Livv
Décisions

Conseil Conc., 7 janvier 1998, n° 98-D-01

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques en matière d'honoraires mises en œuvre par le barreau des Alpes de Haute-Provence

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré, sur le rapport de M. André-Paul Weber, par M. Barbeau, président, MM. Cortesse, Jenny, vice-présidents.

Conseil Conc. n° 98-D-01

7 janvier 1998

Le Conseil de la concurrence (commission permanente),

Vu la lettre enregistrée le 13 octobre 1993 sous le numéro F 629, par laquelle la Confédération syndicale du cadre de vie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques en matière d'honoraires mises en œuvre par " les barreaux d'Aurillac, Clermont-Ferrand, Digne, Gap, Bonneville et Marseille " ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, modifiée, et le décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d'avocat ; Vu les observations présentées par l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence, par la Confédération syndicale du cadre de vie et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants de la Confédération syndicale du cadre de vie et de l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence entendus ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et les motifs (II) ci-après exposés :

Par lettre susvisée, la Confédération syndicale du cadre de vie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques en matière d'honoraires mises en œuvre par différents barreaux. La présente décision a trait aux pratiques mises en œuvre par le barreau des Alpes de Haute-Provence.

I. - Constatations

A. - La profession d'avocat

La profession d'avocat est régie par la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques. La profession est constituée en barreaux établis auprès des tribunaux de grande instance. Chaque barreau est doté de la personnalité civile et est administré par un Conseil de l'Ordre. Les membres du Conseil de l'Ordre sont élus pour trois ans, au scrutin secret, par tous les avocats inscrits au tableau du barreau, par les avocats stagiaires ayant prêté serment avant le 1er janvier de l'année au cours de laquelle a lieu l'élection et par les avocats honoraires ressortissant dudit barreau. A sa tête est élu pour deux ans un bâtonnier ; il représente le barreau dans tous les actes de la vie civile. Il lui revient de prévenir ou, le cas échéant, de concilier les différends d'ordre professionnel entre les membres du barreau et d'instruire toute réclamation formée par les tiers.

Les missions du Conseil de l'Ordre sont définies par l'article 17 de la loi précitée. Il a vocation à traiter de toutes questions intéressant l'exercice de la profession et à veiller à l'observation des devoirs des avocats ainsi qu'à la protection de leurs droits. Il est en particulier tenu " d'arrêter et, s'il y a lieu, de modifier les dispositions du règlement intérieur, de statuer sur l'inscription au tableau des avocats (...) d'exercer la discipline (...) de maintenir les principes de probité, de désintéressement, de modération et de confraternité sur lesquels repose la profession et d'exercer la surveillance que l'honneur et l'intérêt de ses membres rendent nécessaires (...) de veiller à ce que les avocats soient exacts aux audiences et se comportent en loyaux auxiliaires de la justice ".

Sur réquisition du procureur général, toute délibération ou décision du Conseil de l'Ordre étrangère aux attributions qui lui sont reconnues ou contraires aux dispositions législatives ou réglementaires est annulée par la cour d'appel. Les délibérations ou décisions du Conseil de l'Ordre de nature à léser les intérêts professionnels d'un avocat peuvent également, à la requête de l'intéressé, être déférées à la cour d'appel. De même, les décisions du Conseil de l'Ordre relatives à une inscription au barreau ou sur la liste du stage, à l'omission ou au refus d'omission du tableau ou de la liste du stage sont susceptibles d'être déférées à la cour d'appel par le procureur général ou par l'intéressé.

Selon les articles 22 et suivants de la loi du 31 décembre 1971, le Conseil de l'Ordre, siégeant comme conseil de discipline, a la faculté de poursuivre et de réprimer les infractions et fautes commises par les avocats inscrits au barreau ou sur la liste du stage. Il intervient d'office, à la demande du procureur général ou à l'initiative du bâtonnier. Le Conseil de l'Ordre peut suspendre provisoirement de ses fonctions l'avocat qui fait l'objet d'une poursuite pénale ou disciplinaire. Dans les mêmes conditions ou à la requête de l'intéressé, il peut mettre fin à cette suspension. Les décisions du Conseil de l'Ordre en matière disciplinaire peuvent être déférées à la cour d'appel par l'avocat intéressé ou par le procureur général. Toute juridiction estimant qu'un avocat a commis à l'audience un manquement aux obligations que lui impose son serment peut saisir le procureur général en vue de poursuivre cet avocat devant le Conseil de l'Ordre dont il relève.

