'utilise essentiellement en cas de chirurgie cardiaque, d'état de choc, d'infarctus du myocarde et d'embolie pulmonaire grave ;

Cette société disposait également, jusqu'en 1988, du monopole de production et de commercialisation de la Vancomycine, médicament antibiotique acheté par tous les établissements hospitaliers et particulièrement adapté dans le traitement des infections à staphylocoques dorés, staphylocoques coagulases négatives, streptocoques, pneumocoques, lactolabilles et actinomyces ;

Le brevet protégeant ce dernier produit étant tombé dans le domaine public, les laboratoires Lederle à partir de 1988, puis le laboratoire Dakota-Pharm à dater de 1989, ont accédé à ce marché en proposant aux hôpitaux des médicaments génériques de la vancomycine ;

C'est dans ces conditions que, de 1988 à 1991, Lilly France a fortement majoré le prix du Dobutrex et mis en place, à l'occasion d'appels d'offres lancés par les établissements publics hospitaliers, un mécanisme de remises sur le prix du Dobutrex liées à l'achat concomitant de vancomycine produite et commercialisée par elle.

Au vu de ces éléments, le Conseil a estimé :

- que la remise de couplage entre les achats de Dobutrex et de Vancomycine avait pour objet et a eu pour effet de dissuader les pharmacies d'établissements hospitaliers de s'adresser à des entreprises concurrentes pour obtenir séparément de la vancomycine ;

- que l'octroi d'une remise sur le Dobutrex en cas d'achat de Vancomycine revêtait un caractère artificiel et discriminatoire ;

- qu'en détenant une position dominante sur un marché et en offrant une prime de fidélité à ceux de ses clients qui pouvaient être tentés de devenir également clients d'entreprises concurrentes sur un autre marché, la société s'est rendue coupable de pratiques anticoncurrentielles prohibées par l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Au soutien de son recours, la société Lilly France prétend :

- que le Conseil s'est fondé sur une analyse inexacte des deux marchés de référence en cause, en employant une méthode unilatérale et sommaire, sans respecter les principes d'une procédure contradictoire et équitable puisque le rapporteur n'a pas accepté d'entendre ses responsables et qu'au cours de l'enquête aucun médecin prescripteur n'a été interrogé ;

- que la délimitation du marché de référence au seul Dobutrex est erronée puisque, d'une part, les médicaments d'urgence des états de choc sont, outre la dobutamine, la dopamine, l'adrénaline et l'isoprénaline, auxquelles l'on peut ajouter la noradrénaline ainsi que les inhibiteurs de phosphodiestérase, d'autre part, le fait que le Dobutrex soit l'inotrope positif de référence et qu'il ait la préférence de certains acheteurs ne suffit pas à circonscrire le marché à ce seul produit, substituable par d'autres médicaments ;

- que le critère de substituabilité dans la définition d'un marché n'est pas absolu et que la substituabilité d'un produit peut parfois être imparfaite ;

- que, quel que soit le niveau de classification ATC (instrument de référence employé par la Commission des Communautés européennes) retenu (3, 4 ou 5 caractères), la dobutamine n'est pas en position dominante ;

- qu'en identifiant le marché pertinent comme limité à un seul médicament, le Conseil aboutit à une solution contraire à celle à laquelle parviendrait la Commission en application du droit communautaire.

Elle soutient aussi que, contrairement à ce qu'affirme la décision attaquée, elle n'a jamais admis l'existence d'un marché circonscrit à la seule Vancomycine.

