Conseil Conc., 9 septembre 1997, n° 97-D-60
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Pratiques relevées lors du marché de restructuration de la Trésorerie générale de la Loire à Saint-Étienne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré, sur le rapport de M. Stéphane Dewailly, par M. Barbeau, président, , MM. Cortesse, Jenny, viceprésidents.
Le Conseil de la concurrence (commission permanente),
Vu la lettre enregistrée le 28 juin 1995 sous le numéro F 776, par laquelle le secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances chargé des finances a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques relevées lors du marché de restructuration de la Trésorerie générale de la Loire à SaintEtienne ; Vu l'ordonnance n° 861243 du 1er décembre 1986 modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 861309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu la lettre du président du Conseil de la concurrence en date du 7 avril 1997 notifiant aux parties et au commissaire du Gouvernement sa décision de porter l'affaire devant la commission permanente, en application de l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; Vu les observations présentées par la Société Régionale de construction Floriot, l'Entreprise Générale Léon Grosse, la SARL Gepral, le cabinet d'architecte Caprio et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement, les représentants des sociétés Floriot et Léon Grosse et celui du cabinet d'architecte Caprio entendus, la SARL Gepral ayant été régulièrement convoquée ; Adopte la décision rendue sur les constatations (I) et les motifs (II) ciaprès exposés :
I CONSTATATIONS
A Le marché concerné :
En 1993, l'Etat a lancé un appel d'offres portant sur 17 lots relatifs à des travaux de restructuration des locaux de la Trésorerie générale de la Loire à SaintEtienne. Le lot n° 2 relatif à la " DémolitionMaçonnerieGros Oeuvre " était évalué par le maître d'œuvre à 5 266 000 F TTC.
La Direction du Personnel et des Services Généraux (DPSG) du ministère de l'économie et du ministère du budget assurait la maîtrise d'ouvrage de l'opération. M. Caprio, architecte, assisté des bureaux d'études techniques Gepral (pour la structure des travaux) et Mausset (pour les fluides), qui avaient assuré la maîtrise d'œuvre de marchés précédents depuis 1986 dans le cadre d'une mission M1, a été désigné en qualité de maître d'œuvre. En cette qualité, il a été chargé de fournir une "mission M2 étendue" (ou "maîtrise d'œuvre sans projet", définie par le décret n° 73207 du 28 février 1973 modifié) conformément à l'annexe 3 du Cahier des Clauses Administratives Particulières ("CCAP") de fournir "les prestations suivantes :
- pour chaque lot, le cadre de décomposition du prix global et forfaitaire permettant aux entreprises de préciser leurs quantités et prix d'unité qui entrent dans leur prix global et forfaitaire.
- pour les lots concernant les prestations suivantes dues au titre de l'extension des missions STD, les quantités seront indiquées dans les cadres visés ciavant : " * revêtements de sol et murs (souples et durs), * faux plafonds * peinture * vitrerie miroiterie (sauf enveloppe extérieure), * cloisonnements autres que ceux prévus au lot GO, * menuiserie intérieure et quincaillerie, * serrurerie, * renforcement de planchers."
Dans cette énumération, le lot n° 2 n'est pas mentionné.
Le déroulement de la consultation s'est effectué en deux étapes. Pour la première consultation, 22 entreprises avaient été retenues à la suite d'une sélection des candidats qui a eu lieu le 18 juin 1993 ; sept entreprises ont présenté une offre ; l'ouverture des plis a eu lieu le 8 novembre 1993 ; le 15 février 1994, la commission a décidé de déclarer le marché infructueux, les offres présentées ayant été jugées insatisfaisantes. Pour la seconde consultation, neuf entreprises ont été sélectionnées le 4 mars 1994 par la Commission d'appel d'offres ; le 8 avril 1994, la commission a examiné les soumissions des six d'entre elles qui ont effectivement répondu à l'appel d'offres, c'estàdire les sociétés Européenne d'entreprise, Entreprise Générale Léon Grosse, Bessège, Gecibat, SetracFougerolle et Stribick.