Par application de l'article 1er de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le montant des honoraires demandés par l'avocat est librement déterminé. À l'exception de la tarification de la postulation et des actes de procédure qui est régie par les dispositions sur la procédure civile, l'article 10 de la loi du 31 décembre 1971 prévoit que " les honoraires de consultations, d'assistance, de conseil, de rédaction d'actes juridiques sous seing privé et de plaidoirie sont fixés en accord avec le client. A défaut de convention entre l'avocat et son client, l'honoraire est fixé selon les usages, en fonction de la situation de fortune du client, de la difficulté de l'affaire, des frais exposés par l'avocat, de sa notoriété et des diligences de celui-ci. Toute fixation d'honoraires, qui ne le serait qu'en fonction du résultat judiciaire, est interdite. Est licite la convention qui, outre la rémunération des prestations effectuées, prévoit la fixation d'un honoraire complémentaire en fonction du résultat obtenu ou du service rendu ".

Les différends susceptibles de survenir entre l'avocat et son client quant au montant et au recouvrement des honoraires sont réglés par les articles 174 et suivants du décret du 27 novembre 1991. Les réclamations sont soumises au bâtonnier par toute partie, sans condition de forme. Selon l'article 175 du décret, le bâtonnier accuse réception de la réclamation. Sa décision doit être prise dans un délai de trois mois. A défaut, il lui appartient de saisir le premier président de la cour d'appel. Selon l'article 176 du décret, la décision du bâtonnier est susceptible d'un recours devant le premier président de la cour d'appel. La décision du bâtonnier, non déférée au premier président de la cour d'appel, peut être rendue exécutoire par ordonnance du président du tribunal de grande instance à la requête de l'avocat ou de la partie.

L'article 183 du décret du 27 novembre 1991 prévoit enfin que " toute infraction aux règles professionnelles, tout manquement à la probité (...) expose l'avocat qui en est l'auteur à des sanctions disciplinaires ". Énumérées à l'article 184 du décret, ces sanctions, qui vont de l'avertissement au blâme, à l'interdiction temporaire -qui ne peut excéder trois années-, à la radiation du tableau ou de la liste du stage, ou au retrait de l'honorariat, sont prononcées par le Conseil de l'Ordre sous le contrôle de la cour d'appel. Au total, la loi reconnaît au client un droit de contestation que le bâtonnier est appelé à régler et tout manquement au devoir de modération dans le montant des honoraires demandés est susceptible de donner lieu à une action disciplinaire de la part du Conseil de l'Ordre.

B. - Les faits à qualifier

L'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence a établi et diffusé un document intitulé " Guide pratique de la fixation des honoraires des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence ". En préambule, il est indiqué que " Ce document a pour effet d'améliorer la confiance qui doit présider aux rapports des avocats et de leurs clients ". Il est également précisé que " Les honoraires de l'avocat sont libres, qu'ils sont fixés d'un commun accord entre l'avocat et son client, que cet accord prendra de préférence la forme d'une convention écrite, qu'en cas de contestation des honoraires, le litige est soumis, conformément aux textes en vigueur, au bâtonnier de l'Ordre. Les honoraires des avocats s'apprécient en fonction des éléments suivants :

- la situation de fortune du client,

- la difficulté de l'affaire,

- les frais exposés par l'avocat,

- la notoriété de l'avocat et les diligences de celui-ci,

- l'importance des intérêts en cause et du service rendu ".

Le préambule du document comporte enfin les indications ci-après reproduites :

" Ce document n'est pas un barème, il constate à titre de renseignement, la pratique moyenne des honoraires pour des procès simples sans difficulté particulière.

Ce guide indicatif d'honoraires a été établi pour une procédure principale se déroulant sans procédures annexes ou incidentes, qui font l'objet d'honoraires supplémentaires. Il tient compte des charges des cabinets d'avocats et de la nécessité d'une juste rémunération.

Le coût de toutes mesures d'instruction est calculé sur la base d'une vacation horaire.

L'avocat est en outre fondé à demander le remboursement des frais particuliers ou exceptionnels de l'affaire (déplacements, correspondances, téléphone, télécopie, ...).