Sur les pratiques reprochées, elle soutient :

- que la vente par lots est licite à la condition que, comme en l'espèce, chaque élément puisse être obtenu séparément ;

- que les remises accordées en cas d'achat concomitant de Dobutrex et de Vancomycine étaient destinées à développer les ventes de l'ensemble des produits fabriqués par l'usine de Figersheim (Bas-Rhin) et de faciliter la meilleure utilisation de l'outil industriel ;

- que la clause de " package " n'a eu aucun objet ni effet anticoncurrentiel puisque, entre 1987 et 1991, la part de Lilly sur le marché de la vancomycine n'a cessé de décroître au profit des concurrents et que les prix de la Vancomycine produite par elle ont baissé de plus de la moitié ;

- qu'à partir de 1993, alors qu'elle avait abandonné la clause susdite, ce qui aurait dû, mécaniquement, engendrer des réductions de prix et de sa part de marché, elle a conservé le même volume de ventes, malgré l'arrivée d'un nouveau concurrent, Qualimed ;

- que la hausse du prix du Dobutrex était économiquement justifiée afin de reconstituer la marge bénéficiaire de ce produit à la sortie d'une longue période de blocage des prix et de rétablir la situation financière de la société, laquelle s'est trouvée en déficit de 1988 à 1994 inclus, étant précisé que les prix pratiqués en France étaient anormalement bas par rapport à ceux appliqués pour les mêmes médicaments dans les autres pays européens.

Enfin, elle fait valoir que la sanction de la publication n'a pas été motivée et doit donc être annulée.

Subsidiairement, elle allègue que le principe de proportionnalité des peines à la gravité des faits poursuivis n'a pas été respecté et que les circonstances aggravantes retenues par le Conseil sont dénuées de pertinence, dès lors que, d'une part, les prescripteurs et, partant, les acheteurs ne sont nullement " captifs " et que, d'autre part, la dimension et la notoriété mondiales du groupe Lilly n'ont pas à être prises en considération dans la mesure où seul le marché français est examiné.

Elle requiert en conséquence la réduction du montant de la sanction pécuniaire.

Présentant des observations écrites, le Conseil relève :

- que la procédure suivie a été régulière, aucun texte n'imposant au rapporteur d'entendre la partie poursuivie ;

- qu'il a défini le marché du Dobutrex en tenant compte des précisions apportées par la Commission de la concurrence qui, dans un avis en date du 28 avril 1983, a indiqué que les spécialités pharmaceutiques présentent de telles particularités qu'elles ne peuvent faire l'objet des mêmes études que les biens de consommation courante ;

- que le Dobutrex constitue un marché dès lors qu'il est composé d'une molécule originale et n'est pas tenu pour substituable par les médecins prescripteurs ;

- que cette analyse est cohérente avec la démarche communautaire, la Commission des Communautés européennes estimant que, si la classification ATC peut être prise en compte pour la définition du marché pertinent d'autres critères de détermination peuvent être envisagés, comme le comportement des acheteurs (décisions sanofi/Sterling Drug, Rhône Poulenc Rorer/Fisons et Adalat) ;

- que la pratique de remise de couplage entre les achats de Dobutrex et de Vancomycine avait pour objet de dissuader les pharmacies d'établissements hospitaliers de s'adresser à des entreprises concurrentes de Lilly France pour obtenir séparément de la vancomycine, alors que les prix moyens pratiqués par celles-ci étaient à partir de 1990 moins élevés que ceux de Lilly France ;

- enfin, que la disposition relative à la publication de la décision, qui procède du principe fondamental de la publication des décisions à forme ou contenu juridictionnel n'est soumise à aucune obligation expresse et spécifique de motivation.

Le ministre de l'Economie et des Finances prie la cour de confirmer en toutes ses dispositions la décision entreprise.

Il estime que la procédure suivie a été régulière puisque les responsables de Lilly France ont été entendus par les enquêteurs de la DGCCRF et que devant le Conseil, la société a bénéficié d'une instruction et d'une procédure entièrement contradictoires ; qu'en outre, il était inutile d'interroger des médecins hospitaliers dès lors que les pharmaciens ne disposent pas du droit de modifier les prescriptions médicales, leurs commandes reflètent l'exacte exécution desdites commandes.

Il fait valoir que la définition du marché pertinent retenue par le Conseil est conforme à la jurisprudence interne et communautaire, en ce qu'elle prend en compte le comportement des consommateurs ou des demandeurs ; que la Commission européenne distingue les médicaments en fonction du troisième niveau de l'ATC, mais précise que ce critère n'est pas suffisant et qu'il peut être nécessaire d'opérer une distinction selon la prescription médicale et la pathologie en cause (décisions n° IV-M 631 - Upjohn/Pharmacia - n° IV-M 555 - Gaxo/Wellcome - n° IV-M 737 - Ciba-Geigy/Sandoz).