B Les pratiques constatées :
1. Les offres
Lors de la première consultation, les offres ont été les suivantes :
EMPLACEMENT TABLEAU
L'offre de la société Européenne d'entreprise, qui contenait des erreurs, a été corrigée par le BET Gepral. Après ces corrections, qui n'ont fait l'objet d'aucun contact entre le maître d'œuvre et l'entreprise soumissionnaire, le montant de l'offre de la société Européenne d'entreprise s'élevait à 5 054 493,90 F et elle était moinsdisante, inférieure à l'estimation du maître d'œuvre et à l'offre de la société SetracFourgerolle.
Lors de la deuxième consultation, l'offre de la société Européenne d'entreprise, en baisse, était moinsdisante et la société Setrac n'était plus qu'au troisième rang. Les entreprises Léon Grosse et Bessège ont maintenu leur offre. Les offres ont été les suivantes :
EMPLACEMENT TABLEAU
À la suite du dépouillement du premier appel d'offres, le maître d'ouvrage a constaté que l'ensemble des entreprises soumissionnaires, à l'exception de la société SetracFougerolle, avaient présenté des quantités identiques. Cette identité résultait du fait que les entreprises soumissionnaires avaient acquis le bordereau quantitatif auprès du BET Gepral, qui avait réalisé cette étude en sa qualité de maître d'œuvre.
2. Le comportement des entreprises
a) Entreprise Léon Grosse :
Un listing à l'entête de la société Européenne d'entreprise et daté du 25 octobre 1993 a été saisi au siège de cette entreprise. Il mentionnait la décomposition du prix global et forfaitaire pour le marché concerné. Une page de garde indiquait " Prix EGLG à recopier... Biron... Bat. Neuf ". Dans la rubrique " Bâtiment Ancien " du listing la mention du mur mitoyen n'est pas reprise.
M. Biron, responsable des études de prix de la société Léon Grosse, a déclaré le 21 décembre 1993 : "J'ai voulu conforter mon prix en m'adressant à l'Européenne". Il a ajouté que, sur la base du prix transmis, il a rectifié et modifié le sien.
Lors de son audition du 21 décembre 1994, il a expliqué les différences constatées entre ce listing saisi et l'offre effectivement déposée par la société Léon Grosse en parlant d'abord "d'expérience", puis de "manque d'habitude".
Un cahier appartenant à M. Gros, directeur régional de la société Léon Grosse, portait la mention "T(résorerie) G(énérale) Loire... EE" relative à une réunion qui s'est déroulée le 28 mars 1994, alors que la date limite de réception des offres avait été fixée au 7 avril 1994. M. Biron a déclaré : "la mention "EE" indique que j'avais appris qu'ils seraient parmi les moins-disants lors du premier appel d'offres".
b) Les sociétés Européenne d'entreprise, Robat et Floriot :
Un document saisi dans les locaux de la société Européenne d'entreprise reprend les informations figurant dans le listing du 25 octobre 1993 saisi au siège de l'entreprise Léon Grosse visé ciavant. Il comporte en outre deux autres noms ("Onave", responsable de l'entreprise Robat et "Floriot", responsable de l'entreprise homonyme) accompagnés d'éléments chiffrés pour les rubriques "bâtiment neuf" et "bâtiment ancien" ainsi que le total des deux rubriques.
Une enveloppe destinée à l'entreprise Floriot a également été saisie dans les locaux de la société Européenne d'entreprise. Elle contenait un listing, émanant de l'Européenne d'entreprise, également daté du 25 octobre 1993 et comportant une décomposition de prix, dont le montant (5 075 071,88 F) est identique à celui qui figure sur le document mentionné ciavant.
M. Gorlero, directeur d'agence de la société Européenne d'entreprise, a déclaré que ces informations avaient été recueillies après coup auprès de la société Robat. M. Onave, responsable de cette dernière, a déclaré : "Nous n'avons pas répondu eu égard au montant élevé des travaux à réaliser".
M. Bailly, responsable au sein de l'entreprise Floriot, a déclaré, pour sa part, qu'il ne se souvenait pas s'il avait été consulté par d'autres entreprises pour des prix de préfabriqués, ni s'il y avait répondu. Aucune trace d'une telle consultation éventuelle n'a été retrouvée dans l'une ou l'autre des entreprises. Par ailleurs, il a déclaré, à propos du chiffrage de M. Gorlero : "Peutêtre l'Européenne atelle fait une simulation sur ma proposition".
