Conseil Conc., 24 janvier 1989, n° 89-D-05
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Pratiques mise en œuvre par le journal Nice-Matin
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré en section, sur le rapport de Mme Penichon, dans sa séance du 24 janvier 1989, où siégeaient M. Laurent, président ; MM. Béteille, Pineau, vice-présidents MM. Azema, Gaillard, Schmidt, Urbain, membres.
Le Conseil de la concurrence,
Vu la lettre enregistrée le 26 août 1987 par laquelle M. Alain Duros, président-directeur général de la SA Pluri-Publi, agissant tant en son nom propre qu'en celui de son franchisé, M. Luc Beisser, commerçant à Nice, a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques discriminatoires imputées au journal Nice-Matin ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence modifiée, ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement et par M. Duros, président-directeur général de la société Pluri-Publi ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et la partie saisissante entendus ; Retient les constatations (I) et adopte la décision (II) ci-après exposées :
I. - CONSTATATIONS
1. Le marché en cause
Le marché en cause est celui de la diffusion des annonces immobilières dans le département des Alpes-Maritimes par la voie de la presse quotidienne régionale.
Ce type de diffusion est le vecteur d'une prestation originale qui n'a pas d'équivalent parmi les autres supports de l'information immobilière locale.
La télévision régionale, les radios locales et le cinéma, en raison notamment du caractère fugace du message diffusé et de son coût, ne rendent pas aux annonceurs un service similaire à celui de la presse quotidienne régionale.
La presse gratuite, dont la diffusion est hebdomadaire ou bimensuelle, est distribuée, par portage, essentiellement en milieu urbain. Dépourvue de sélectivité, elle atteint, sur une zone donnée, toutes les couches de la population sédentaire et son taux de pénétration est plus important que celui de la presse quotidienne régionale. Le coût de l'espace publicitaire y est deux à trois fois moindre. Ces deux formes de presse, qui présentent des profils différents, susceptibles d'influer sur l'efficacité du message publicitaire, n'apparaissent donc pas substituables.
Vendus exclusivement par abonnement sur une zone généralement étroite, les bulletins d'annonces des vendeurs de listes ont une faible diffusion ainsi qu'un taux de circulation réduit, les publicités ne comportant pas les coordonnées des annonceurs. Les informations publiées concernent exclusivement les offres des particuliers ; le coût de l'espace publicitaire y est inférieur à celui de la presse locale. Ces feuilles ne constituent donc pas pour l'annonceur une alternative équivalente à celle de la presse quotidienne régionale.
Enfin, il y a lieu de noter que, d'après les informations recueillies au cours de l'instruction, la diffusion du quotidien Nice-Matin dans le département des Alpes-Maritimes est de l'ordre de 180 000 exemplaires et qu'elle touche environ la moitié des foyers, alors que la pénétration des autres quotidiens régionaux dans ce département est particulièrement limitée.
2. Les pratiques en cause
M. Luc Beisser, franchisé de la SA Pluri-Publi, exerce à Nice, sous l'enseigne Hestia, une activité de vente de listes. En 1981, il a confié sa publicité au quotidien Nice-Matin ; celle-ci comportait des petites annonces ainsi que des " pavés ", encarts publicitaires de taille plus importante que ces dernières. Le 1er octobre 1984, le journal a remanié la composition des annonces et modifié les conditions publicitaires précédemment consenties à M. Beisser.
a) Le critère de répartition des annonces
Les petites annonces immobilières qui étaient, antérieurement au 1er octobre 1984, publiées dans la rubrique Transactions immobilières sont réparties, à compter de Cette date, en deux rubriques :
- la rubrique Transactions immobilières, subdivisée en plusieurs sous-rubriques (ventes, locations ...), regroupe les petites annonces des particuliers et de leurs mandataires, agents immobiliers, notaires et, marchands de biens
- la rubrique Informations immobilières, rassemble les annonces des professionnels proposant de " mettre en rapport vendeurs ou acheteurs, bailleurs et locataires par l'intermédiaire de listes, brochures, catalogues ..., moyennant des frais d'inscription" : vendeurs de listes, éditeurs de guides et d'indicateurs divers.
Les conditions publicitaires proposées aux annonceurs varient selon la rubrique. De 1984 à 1987, la rubrique Informations immobilières est située après la rubrique Transactions immobilières et le prix de l'annonce au mot y est plus élevé, à compter du 1er janvier 1985. Les écarts de prix constatés entre les deux rubriques sont de 12 p. 100 en 1985, 13 p. 100 en 1986, et 10 p. 100 en 1987. Toutefois, ces différences tendent à s'estomper : en 1987, la rubrique Informations immobilières a été intégrée dans la rubrique Transactions immobilières et, depuis le 1er janvier 1988 ; les tarifs des deux rubriques sont alignés.