Il est notamment précisé que les frais de déplacement sont remboursés sur la base forfaitaire de 3,50 francs HT par kilomètre parcouru.

Un honoraire complémentaire pourra être demandé sur les bases suivantes en fonction du résultat obtenu ou du service rendu :

- 25 000 à 125 000 francs : 10 %

- 125 000 à 250 000 francs : 8 %

- 250 000 à 500 000 francs : 6,5 %

- 500 000 à 1 000 000 francs : 5 %

- à partir de 1 000 000 francs au delà : 4 %

Par ailleurs, pour une cinquantaine de prestations relevant des domaines judiciaire ou juridique, le document donne, sous l'intitulé " guide indicatif des honoraires - année 1994 ", des montants d'honoraires. S'agissant des affaires judiciaires, ces montants ne font aucunement référence à des minimums ou à des maximums. En ce qui concerne les affaires juridiques, les montants indiqués comportent parfois la mention " minimum " ou se réfèrent à des fourchettes. Des informations à ce titre sont ci-après reproduites :

EMPLACEMENT TABLEAU

Dès 1991, l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence avait établi et diffusé un " barème indicatif d'honoraires - année 1991 " comportant les mentions : " Ce barème indicatif est un minimum qui doit être atteint pour une juste rémunération, sauf à l'avocat, selon la tradition, à prendre en considération les situations particulièrement dignes d'intérêt de clients démunis ". Le barème ne concernait alors que le seul domaine judiciaire. Le tableau ci-après donne une comparaison des montants d'honoraires pour les années 1991 et 1994.

EMPLACEMENT TABLEAU

Par procès-verbal d'audition du 15 juin 1994, le bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence a déclaré que " ce guide ne constitue nullement un barème contraignant ...(il) est utilisé par de nombreux confrères pour fixer leurs honoraires, mais sans qu'ils appliquent les montants de matière mécanique.

En qualité de bâtonnier, je suis amené à taxer parfois les honoraires réclamés par mes confrères. Ce document me sert de base à cet effet, et je tiens à souligner son intérêt et son caractère positif dans les cas où des honoraires excessifs seraient réclamés ...le " Guide indicatif " a également une fonction informative auprès des clients : certains confrères l'affichent, d'autres le tiennent à la disposition des clients (en salle d'attente). Nous recherchons, par cette pratique, à rendre les honoraires clairs, explicables et prévisibles, eux qui sont restés longtemps " mystérieux ". Notre initiative va donc dans le sens d'une plus grande transparence au niveau de la pratique de ces honoraires ".

Par procès-verbal d'audition du 29 décembre 1995, le bâtonnier de l'Ordre des avocats des Alpes de Haute-Provence a réaffirmé que " Le guide pratique de la fixation des honoraires a visé à donner une information aussi précise que possible aux justiciables quant au montant des honoraires susceptibles d'être demandés. Le guide donne des ordres de grandeur tant il est vrai que l'honoraire de l'avocat est librement déterminé et tient compte de multiples paramètres comme la complexité de l'affaire, le temps passé, la notoriété du cabinet. Les montants chiffrés indiqués dans le guide ont résulté de délibérations au sein du Conseil de l'Ordre. Ils ont été fondés sur une observation générale des montants d'honoraires demandés pour des affaires simples. Ces montants ne résultent pas d'une enquête statistique exhaustive. Depuis l'enquête administrative, le Conseil de l'Ordre a décidé d'abandonner l'établissement et la publication du document litigieux ".

II. - Sur la base des constatations qui précèdent, le Conseil,

Sur la procédure,

Considérant en premier lieu que l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence fait valoir que le rapport adressé aux parties à la suite de la notification de griefs serait entaché de nullité dès lors qu'il n'aurait pas comporté les observations formulées par la Confédération syndicale du cadre de vie, auteur de la saisine ;