3. Le BET Gepral et le cabinet d'architecte Caprio
a) Selon M. Hafner, du BET Gepral, c'est à la demande des entreprises soumissionnaires qu'il leur aurait fourni le bordereau quantitatif. L'ensemble des entreprises a reçu, contre le paiement d'une somme de 180 F, ce bordereau quantitatif établi par le BET Gepral, qui avait réalisé les études structures et béton armé pour l'architecte, et selon lequel une telle pratique serait courante.
Le marché de maîtrise d'œuvre spécifiait explicitement que ces éléments, qui n'avaient pas été communiqués à chaque candidat par le maître d'ouvrage, n'avaient pas à l'être. Le maître d'ouvrage avait d'ailleurs attiré l'attention de l'architecte, le 22 février 1994, sur le fait que " la divulgation de tels éléments (études structures et béton armé) à certaines entreprises est contraire aux termes de votre marché et remet en cause le bon déroulement et la concurrence de la consultation de ce lot ".
M. JeanClaude De Cay, fonctionnaire en charge du dossier au ministère de l'économie à Paris, a déclaré le 18 juillet 1996 : "Je n'ai jamais autorisé le BET Gepral et l'architecte Caprio ou l'un des autres participants à la maîtrise d'œuvre, à contacter ou à solliciter les entreprises". Mme Françoise ArmandonChapuis, autre fonctionnaire du ministère de l'économie en poste à Lyon, a déclaré le 18 juillet 1996 : "Il s'agit donc d'une mission M2 étendue qui fut décidée par la comptabilité publique à Paris, afin de responsabiliser les entreprises face à ce projet. Dès l'avis d'appel à la concurrence pour cette deuxième phase, la maîtrise d'œuvre était informée de la nature de la mission pouvant lui être confiée si elle était attributaire du marché".
M. Caprio et M. Hafner du BET Gepral ont reconnu avoir eu connaissance de la nature exacte de leur mission. Le premier a déclaré : "Dès son arrivée sur ce projet, Monsieur de Cay propose une mission M2 étendue. Je l'informais de l'inadaptation d'une telle mission pour ce projet de rénovation lourde" et le second a déclaré : "La mission qui nous fut confiée n'était pas une mission M2, mais une mission M2 étendue".
L'administration, informée de cette pratique de manière indirecte (par l'entreprise SetracFougerolle), a constaté qu'une lettre du BET Gepral avait été envoyée avec le dossier de consultation, lettre qui proposait, contre le paiement d'une somme de 180 F, la fourniture du devis quantitatif détaillé, qui devait incomber aux entreprises soumissionnaires.
b) M. Caprio a déclaré le 17 juillet 1996 comme il l'avait fait le 28 octobre 1994 qu'il avait comparé les offres de l'Européenne d'entreprise et de SetracFougerolle, ces deux entreprises étant les moinsdisantes. Il a estimé que le devis fourni par Setrac était irrecevable, du fait que : "ses bases constructives étaient bien souvent personnelles" et que cette proposition "présentait un certain nombre d'inconvénients, les quantités étaient sous estimées et les prix surévalués". Aucune pièce du dossier ne permet d'établir qu'une étude de faisabilité ait été réalisée quant à cette proposition. L'offre de Setrac a été confrontée au seul quantitatif fourni aux entreprises par le BET Gepral, dans les conditions rappelées ciavant.
c) Une télécopie de trois pages émanant de M. Dominique Caprio et adressée à "M. Kemeko (chef d'agence)" a été saisie. La barre d'adresse de la première page de ce document indique : "22121993 23 : 13 from 77 59 18 98 to 77 74 17 61 P. 01". Outre la date et l'heure d'envoi, cette ligne permet d'établir que le cabinet Caprio en est l'expéditeur (le numéro de fax est identique à celui qui figure, par exemple, sur son cachet) et que la société Européenne d'entreprise en est le destinataire (le numéro de fax est identique à celui qui figure, par exemple, sur le cachet de l'entreprise qui figure sur des bordereaux d'envoi de télécopies). M. Gorlero a néanmoins déclaré : "Ce fax du 22 décembre 1993 a bien été envoyé par Caprio, nous ne connaissons pas le nom du destinataire M. Komefo?".