Dans une lettre du 21 avril 1988, M. Gérard Bavastro, directeur du journal Nice-Matin, justifie les modifications intervenues par la spécificité des offres et la nécessité d'assurer la transparence de la publicité : "Par respect pour les lecteurs de Nice-Matin (dans un souci de transparence de la publicité), et s'agissant de choses différentes, les annonces de type Hestia ne peuvent pas être mélangées aux autres offres immobilières ".
b) La mise en œuvre du critère de répartition des annonces
A compter du 1er octobre 1984, les annonces de M. Beisser ont été transférées, conformément au critère établi, dans la rubrique Informations immobilières, à l'exception des "pavés" publicitaires qui ont été insérés, au cours de l'année 1985 soit dans différentes sous-rubriques de la rubrique Transactions immobilières (locations, fonds de commerce ...), soit, plus rarement, dans des rubriques ne présentant aucun lien avec l'immobilier.
Il convient, toutefois, d'observer que les "pavés" sont soumis à des conditions publicitaires spécifiques, distinctes de celles des petites annonces : leur prix varie avec leur dimension ; leur emplacement, tributaire de la mise en pages du journal, est fonction de leur taille plus que de leur contenu. Sur ce dernier point, l'examen de la composition des "annonces au mot" du quotidien Nice-Matin laisse apparaître que les "pavés" sont fréquemment dissociés de la rubrique des petites annonces correspondant à leur objet, quel que soit l'opérateur concerné.
L'instruction a mis en évidence que les annonces émanant de vendeurs de listes concurrents de M. Beisser (Location 35, BEP, Centrale des locataires et Locapart) étaient publiées tantôt dans la rubrique Informations immobilières, tantôt dans la rubrique Transactions immobilières. L'insertion d'annonces dans cette dernière rubrique a été constatée au cours des mois de février, juin, septembre et octobre 1987 et se poursuit à l'heure actuelle.
Interrogé sur ce point, M. Bavastro a expliqué, dans une lettre du 15 avril 1988, que la répartition des annonces entre les deux rubriques se révélait difficile en raison du comportement de certains vendeurs de listes " qui se présentent d'une manière anonyme (aux) guichets et rédigent leur annonce comme si elle émanait d'un simple particulier offrant une location ". Il a également précisé que des mesures avaient été prises pour déceler l'origine des annonces : deux notes de service des 3 octobre 1984 et 30 juillet 1987 de l'agence Havas ont rappelé aux guichetiers la nécessité de vérifier les publicités et prévoient les modalités du contrôle. Par ailleurs, " un programme informatique permettant la mémorisation des numéros de téléphone de ces annonceurs " a été mis en place le 1er avril 1988.
M. Duros conteste cette version des faits. Il soutient, en premier lieu, que les pratiques du journal Nice-Matin résultent d'une concertation avec la FNAIM en vue d'éliminer son franchisé du marché et produit, à l'appui de ses allégations, un document qu'il intitule " copie de la circulaire interne de l'agence Havas de Nice ", selon lequel " la FNAIM presse le BVP et les supports de refuser les annonces ventes de listes ". Il dénonce, en second lieu, le caractère discriminatoire des nouvelles mesures prises par le journal Nice-Matin et prétend que ce quotidien a exploité abusivement la position dominante qu'il détient sur le marché des petites annonces immobilières, ainsi que l'état de dépendance économique dans lequel il se trouve à l'égard de ce fournisseur.
II. - A LA LUMIÈRE DE CES CONSTATATIONS
Le Conseil de la concurrence,
Considérant qu'il ressort des constatations ci-dessus rapportées que le marché en cause dans, la présente affaire est celui de la diffusion des annonces immobilières dans le département des Alpes-Maritimes par la voie de la presse quotidienne régionale ; que ce marché est distinct de ceux constitués par la diffusion desdites annonces par d'autres supports, et notamment par la presse gratuite ; qu'il y a donc lieu d'apprécier les pratiques imputées au quotidien Nice-Matin sur le marché ainsi défini à la lumière, successivement, des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 susvisée ;
En ce qui concerne l'application de l'article 7 de l'ordonnance :
Considérant que M. Duros, président-directeur général de la société Pluri-Publi, fonde uniquement sa prétention sur la pièce qu'il intitule " copie de la circulaire interne de l'agence Havas de Nice" ; que cette pièce, dont la date et l'origine n'ont pu être précisées, ne suffit pas à établir l'existence de pressions de la FNAIM sur le journal Nice-Matin ; que les annonces des vendeurs de listes ont toujours été publiées par ce quotidien ; qu'il n'est donc pas démontré que les conditions publicitaires consenties à M. Beisser soient le fruit d'une concertation anticoncurrentielle avec la FNAIM prohibée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
En ce qui concerne l'application de l'article 8 de l'ordonnance :