Mais considérant qu'aux termes de l'article 21 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : "le Conseil notifie les griefs aux intéressés ainsi qu'au commissaire du Gouvernement, qui peuvent consulter le dossier et présenter leurs observations dans un délai de deux mois. Le rapport est ensuite notifié aux parties, au commissaire du Gouvernement et aux ministres intéressés. Il est accompagné des documents sur lesquels se fonde le rapporteur et des observations faites, le cas échéant, par les intéressés" ; qu'en l'espèce le rapport adressé aux parties à la suite de la notification de griefs comportait en annexes, dans l'ordre, le rapport administratif d'enquête de septembre 1994, la notification de griefs, les observations du commissaire du Gouvernement, les observations du Conseil de l'Ordre du barreau des Alpes de Haute-Provence et de Me Mouthier, ainsi que les documents sur lesquels le rapporteur s'est fondé ; qu'à défaut d'observations formulées, dans le délai de deux mois prescrit par l'article 21 de l'ordonnance précitée, par la Confédération syndicale du cadre de vie, celles-ci ne pouvaient être jointes au dossier et, a fortiori, au rapport ; que, si la Confédération syndicale du cadre de vie a présenté dans les délais des observations relatives au dossier francs 629-3 concernant des pratiques en matière d'honoraires mises en œuvre par le barreau des Hautes Alpes, celles-ci n'avaient pas lieu d'être jointes au dossier francs 629-2 objet de la présente décision ; que, dès lors et contrairement à la demande formulée par le conseil des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence, le Conseil de la concurrence n'a pas lieu de constater " l'irrégularité flagrante de cet acte essentiel de la procédure et (d') en constater la nullité" ;

Considérant, en deuxième lieu, que l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence fait valoir que l'auteur de la saisine n'avait pas qualité pour saisir le Conseil ;

Mais considérant qu'en application de l'article 11 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le Conseil de la concurrence peut être saisi, entre autres, par les organisations de consommateurs agréées pour toute affaire dont elles ont la charge; que, par lettre enregistrée le 13 octobre 1993, le président de la Confédération syndicale du cadre de vie a " conformément à l'article 11 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, en qualité d'organisation de consommateurs agréée...saisi (le Conseil de la concurrence) pour les pratiques anticoncurrentielles mises en place par les avocats des barreaux d'Aurillac, Clermont-Ferrand, Digne-les-Bains, Gap, Bonneville et Marseille "; qu'il n'est pas contesté que, comme le mentionne la lettre de saisine, la Confédération syndicale du cadre de vie, membre du Bureau européen des unions de consommateurs, est une union de consommateurs agréée; que le président de la Confédération syndicale du cadre de vie était habilité à saisir le Conseil de la concurrence en vertu des dispositions de l'article 28 des statuts de la Confédération, qui ont été annexés au rapport faisant suite à la notification de griefs; qu'ainsi, le moyen tiré du défaut de qualité à agir de la Confédération syndicale du cadre de vie doit être écarté ;

Considérant, en troisième lieu, que l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence soutient que la saisine s'appuierait sur des éléments recueillis de façon déloyale et que les faits invoqués seraient dénués de force probante ; que la saisine de la CSCV fait état d'une demande formulée par l'un de ses membres, M. Giordano, le 5 août 1993, auprès de la secrétaire de l'Ordre afin de connaître le prix d'un référé ; que celle-ci lui aurait répondu " qu'elle avait un barème des honoraires dans son bureau, mais qu'elle n'avait pas le droit de le communiquer, que tous les avocats avaient le même barème et qu'il y avait une fourchette avec un prix minimum obligatoire" ;

Mais considérant que, quelles que soient les questions posées par M. Giordano et les réponses qui lui ont été fournies par la secrétaire de l'Ordre, le fait pour un consommateur, par ailleurs membre d'une association de consommateurs, de s'informer auprès du secrétariat d'un barreau du prix d'un référé ne peut être considéré comme un procédé déloyal ;

Considérant que, par application de l'article 19 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : " Le Conseil de la concurrence peut déclarer, par décision motivée, la saisine irrecevable s'il estime que les faits invoqués n'entrent pas dans le champ de sa compétence ou ne sont pas appuyés d'éléments suffisamment probants " ; que la lettre de saisine, enregistrée le 13 octobre 1993, concernait " les barreaux d'Aurillac, Clermont-Ferrand, Digne, Gap, Bonneville et Marseille " et était accompagnée de différentes pièces permettant de penser qu'existaient des barèmes d'honoraires ; que le Conseil de la concurrence n'était donc pas tenu de mettre en œuvre la possibilité que lui œuvre l'article 19 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 précité de déclarer la saisine irrecevable ; que, du reste, au vu des documents joints à la saisine, le président du Conseil de la concurrence a demandé par lettre du 3 mars 1994 au directeur général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes de faire procéder à une enquête conformément aux dispositions des articles 47 et 50 de l'ordonnance, enquête qui a permis de mettre en évidence l'existence du document intitulé " Guide pratique de la fixation des honoraires des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence " ;