Ce document est constitué d'un bordereau d'envoi et d'une note de deux pages adressée par M. Caprio aux bureaux d'études Gepral et Mausset et dans laquelle d'une part il souhaite la synthèse de leurs analyses pour le 4 janvier 1994 à 11 h et, d'autre part, il leur donne des orientations pour la rédaction du rapport d'analyse des offres de la première consultation, destiné à la maîtrise d'ouvrage. Cette note porte sur le bordereau d'envoi la mention "Merci de détruire ce document après lecture".
Caprio a estimé avoir seulement anticipé la décision du maître d'ouvrage sur les suites à donner et ne pas avoir apprécié la portée de la transmission qu'il a faite de cette note à la société Européenne d'entreprise : "Il est vrai que l'Européenne a bénéficié d'une forme particulière d'information sous forme d'un fax qui anticipait sur les termes de la future négociation et qui à mon avis n'était pas de nature à fausser la concurrence".
Par ailleurs, M. Bonnand, de la société Européenne d'entreprise, a téléphoné au bureau d'études Gepral le 4 janvier 1994 à 15 h : "Le 4 janvier 1994, j'ai pu téléphoner à Gepral pour avoir des nouvelles du marché TG". La société Européenne d'entreprise avait été consultée sur le contenu de son offre par ce même cabinet Gepral qui souhaitait son accord sur une modification de sa proposition. Ainsi, M. Gorlero a déclaré : "Nous avons été interrogé par le MO pour connaître si l'installation de chantier était bien comprise dans le prix et si nous reconnaissions que nous avions commis une erreur de calcul ramenant ainsi notre prix à 29 796 F".
II SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL,
Sur la procédure,
Considérant que la société Floriot avance que certaines pièces qui lui sont opposées ont été saisies sur le fondement de l'article 48 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, alors que ni l'ordonnance du président du Tribunal de grande instance de SaintÉtienne ayant autorisé les opérations ni certains autres documents ne figurent au dossier qu'elle a consulté au siège du Conseil de la concurrence à la suite de la notification de griefs, ce qui lui interdirait d'apprécier la régularité des opérations de saisie, la placerait dans une situation discriminatoire visàvis des autres entreprises concernées et l'empêcherait d'exercer pleinement les droits de la défense ;
Mais considérant que le Conseil de la concurrence n'a pas compétence pour apprécier la régularité des opérations effectuées en exécution des ordonnances des présidents de tribunaux de grande instance autorisant des visites et saisies en application de l'article 48 de l'ordonnance du 1er décembre 1986; qu'il n'est pas allégué que des requêtes, appels et pourvois aient été formés auprès des juridictions compétentes contestant la régularité des opérations concernées, ni que ces requêtes, appels et pourvois aient un effet suspensif ; qu'au contraire, la société Floriot indique qu'elle demande au ministre chargé de l'économie et au corps d'enquête concerné la communication des documents en cause ; qu'il n'y a donc lieu ni d'écarter les documents saisis dans le cadre des opérations concernées, ni de surseoir à statuer ;
Sur les pratiques constatées,
Considérant, en premier lieu, que, sur un cahier appartenant à M. Gros, directeur régional de la société Léon Grosse, figurait la mention "T(résorerie) G(énérale) Loire E(uropéenne d') E (ntreprise)" relative à une réunion qui s'est déroulée le 28 mars 1994 ; qu'un listing en date du 25 octobre 1993 à l'entête de la société Européenne d'entreprise, saisi auprès de la société Léon Grosse et qui comportait la décomposition du prix global et forfaitaire pour le marché concerné était précédé d'une page de garde indiquant "Prix EGLG à recopier... Biron... Bat. Neuf" ; que M. Biron, responsable des études de prix de la société Léon Grosse a déclaré le 21 décembre 1993 : " J'ai voulu conforter mon prix en m'adressant à l'Européenne " ;