Il souligne ainsi :

- qu'il n'existe pas sur le marché de produit ayant les mêmes propriétés pharmacologiques que la dobutamine ;

- que les autres produits considérés comme substituables par Lilly France ne sont pas utilisables chez l'enfant ou en cas d'infarctus du myocarde ;

- que le Dobutrex appartient à une gamme de produits dont chacun est indispensable pour les centres hospitaliers dans le traitement des états de choc ;

- que les marchés publics hospitaliers portent sur la dobutamine et non sur les médicaments d'urgence des états de choc, ce qui démontre que, dans l'esprit des acheteurs publics, le Dobutrex n'est pas substituable;

- que la dopamine, dont le prix est trois fois inférieur à la dobutamine, n'a pas remplacé cette dernière, le Dobutrex constituant donc un marché de référence.

Il ajoute que la pratique des ventes par lots a entraîné un effet anticoncurrentiel tant à l'égard de la clientèle, par une augmentation de prix abusive et une discrimination de prix sans justification objective, qu'envers les concurrents par une entrave à l'accès au marché.

II en conclut que la sanction prononcée est proportionnelle à la gravité et à la durée de l'abus de position dominante de Lilly France sur le marché du Dobutrex, ainsi qu'au dommage causé au secteur hospitalier et à la collectivité.

Enfin, il considère que la mesure de publication ordonnée par le Conseil repose sur la motivation de la sanction pécuniaire et s'analysait en une mesure nécessaire pour faire produire à la décision son effet utile.

Le Ministère public a conclu oralement au rejet du recours aux motifs que le Dobutrex était unique sur son créneau d'utilisation et, de ce fait, constituait un marché ; qu'usant de sa position dominante sur ce marché, Lilly France s'est opposée artificiellement à la pénétration d'entreprises concurrentes ; qu'elle soutient vainement que la pratique des ventes par lots de Dobutrex et de Vancomycine serait licite dans la mesure où l'enquête a mis en évidence que le prix du Dobutrex était discriminatoire pour les clients qui l'achetaient isolément ; que ces faits constituent un abus de position dominante, même si l'entrave a affecté un marché autre que celui sur lequel la position dominante a été constatée ; que l'entrave apportée pendant au moins trois années au développement d'une saine concurrence par les prix a eu aussi pour effet de restreindre le développement des médicaments génériques sur le marché de la Vancomycine, dont les prix auraient pu être réduits ; que le Conseil a donc justement sanctionné Lilly France eu égard à sa situation propre, à la gravité des faits reprochés et au dommage causé à l'économie.

Cela étant exposé, LA COUR :

Sur la procédure :

Considérant que Lilly France prétend que la procédure serait demeurée unilatérale et aurait violé les droits de la défense dès lors que le rapport du rapporteur et la décision du Conseil reposeraient exclusivement sur l'enquête des agents de la DGCCRF et que ni le représentant de la société, ni ses collaborateurs n'auraient été entendus par le rapporteur ;

Mais considérant que si l'article 45 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 prévoit que les rapporteurs disposent des mêmes pouvoirs d'enquête que les agents habilités à cet effet par le ministre de l'Economie, l'engagement d'une phase d'enquête par le rapporteur n'est pas obligatoire si ce dernier estime que les éléments joints à la saisine sont suffisants et qu'il se trouve en mesure, en l'état du dossier et sans procéder à des auditions supplémentaires ou complémentaires, soit de proposer une décision d'irrecevabilité ou de non-lieu, soit de faire notifier les griefs ;