Considérant, d'une part, qu'il résulte des pièces du dossier et des constatations ci-dessus mentionnées que la diffusion du quotidien Nice-Matin est, dans le département des Alpes-Maritimes, sans commune mesure avec celles des autres quotidiens régionaux, dont le taux de pénétration dans ce département est peu significatif ; que, de ce fait Nice-Matin détient une position dominante, sur le marché de la diffusion des annonces immobilières, dans les Alpes-Maritimes, par la voie de la presse quotidienne régionale ;
Considérant, d'autre part, que la nature de l'activité de l'entreprise de M. Beisser implique qu'il consacre une part importante de son chiffre d'affaires à la publicité par la voie de la presse quotidienne régionale ; qu'il est constant que les services d'annonces immobilières que peuvent éventuellement offrir les quotidiens régionaux autres que Nice-Matin dans le département des Alpes-Maritimes ne peuvent être regardés comme équivalents à celui fourni par ce dernier quotidien ; que, dès lors, M. Beisser se trouve dans un état de dépendance économique à l'égard de Nice-Matin;
Considérant que M. Duros soutient, en premier lieu, que l'activité de M. Beisser constitue, à l'instar de celle des vendeurs de listes, " un moyen intermédiaire pour le particulier recherchant un logement" et que le journal Nice-Matin n'est pas fondé à publier les annonces de son franchisé dans une rubrique " informations immobilières" plus chère et, selon lui, moins bien située que la rubrique " transactions immobilières" où paraissent les publicités des agents immobiliers ; qu'il observe, en deuxième lieu, que le quotidien Nice-Matin continue d'accepter les "pavés" publicitaires de son franchisé dans la rubrique " transactions immobilières ", ce qui le contraint à recourir à ce mode de publicité, plus onéreux que les petites annonces ; qu'il fait valoir, en troisième lieu, que les annonces de certains vendeurs de listes, dont les prestations sont assimilables à celles de M. Beisser, sont diffusées dans la rubrique "transactions immobilières"
Considérant, sur le premier point, que la rubrique " informations immobilières" regroupe les messages émanant des professionnels spécialisés dans la diffusion des informations immobilières tandis que la rubrique " transactions immobilières" rassemble les annonces des particuliers et de leurs mandataires, agents immobiliers, notaires et marchands 4e biens ; que, de 1984 à 1987, la rubrique " informations immobilières" était située après la rubrique " transactions immobilières" et que les écarts de prix entre les deux rubriques se sont élevés à 12 p. 100 en 1985, 13 p. 100 en 1986 et 10 p. 100 en 1987 ; que l'activité de M. Beisser consiste à vendre des abonnements à une publication comportant des listes d'appartements à louer ; que, contrairement ,aux allégations du requérant, ce service ne peut être assimilé à celui des agents immobiliers qui proposent à leurs clients de les assister dans la réalisation d'une opération déterminée ; que, par conséquent, l'insertion des petites annonces de M. Beisser dans la rubrique " informations immobilières" ne constitue pas une discrimination de nature à fausser le jeu de la concurrence entre les annonceurs; qu'au surplus, la rubrique " informations immobilières" a été intégrée, en 1987, dans la rubrique " transactions. immobilières ", entre les annonces " ventes" et " locations ", et que les tarifs de ces rubriques sont alignés depuis le 1er janvier 1988
Considérant, sur le deuxième point, qu'il ressort de la correspondance échangée entre l'Agence Havas, régisseur de la publicité de Nice-Matin, et M. Beisser que les " pavés" de ce dernier ont été publiés, au cours de l'année 1985, tantôt dans la rubrique " transactions immobilières ", tantôt dans d'autres rubriques ; que, d'une part, les conditions de publication des petites annonces par le journal Nice-Matin diffèrent de celles des " pavés" ; que le prix de ces derniers varie avec leur dimension ; que leur emplacement, tributaire de la mise en pages du journal, est fonction de leur taille plus que de leur contenu et qu'ils sont fréquemment dissociés de la rubrique des petites annonces correspondant à leur objet, quel que soit l'opérateur concerné ; que, d'autre part, il n'est pas établi que le quotidien Nice-Matin ait observé à l'égard de M. Beisser et des autres vendeurs de listes des comportements différents; que, dès lors, ni l'insertion des " pavés" dans des rubriques distinctes, ni la différence de traitement existant entre ces derniers et les petites annonces ne caractérisent une discrimination anticoncurrentielle;
Considérant, sur le troisième point, que si certaines publicités émanant de vendeurs de listes ont été diffusées, au cours de l'année 1987, dans la rubrique "transactions immobilières ", la direction du journal Nice-Matin a pris des dispositions destinées à identifier l'origine des annonces et à en assurer la publication dans les rubriques appropriées; qu'en l'état du dossier, les errements constatés ne révèlent pas l'existence d'une discrimination constitutive d'abus au sens de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;
Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ce qui précède que les pratiques dont il s'agit n'entrent pas dans le champ d'application des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986,
Décide :
Il n'y n pas lieu de poursuivre la procédure.