Considérant que M. Biron a ajouté que, sur la base du prix transmis, il avait rectifié et modifié le sien et, lors de son audition du 21 décembre 1994, que ces anomalies résultaient de son "expérience", puis de son "manque d'habitude" et que "la mention "EE" (figurant dans le cahier de M. Gros) indique que j'avais appris qu'ils seraient parmi les moins disants lors du premier appel d'offres" ; que, dans ses observations, la société Léon Grosse reconnaît que ce document provenait de la société Européenne d'entreprise et qu'il a été remis par un "représentant non identifié" de cette dernière "dans la boîte aux lettres personnelle de M. Biron", mais affirme que la mention "à recopier" est "unilatérale et n'engage que son auteur" et qu'elle ne pourrait procéder que "d'une méprise du responsable de l'Européenne d'entreprise sur les intentions véritables de M. Biron" ; qu'en effet, selon elle, ce dernier, "à l'occasion des bonnes relations nouées dans le cadre du chantier du lycée Fauriel" aurait "simplement demandé un renseignement verbal à l'Européenne d'entreprise afin de conforter ses propres calculs" mais "n'avait en aucun cas demandé la transmission de l'offre intégrale de cette entreprise ni encore moins essayé d'obtenir des consignes de chiffrage" ;
Mais considérant que les notes prises par M. Gros le 28 mars 1994 sont antérieures à la date limite de réception des offres de la seconde consultation, le 7 avril 1994, et que si elles sont postérieures au 15 février 1994, date où la première consultation a été déclarée infructueuse par la Commission ad hoc, les offres déposées étaient couvertes par le secret ; que le listing saisi est identique à l'offre déposée par la société Léon Grosse à l'exception du poste "mur mitoyen" dans la rubrique "Bâtiment Ancien" non mentionné et du poste 1.5 "Bâtiment existant" en sus ; que la différence entre les prix de ces deux postes est de 27 820,74 F 13 000 F = 14 820,48 F, identique à la différence entre le "Prix à recopier" mentionné sur la page de garde (5 132 741,58 F) et l'offre effectivement déposée (5 117 921,10 F) ; qu'il est ainsi établi que l'offre effectivement déposée par la société Léon Grosse a été recopiée, à ces deux rubriques près, sur celle que lui avait communiquée la société Européenne d'entreprise ;
Considérant, en deuxième lieu, que la société Européenne d'entreprise détenait également deux autres documents ; que l'un, une enveloppe destinée à l'entreprise Floriot, contenait un listing également daté du 25 octobre 1993 ; que l'autre reprenait les informations figurant sur le listing du 25 octobre 1993 saisi auprès de l'entreprise Léon Grosse et comportait en outre divers éléments chiffrés pour les rubriques "bâtiment neuf" et "bâtiment ancien", ainsi que deux autres noms ("Onave" et "Floriot") ; que ces noms sont, respectivement, ceux de responsables des entreprises Robat et Floriot ; que M. Gorlero, directeur d'agence de la société l'Européenne d'entreprise, a déclaré que ces informations avaient été recueillies après coup auprès de la société Robat ;
Considérant que la société Floriot soutient que ces documents saisis dans les locaux de la société Européenne d'entreprise ne permettraient pas de caractériser un échange d'informations avec elle, puisqu'ils n'émaneraient pas d'elle et qu'il ne serait pas établi qu'elle les a reçus et que, par ailleurs, les propos de M. Bailly auraient été dénaturés par le rapporteur dans la notification de griefs ; que le marché ne l'intéressait pas et qu'elle n'a d'ailleurs pas soumissionné au marché, ni lors de la première consultation, où son offre est parvenue hors délai, ni lors de la seconde, à laquelle elle n'a pas participé ;
Considérant, d'une part, que le listing trouvé dans les locaux de l'Européenne d'entreprise, dont le montant est identique à celui figurant sur un autre document, concernait explicitement la société Floriot, mais que les prix unitaires et les montants figurant sur le listing saisi sont différents de ceux qui figurent sur l'offre effectivement déposée par la société Floriot lors de la première consultation ; que, d'autre part, le responsable de la société Robat, M. Onave a déclaré : "nous n'avons pas répondu eu égard au montant élevé des travaux à réaliser" ; qu'il est constant que, lors de la première consultation, l'entreprise Robat n'a pas déposé d'offre, et que celle de la société Floriot, parvenue hors délai, n'a pas été ouverte ; que, dès lors, il n'est pas établi que les entreprises Européenne d'entreprise et Floriot se sont concertées ou ont échangé des informations à propos du marché concerné ;