Considérant qu'en l'espèce Lilly France a bénéficié d'une instruction et d'une procédure contradictoires ; qu'en effet, ses responsables ont été auditionnés par les enquêteurs de la DGCCRF ; qu'elle a reçu notification des griefs, a pu consulter le dossier et faire valoir ses arguments par voie de mémoires ; que le rapporteur a analysé, de manière précise et systématique, l'ensemble des moyens et des documents produits par elle ; qu'en vertu du pouvoir d'appréciation que lui accorde la loi quant à la conduite de l'investigation, il a pu estimer qu'il n'avait nul besoin d'entendre les représentants de la société ; que celle-ci a reçu notification en temps utile du rapport du rapporteur et a été mise en mesure de présenter ses observations ;

Qu'il en résulte que Lilly France allègue vainement l'existence d'une violation des droits de la défense et que la procédure est régulière ;

Sur le marché pertinent :

Sur la méthodologie de l'enquête :

Considérant que Lilly France prétend que la définition du marché pertinent retenue par le Conseil ne peut qu'être erronée dès lors que le rapport de la DGCCRF s'est fondé uniquement sur les déclarations de pharmaciens hospitaliers, sans rechercher l'opinion des prescripteurs et utilisateurs que sont les médecins hospitaliers et particulièrement les cardiologues et les réanimateurs ; qu'en outre, seuls treize centres hospitaliers ont été interrogés et que la question posée est elle-même sujette à caution ;

Considérant, en premier lieu, que l'article R. 5015-45 du Code de la santé publique dispose que les pharmaciens ne peuvent modifier une prescription qu'avec l'accord exprès et préalable de son auteur ; qu'il est ainsi interdit à un pharmacien de substituer un médicament à un autre ou de délivrer une spécialité d'une marque différente ou d'une composition voisine ; qu'en aucun cas il n'est autorisé à interpréter ou à compléter la volonté du prescripteur ;

Qu'au sein des établissements hospitaliers, le comité des médicaments, composé de médecins, pharmaciens et gestionnaires des hôpitaux, détermine les besoins et les achats de produits médicamenteux ; qu'il en résulte que, lorsqu'une spécialité pharmaceutique est achetée par un hôpital, la liberté de prescription du médecin a été prise en compte et le produit en cause jugé indispensable et non substituable par une spécialité équivalente d'un coût moindre;

Qu'en conséquence, le fait de n'avoir recueilli que les déclarations des pharmaciens hospitaliers ne modifie en rien la détermination du marché, ces derniers ne disposant pas du droit de modifier les prescriptions médicales, en sorte que leurs commandes constituent l'exacte exécution des demandes des médecins et que, par suite, il est indifférent que les cardiologues et réanimateurs n'aient pas été entendus ;

Considérant, en deuxième lieu, que les treize centres hospitaliers ayant fait l'objet de l'enquête (Strasbourg, Bordeaux, Marseille, Lille, Paris, Rennes, Nantes, Nice, Tours, Besançon, Dijon, Clermont-Ferrand, Orléans) ont été légitimement choisis pour leur représentativité, s'agissant des plus grands centres hospitaliers et universitaires de France comptant parmi les plus grands consommateurs de Dobutrex, étant relevé que les cliniques privées auxquelles Lilly France vend du Dobutrex ne représentent que 10 % du chiffre d'affaires de ce produit ;

Considérant, en troisième lieu, que le fait d'avoir interrogé les pharmaciens hospitaliers sur le caractère indispensable du Dobutrex n'est pas de nature à affaiblir le caractère probant de leur réponse en raison du contexte de restriction budgétaire, mais au contraire à renseigner exactement le Conseil sur la réalité de la substituabilité du produit au regard de la demande des médecins ;

Considérant qu'ainsi la méthodologie employée pour parvenir à la définition du marché pertinent du Dobutrex n'est pas critiquable ;

Sur la définition du marché :

Considérant que le marché est le lieu théorique où se confrontent l'offre et la demande de produits ou de services qui sont considérés par les acheteurs ou les utilisateurs comme substituables entre eux mais non substituables aux autres biens ou services offerts;