Considérant, en dernier lieu, que l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence dénonce également les " irrégularités " de l'enquête conduite par les agents de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes ; qu'en particulier cette enquête n'aurait correspondu ni à ce que le Conseil de la concurrence a appelé la saisine, ni à la demande d'enquête formulée par le président ; que les renseignements collectés au cours de l'enquête n'auraient pas été recueillis selon les procédures imposées par l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Mais considérant que, si la demande d'enquête du Président du Conseil de la concurrence visait le barreau de Digne-les-Bains, c'est à bon droit que les enquêteurs qui, constatant que les avocats de Digne-les-Bains ne formaient pas un barreau mais étaient rattachés au barreau des Alpes de Haute-Provence, ont fait porter leurs investigations sur l'instance ordinale à laquelle les avocats de Digne-les-Bains étaient soumis ; que, si le rapport établi par les agents de la Direction Départementale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes fait, comme le soutient l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence, état de plusieurs " déclarations hors procès-verbaux ", contrairement donc aux dispositions de l'article 46 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, ces déclarations n'ont en aucune manière été utilisées ni à l'occasion de la notification de griefs, ni à l'occasion de la rédaction du rapport définitif, et ne le sont pas davantage dans la présente décision ; qu'en conséquence le moyen doit être écarté;

Sur le marché pertinent,

Considérant que l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence soutient que le marché pertinent n'aurait pas été défini ;

Mais considérant que les griefs notifiés concernent des pratiques prohibées par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 susvisée en tant que leur objet et leur potentialité d'effets étaient anticoncurrentiels " sur un marché " ; que le marché est défini comme le lieu sur lequel se rencontrent l'offre et la demande pour un produit ou un service spécifique ; qu'en l'espèce, la demande correspond aux besoins de prestations juridiques exprimés par des personnes physiques ou morales ; que l'offre émane notamment des professionnels du droit que sont les avocats et comporte les différentes prestations décrites au I de la présente décision ; que, si les demandeurs peuvent s'adresser à des avocats relevant d'autres barreaux, il n'est pas contesté que, dans la majorité des cas, s'agissant en particulier d'affaires simples, ils ont recours à un avocat exerçant dans leur environnement proche ; que le marché concerné est donc celui des prestations juridiques sur lequel opèrent les avocats inscrits au barreau des Alpes de Haute-Provence ;

Sur les pratiques constatées,

Considérant que l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence a, en 1991 et 1994, établi et diffusé auprès de ses membres des documents intitulés " Guide pratique de la fixation des honoraires des avocats au barreau des Alpes de Haute-Provence " ; que le guide relatif à l'année 1994 comporte une liste des prestations susceptibles d'être fournies dans le cadre de diverses procédures ; que, pour chacune de ces prestations, le guide donne des montants d'honoraires hors taxe et TVA incluse ; que, s'agissant des affaires judiciaires, ces montants ne font aucunement référence à des minimums ou à des maximums ; qu'en ce qui concerne les affaires juridiques, les montants indiqués comportent parfois la mention " minimum " ou se situent dans des fourchettes ; que si le préambule du document en cause prévoit que " les honoraires de l'avocat sont libres, qu'ils sont fixés d'un commun accord entre l'avocat et son client, que cet accord prendra de préférence la forme d'une convention écrite ", il prévoit également que " l'avocat est en outre fondé à demander le remboursement des frais particuliers ou exceptionnels de l'affaire (déplacements, correspondances, téléphone, télécopie...). Il est notamment précisé que les frais de déplacement sont remboursés sur la base forfaitaire de 3,50 francs HT par kilomètre parcouru. Un honoraire complémentaire pourra être demandé sur les bases suivantes en fonction du résultat obtenu ou du service rendu :

- de 25 000 à 125 000 F10 %

- de 125 000 à 250 000 francs 8 %

- de 250 000 à 500 000 francs 6,5 %

- de 500 000 à 1 000 000 francs 5 %

- à partir de 1 000 000 francs 4 % ".