Considérant, en troisième lieu, que les entreprises soumissionnaires, à l'exception de la société SetracFougerolle, ont élaboré leur offre sur la base d'un bordereau quantitatif fourni par le BET Gepral ; que, selon M. Hafner, ce quantitatif aurait été établi sur la base des études structures et béton armé réalisées pour le compte de l'architecte et diffusé auprès des entreprises à la demande de ces dernières ; que l'administration, informée de cette pratique de manière indirecte, a constaté qu'une lettre sollicitant le versement d'honoraires pour un travail qui aurait dû incomber aux soumissionnaires avait été envoyée par le BET Gepral avec le dossier de consultation ;
Considérant que, citant plusieurs déclarations de responsables d'entreprises, la société Floriot soutient que "les délais de réponse ne permettaient pas (aux soumissionnaires) d'effectuer euxmêmes une étude sur la quantification des travaux à réaliser" et qu'il "est tout à fait exceptionnel que (le dossier de candidature) n'indique aucune quantité" ; que la société Léon Grosse avance également cet argument et ajoute que l'offre faite par le BET Gepral aurait été unilatérale et ne procéderait d'aucune concertation entre elle et ce dernier ; que le BET Gepral indique que sa mission "M2" faisait suite à une mission précédente, lors d'une première tranche de travaux, de type "M1", et qu'elle avait réalisé le devis quantitatif et l'avait diffusé auprès des soumissionnaires à la demande de ces derniers, pour "mettre toutes les entreprises sur un pied d'égalité, les entreprises locales sans bureau d'études intégré pouvant ainsi répondre", au prix des seuls coûts de reproduction, les honoraires dus pour ces études ne devant être payés "que par l'entreprise qui serait titulaire du lot correspondant" ;
Mais considérant que le marché de maîtrise d'œuvre spécifiait explicitement que ces éléments quantitatifs qui, de propos délibéré, n'étaient pas communiqués à chaque candidat par le maître d'ouvrage, n'étaient pas communicables ; que le maître d'ouvrage avait d'ailleurs attiré l'attention de l'architecte sur le fait que "la divulgation de tels éléments (études structures et béton armé) à certaines entreprises est contraire aux termes de votre marché et remet en cause le bon déroulement et la concurrence de la consultation de ce lot" ; que deux fonctionnaires en charge du dossier au ministère de l'économie, à Paris et à Lyon, ont déclaré : "Je n'ai jamais autorisé le BET Gepral et l'architecte Caprio ou l'un des autres participants à la maîtrise d'œuvre, à contacter ou à solliciter les entreprises" et, "Il s'agit donc d'une mission M2 étendue qui fut décidée par la comptabilité publique à Paris, afin de responsabiliser les entreprises face à ce projet. Dès l'avis d'appel à la concurrence pour cette deuxième phase, la maîtrise d'œuvre était informée de la nature de la mission pouvant lui être confiée si elle était attributaire du marché" ; que les responsables du cabinet d'architecture et du bureau d'études ont reconnu avoir eu connaissance de la nature exacte de leur mission ;
Considérant que, dans le cadre de sa mission d'assistance à la maîtrise d'ouvrage ("AMT"), le maître d'œuvre a examiné l'offre de la société Setrac au seul regard du quantitatif fourni aux entreprises par le BET Gepral, sans vérifier la pertinence des choix reflétés par cette offre ; que M. Caprio a déclaré à deux reprises qu'il avait comparé les offres moinsdisantes de l'Européenne d'entreprise et de SetracFougerolle, et que l'offre de la société Setrac était irrecevable, car "ses bases constructives étaient bien souvent personnelles" et qu'elle "présentait un certain nombre d'inconvénients, les quantités étaient sous estimées et les prix surévalués" ; que le BET Gepral a apporté des rectifications à l'offre de la société Européenne d'entreprise ; que cette rectification d'office a été effectuée sans en référer au préalable au maître d'ouvrage, qui n'en a été informé que dans le rapport final de la maîtrise d'œuvre ; que M. Bonnand, de la société Européenne d'entreprise a téléphoné au bureau d'études Gepral le 4 janvier 1994 à 15 h, ce qu'il a reconnu : "Le 4 janvier 1994, j'ai pu téléphoner à Gepral pour avoir des nouvelles du marché TG" ; que M. Gorlero a déclaré : "Nous avons été interrogé par le MO pour connaître si l'installation de chantier était bien comprise dans le prix et si nous reconnaissions que nous avions commis une erreur de calcul ramenant ainsi notre prix à 29 796 F" ;