Considérant qu'en vertu de l'article L. 511 du Code de la santé publique, constitue un médicament " toute substance ou composition présentée comme possédant des propriétés curatives ou préventives à l'égard des maladies humaines ou animales, ainsi que tout produit pouvant être administré à l'homme ou à l'animal en vue d'établir un diagnostic médical ou de restaurer, corriger, modifier les fonctions organiques " ; que, d'après le même Code, la spécialité pharmaceutique est définie comme tout médicament préparé à l'avance, présenté sous un conditionnement particulier, caractérisé par une dénomination spéciale et vendu dans plus d'une pharmacie ;

Considérant que, conformément à un avis de la Commission de la concurrence du 28 avril 1983, les spécialités pharmaceutiques présentent de telles particularités qu'elles ne peuvent faire l'objet des mêmes études que les biens de consommation courante ;

Considérant que les médicaments peuvent être subdivisés en classes thérapeutiques, selon l'" Anatomical Therapeutic Classification " (ATC), reconnue et utilisée par l'Organisation mondiale de la santé; que cette classification regroupe les médicaments en fonction de leur composition et de leurs propriétés thérapeutiques ; que le troisième niveau permet de regrouper les médicaments d'après leurs indications thérapeutiques ; que le quatrième niveau précise la famille chimique de mécanismes d'action identique ; que le cinquième niveau indique le principe actif du produit ;

Considérant, ainsi que l'a relevé la Commission des Communautés européennes dans la décision Ciba-Geigy/Sandoz du 17 juillet 1996 (affaire IV/M.737) pour déterminer la méthode de définition du marché de référence d'un médicament, que :

- si le troisième niveau peut être utile pour la délimitation du marché, il ne faudrait pas négliger les autres niveaux de la classification ATC aux fins de l'analyse :

- si la délimitation des marchés selon le troisième niveau de la classification ATC est en général la bonne étant donné que les produits de cette subdivision poursuivent en général le même but et ne sont pas interchangeables avec des produits d'autres classes, elle peut être trop étroite ou trop vaste pour certains médicaments ;

- l'interchangeabilité des produits ne dépend pas fondamentalement de leur identité physique ou chimique, mais de leur interchangeabilité fonctionnelle du point de vue du dispensateur, et donc, dans, le cas des médicaments soumis à prescription, également du point de vue des médecins établis ;

- les habitudes de prescription des médecins sont cependant souvent influencées par les informations scientifiques objectives qui leur sont accessibles sur les propriétés et les similitudes des médicaments.

Considérant qu'il ressort de ces éléments que pour apprécier l'existence d'offres substituables à celle du Dobutrex offert par Lilly France et pour définir la disponibilité de produits constituant des moyens alternatifs de satisfaire la même demande de soins, il convient de tenir compte à la fois des spécificités techniques de ce médicament et du comportement des médecins prescripteurs;

Considérant que le Dobutrex appartient, au regard de la classe 3 de l'ATC, aux stimulants cardiaques (glucosides cardiotoniques exclus) et au niveau de la classe 4 aux adrénergiques et dopaminergiques ; que la classe 5 est exclusivement composée de la dobutamine ;

Considérant que la seule appartenance aux classes 3 ou 4 ne suffit pas à démontrer le caractère d'interchangeabilité des médicaments qui les composent au regard tant de l'emploi thérapeutique qui en est fait que de la demande médicale ;

Considérant, en effet, que les amines relevant de la même classe 4 que la dobutamine, à savoir la dopamine, l'épinéphrine, la dopexamine et l'isoprénaline quand elles sont indiquées dans les syndromes de bas débit cardiaque, ne sont utilisables que dans les suites de la chirurgie cardiaque ;

Que les autres produits considérés comme substituables par Lilly France, soient les inhibiteurs de phosphodiestérase (Inocor, Corotrope et Perfane), peuvent être employés en cas d'insuffisance cardiaque aiguë congestive, mais non pour les syndromes de bas débit de toute étiologie et ne sont pas utilisables chez l'enfant ni lors de l'infarctus du myocarde contrairement à la dobutamine ;

Considérant que même si certaines autres substances, telles que l'adrénaline, la noradrénaline ou l'isoprotérérol, peuvent être utilisées, parfois en combinaison avec d'autres principes actifs, dans certains cas de syndrome de bas débit cardiaque, la plupart des publications et études produites par la requérante indiquent que la dobutamine est l'agent inotrope de référence ;