Considérant que le maître d'ouvrage avait explicitement choisi de faire porter la concurrence entre soumissionnaires sur deux séries d'éléments, les prix unitaires et les quantitatifs ; que, dès lors, en communiquant un quantitatif unique à l'ensemble des entreprises soumissionnaires sauf à la société SetracFougerolle qui avait fait réaliser une étude distincte par un bureau d'études indépendant, le BET Gepral, qui intervenait dans le cadre de la maîtrise d'œuvre mais également de l'assistance à la maîtrise d'ouvrage et qui, en cette qualité, était tenu d'examiner les offres reçues en fonction de tous les critères de choix déterminés par le maître d'ouvrage, interdisait que la concurrence portât sur l'un des deux critères ; que d'ailleurs, le seul soumissionnaire qui a présenté une offre comportant ses propres prix unitaires et ses propres métrés, l'entreprise SetracFougerolle, a vu cette offre écartée ; que le caractère concerté de cette pratique résulte de ce que la société Européenne d'entreprise et le BET Gepral se sont concertés afin de modifier l'offre de la première avant que l'attributaire n'ait été désigné, de ce que l'étude quantitative et son envoi aux entreprises soumissionnaires ont été effectués non pas unilatéralement, mais à la demande de ces dernières et de ce que, d'ailleurs, la rémunération des travaux d'études devait être versée au BET Gepral par la seule entreprise attributaire, ce que ne pouvaient ignorer les entreprises qui n'avaient eu à verser que les coûts de photocopie et qui, accoutumées à faire appel à des bureaux d'études, n'ignoraient pas que leurs services ne sont pas gratuits ; qu'ainsi, le BET Gepral ne pouvait espérer percevoir la rémunération de ses études que si l'entreprise attributaire était de celles à qui il avait fait parvenir ces Btudes ; qu'il est par suite établi que le BET Gepral a participé avec certaines des entreprises en cause à une concertation et à un échange d'informations ;
Considérant, en quatrième lieu, que M. Caprio a adressé à "M. Kemeko (chef d'agence) " une télécopie, saisie auprès de la société Européenne d'entreprise, de trois pages dont la ligne d'adresse de la première page indique "22121993 23 :13 from 77 59 18 98 to 77 74 17 61 P. 01", établissant ainsi la date et l'heure d'envoi, l'expéditeur qui est le cabinet Caprio et le destinataire qui est la société Européenne d'entreprise ; que la première page de ce document est un bordereau d'envoi portant la mention "Merci de détruire ce document après lecture" et les deux autres une note de deux pages adressée par M. Caprio aux bureaux d'études Gepral et Mausset et dans laquelle il leur donne des orientations pour la rédaction du rapport d'analyse des offres de la première consultation, destiné à la maîtrise d'ouvrage, dont notamment l'indication de ce que le plus proche concurrent de la société Européenne d'entreprise était la société Setrac ;
Considérant que M. Caprio a déclaré : "Il est vrai que L'Européenne a bénéficié d'une forme particulière d'information sous forme d'un fax qui anticipait sur les termes de la future négociation et qui à mon avis n'était pas de nature à fausser la concurrence" ; que, dans ses observations, la cabinet Caprio a ajouté d'une part que le maître d'ouvrage n'ayant pas souhaité que puissent être proposées des variantes par les soumissionnaires, "l'offre de la société SetracFougerolle ne rentrait pas dans le cadre de la DPGF proposée et que son offre était irrecevable dès l'origine, et par voie de conséquence, aurait dû être écartée de la consultation" et, d'autre part, que "l'information donnée à l'Européenne d'entreprise (...) n'(est) pas de nature à fausser la concurrence" ;
Considérant que si, en communiquant avant la date limite de remise des plis à la société Européenne d'entreprise un document préparatoire au rapport d'analyse des offres de la maîtrise d'œuvre, le cabinet d'architecte Caprio a conféré à cette société une situation privilégiée lui permettant de connaître la position de la maîtrise d'œuvre sur son offre lors de la première consultation et de disposer d'informations en vue de la seconde consultation, réduisant son incertitude sur la stratégie de ses concurrents, il n'est établi ni que la société Européenne d'entreprise avait sollicité une telle communication, ni qu'elle en a fait usage; qu'ainsi, si cette pratique peut n'être pas conforme aux règles de déontologie et a pu favoriser la société Européenne d'entreprise et avoir eu ainsi un effet anticoncurrentiel, il n'est pas établi, en l'absence d'éléments permettant de caractériser un accord de volontés entre le cabinet d'architecte