Qu'il a été précisé au cours de l'enquête par plusieurs pharmaciens hospitaliers que le Dobutrex est indispensable au traitement des malades dans les services de réanimation ; que les enquêteurs ont d'ailleurs relevé que tous les établissements hospitaliers se procurent du Dobutrex ;

Considérant qu'il doit être encore relevé que, bien que le prix de la dopamine soit trois fois inférieur à celui du Dobutrex, elle n'a pas remplacé ce dernier, ce qui démontre bien qu'elle ne lui est pas substituable;

Considérant, enfin, que les marchés publics hospitaliers portent sur la dobutamine, et non sur les médicaments d'urgence des états de choc ; qu'ainsi, dans l'esprit des acheteurs hospitaliers, le Dobutrex n'est pas substituable ;

Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments, que le Dobutrex est le produit indiqué dans le cas de syndrome de bas débit cardiaque ayant le spectre le plus étendu, que pour certaines indications, il n'a aucun équivalent et que, pour les médecins hospitaliers, dont les pharmaciens exécutent les prescriptions, il est tenu pour indispensable et non substituable;

Qu'il s'ensuit qu'il constitue un marché de produit de référence sur lequel Lilly France, qui en détient le monopole de production et de commercialisation, occupe une position dominante ;

Considérant en outre que la Vancomycine, également achetée par tous les établissements hospitaliers, qui est un antibiotique majeur à large spectre, constitue pareillement un marché pertinent, dont Lilly France n'a pas contesté l'existence tout au long de la procédure devant le Conseil et sur lequel elle était le seul offreur jusqu'en 1988 ;

Sur les pratiques incriminées :

Considérant qu'en application de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, est prohibée, lorsqu'elle a pour objet ou peut avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché, ou de l'état de dépendance économique dans lequel se trouve, à son égard, une entreprise cliente ou fournisseur qui ne dispose pas de solution équivalente, ces abus pouvant notamment consister en refus de vente, en ventes liées ou en conditions de vente discriminatoires;

Considérant que depuis l'apparition d'une structure concurrentielle du marché de la Vancomycine, Lilly France a lié, sous la forme d'" avantages annexes ", l'octroi de remises sur le Dobutrex à l'achat de Vancomycine, mêlant d'ailleurs les procédures instituées par les articles 312-7 et 312 bis du Code des marchés publics ; que l'offre était formulée en ces termes : " Ces avantages annexes sont applicables sous réserve de l'attribution du marché Vancomycine 500 mg injectable et 10 grammes poudre buvable à notre laboratoire. Dans le cas contraire, ils ne pourraient être maintenus. "

Qu'entendu au cours de l'enquête, M. Beurrier, responsable juridique de Lilly France, a déclaré que ce système avait été mis en place à partir du second semestre 1988, " face à la pression concurrentielle de Lederle et Dakota-Pharm " ; qu'alertée par la DGCCRF, la requérante a néanmoins poursuivi cette politique tarifaire pour l'exercice 1991/1992 ;

Considérant que dans le même temps, de 1987 à 1991, le prix tarif du Dobutrex a été majoré de 54,8 % et le prix moyen (avantages annexes inclus) de 41,1 % alors que le prix industriel n'a augmenté que de 10,6 %, un tel écart témoignant du caractère artificiel du prix de vente du Dobutrex, sans lien avec une réalité industrielle, étant observé de surcroît que le prix des médicaments hospitaliers a augmenté moins vite que le coût de la vie sur cette période ;

Considérant que cette augmentation du prix du Dobutrex ne pouvait qu'inciter les acheteurs publics, soumis à des contraintes budgétaires imposant la rationalisation de leurs choix, à opter pour l'achat groupé afin de bénéficier d'une remise sur le Dobutrex, médicament indispensable en réanimation, bien que le coût de la Vancomycine acquise dans le lot proposé par la requérante fût progressivement supérieur à celui pratiqué par les entreprises nouvellement présentes sur le marché ;

Considérant que cette pratique, consistant à accorder aux utilisateurs un avantage financier fictif qui ne correspondait pas à une réalité économique, ne visait qu'à entraver l'accès de concurrents au marché de la Vancomycine et à empêcher leur développement;

Que la clause de couplage a permis à Lilly France de pratiquer artificiellement des remises sur le Dobutrex alors que ces remises auraient dû être pratiquées sur la Vancomycine, tandis que ses concurrents ne disposaient pas de solution alternative pour parvenir à une baisse de leur prix et donc être compétitifs, en sorte que les acteurs présents sur le marché de la Vancomycine ne se trouvaient pas dans une situation équivalente face aux acheteurs;

Considérant encore que si la vente par lot est licite lorsque chacun des éléments du lot peut être obtenu séparément, encore faut-il que le prix unitaire de chacun de ces éléments ne soit pas discriminatoire ;

Qu'en l'espèce, la remise de couplage a revêtu un caractère discriminatoire puisque les établissements qui acquéraient du Dobutrex sans acheter de la Vancomycine ne pouvaient bénéficier de cette remise;

Considérant que le fait que Lilly France ait pu, comme elle le prétend conserver à ce jour sur le marché de la Vancomycine la part qu'elle possédait en 1991 ne démontre pas que la pratique des ventes par lots n'aurait pas eu d'effet sur la concurrence dès lors que la requérante ne précise pas les prix qu'elle a pratiqués après 1991 pour conserver sa part du marché ;

Considérant qu'il s'ensuit que Lilly France a abusé de sa position dominante sur le marché du Dobutrex afin de limiter l'accès de nouveaux concurrents sur le marché de la Vancomycine et que les pratiques par elle développées ont eu un objet et pu avoir un effet anticoncurrentiel prohibé par le texte précité;

Sur les sanctions :

Considérant que le comportement de Lilly France, poursuivi durant trois années, a pénalisé à la fois le marché du Dobutrex et celui de la Vancomycine, en empêchant le développement d'une saine concurrence par les prix qui aurait bénéficié aux centres hospitaliers et à la collectivité entière, intéressée à la bonne gestion des hôpitaux ;

Que les services du ministère de l'Economie ont évalué que si Lilly France n'avait pas mis en œuvre les ventes par lots à l'égard des hôpitaux de province et pratiqué les prix qu'elle a appliqués aux livraisons à l'Assistance publique - laquelle avait refusé les remises de couplage - les centres hospitaliers auraient réalisé une économie de 10 millions de francs par an ;

Que, de surcroît, les augmentations de prix du Dobutrex appliquées par Lilly France, qui lui ont permis de proposer utilement les ventes par lots aux acheteurs publics soumis aux restrictions budgétaires, lui ont assuré un bénéfice supplémentaire, équivalant à 21 millions de francs par an si elles avaient été appliquées au début de la période de trois ans ;

Qu'enfin, le prix de la Vancomycine, médicament générique, aurait baissé sensiblement si le jeu de la concurrence avait pu s'exprimer librement ;

Considérant qu'au regard de la gravité des faits reprochés, de l'importance du dommage causé à l'économie et de la situation de Lilly France, filiale du groupe Lilly implanté aux États-Unis (dixième laboratoire pharmaceutique mondial en 1991), la sanction pécuniaire prononcée par le Conseil, qui représente 1,66 % de son chiffre d'affaires réalisé en France, est justifiée ;

Considérant que l'injonction de publication constitue une sanction complémentaire, qui exige d'être spécialement motivée ;

Que le Conseil n'ayant pas énoncé les motifs pour lesquels il a condamné la requérante à publier sa décision, cette mesure doit être annulée, sans qu'il y ait lieu que la cour ordonne une nouvelle mesure de publication.

Par ces motifs, Rejette le recours en ce qu'il porte sur la sanction pécuniaire prononcée à l'encontre de Lilly France ; Annule la disposition de la décision entreprise ayant ordonné une mesure de publication; Met les dépens à la charge de la requérante.