et l'entreprise, qu'elle contrevienne aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les entreprises Léon Grosse et Européenne d'entreprise se sont concertées et ont échangé des informations à propos du marché en cause, antérieurement à l'ouverture des plis, en vue de favoriser la société Européenne d'entreprise ; qu'à cette concertation a participé le BET Gepral qui a spontanément apporté des modifications à l'offre de l'Européenne d'entreprise et qui a communiqué à ces entreprises et aux autres soumissionnaires, sauf à l'un d'eux, le bordereau quantitatif unique qu'il avait élaboré et qui a été utilisé pour présenter les offres ; que ces pratiques avaient pour objet et pouvaient avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché considéré ainsi que de tromper le maître d'ouvrage sur la réalité de la concurrence existant entre les soumissionnaires ; que ces pratiques sont prohibées par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Sur les suites à donner,
Considérant que la société Européenne d'entreprise s'est livrée à des pratiques anticoncurrentielles prohibées ; que cette société a été mise en liquidation judiciaire par jugement du Tribunal de commerce de SaintÉtienne en date du 20 mars 1996 ; qu'en raison de l'arrêt des poursuites individuelles, elle ne peut faire l'objet d'une condamnation à une somme d'argent ;
Sur les sanctions,
Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : "Le Conseil de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières. Il peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 p 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos" ; qu'en application de l'article 22 de la même ordonnance la commission permanente peut prononcer les mesures prévues à l'article 13, les sanctions infligées ne pouvant, toutefois, excéder 500 000 F pour chacun des auteurs des pratiques prohibées ;
Considérant que pour apprécier la gravité des pratiques constatées il convient de considérer que l'appel d'offres s'est déroulé contrairement à la volonté expresse du maître d'ouvrage qui désirait que la concurrence entre soumissionnaires portât à la fois sur les prix unitaires et les métrés ; que ces pratiques sont intervenues à propos de travaux concernant la Trésorerie générale de SaintÉtienne, immeuble appartenant à un service financier de l'État ; qu'elles ont été mises en œuvre par des entreprises spécialisées d'importance régionale et par un bureau d'études et un cabinet d'architecte de la même région ; que l'importance du dommage causé à l'économie par ces pratiques résulte de ce qu'elles avaient pour objet et pouvaient avoir pour effet de faire échec au déroulement régulier de la procédure d'appel d'offres concernant un marché de plus de 5 millions de francs ;
Considérant que la société Entreprise générale Léon Grosse s'est concertée et a échangé des informations avec la société Européenne d'entreprise et avec le bureau d'études Gepral ; qu'elle a réalisé au cours de l'exercice 1996, dernier exercice clos disponible, un chiffre d'affaires en France de 1 388 611 294 F et un bénéfice de 10 087 604 F ; qu'en fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés cidessus, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 400 000 F ;
Considérant que la SARL Gepral s'est concertée et a échangé des informations avec les entreprises Léon Grosse et Européenne d'entreprise et tous les autres soumissionnaires sauf un et qu'elle a modifié l'offre de la société Européenne d'entreprise ; que le maître d'ouvrage a rappelé au maître d'œuvre l'interdiction qui lui était faite de divulguer son étude quantitative aux entreprises soumissionnaires ; qu'elle a réalisé au cours de l'exercice 1996, dernier exercice clos disponible, un chiffre d'affaires en France de 2 481 392 F et un bénéfice de 44 080 F ; qu'en fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés cidessus, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 50 000 F,
Décide :
Article 1er : - Il n'est pas établi que la société Floriot et le cabinet d'architecte Caprio ont enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.
Article 2 : - Il est établi que les sociétés Européenne d'entreprise, Léon Grosse et Gepral ont enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.
Article 3 : - Sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes :
- 400 000 F à la société Entreprise générale Léon Grosse ;
- 50 000 F à la SARL Gepral.