Considérant qu'il résulte de la comparaison des deux versions successives du " Guide pratique de la fixation des honoraires des avocats au barreau des Alpes de Haute-Provence " de 1991 et 1994 que le nombre des prestations visées a été sensiblement accru ; qu'entre ces mêmes années, les montants d'honoraires, s'agissant de différentes prestations, ont fait l'objet d'augmentations sensibles pouvant aller jusqu'à 60 % ;

Considérant que l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence soutient que le guide aurait eu un caractère informatif ; qu'il fait par ailleurs observer que " l'analyse de 40 factures relevées au hasard dans les facturiers 1994 et 1995 de Maître Xavier Verny et de Maître Bernard de Guilhermier permet de constater : - que 18 notes d'honoraires sont inférieures aux montants figurant au guide pratique ; - que 3 notes d'honoraires sont équivalentes aux montants figurant au guide pratique ; que 9 notes d'honoraires sont supérieures aux montants figurant au guide pratique. En d'autres termes, dans la très grande majorité des cas, le montant d'honoraires qui ont été facturés par Maître Xavier Verny et Maître Bernard de Guilhermier sont inférieurs aux honoraires proposés par le guide " ;

Mais considérant que l'analyse de quarante factures choisies parmi toutes celles délivrées au cours de deux exercices comptables par deux avocats ne saurait être considérée comme représentative de l'ensemble des factures délivrées au cours de la même période par les quarante-trois avocats inscrits ; que du reste le bâtonnier de l'Ordre a déclaré par procès-verbal des 15 juin 1994 et 29 décembre 1995 que " le guide pratique a visé à donner une information aussi précise que possible aux justiciables quant au montant des honoraires susceptibles d'être demandés. Le guide donne des ordres de grandeur " ; qu'il est constant que les documents en cause ont été établis à la suite de " délibérations au sein du Conseil de l'Ordre. Ils ont été fondés sur une estimation générale des montants des honoraires demandés pour des affaires simples " ; que, selon ces déclarations, les montants reproduits " ne résultent pas d'une enquête statistique exhaustive " ; qu'il n'est dès lors pas contesté que les documents en cause n'ont pas été élaborés sur la base d'une enquête auprès de l'ensemble des membres de la profession et qu'il avait pour objet de donner des " ordres de grandeur " ;

Considérant, au demeurant, que le guide comporte pour l'année 1994 des indications d'honoraires et des indications de montant minimum, indications leur conférant un caractère normatif; que ce caractère est confirmé par les mentions complémentaires contenues dans le guide selon lesquelles " le coût de toutes mesures d'instruction est calculé sur la base d'une vacation horaire. L'avocat est en outre fondé à demander le remboursement de frais particuliers ou exceptionnels de l'affaire (déplacement, correspondances, téléphone, télécopie...). Il est notamment précisé que les frais de déplacement sont remboursés sur la base forfaitaire de 3,50 francs HT par kilomètre parcouru " ;

Considérant que, contrairement à ce qu'a avancé l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence, la transparence de l'information au bénéfice des justiciables, si elle était recherchée, n'imposait pas que fussent établis et diffusés les documents en cause, et que soit donc adopté un barème unique d'honoraires pour l'ensemble du barreau; qu'au contraire une telle transparence pouvait être mieux assurée par l'établissement par chaque cabinet d'avocat de ses propres honoraires;

Considérant, enfin, que l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence a soutenu que les documents en cause n'avaient ni objet ni effet anticoncurrentiel ;

Mais considérant qu'en élaborant et en diffusant les documents " guide pratique de la fixation des honoraires ", le barreau des Alpes de Haute-Provence a pu conduire ses membres à fixer leurs honoraires, non selon les conditions d'exploitation propres de leurs cabinets, mais à partir des indications qui y étaient reproduites ; que, d'ailleurs, par procès-verbal d'audition du 15 juin 1994, le bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence a déclaré que le guide était " utilisé par de nombreux confrères pour fixer leurs honoraires, mais sans qu'ils appliquent les montants de manière mécanique " ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède qu'en élaborant et en diffusant le " guide pratique de la fixation des honoraires " pour les années 1991 et 1994 ci-dessus analysé, l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence a mis en œuvre des pratiques qui ont eu pour objet et ont pu avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché considéré; que de telles pratiques sont prohibées par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Sur les sanctions,

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : " Le Conseil de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières. Il peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé de l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 % du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos. Si le contrevenant n'est pas une entreprise, le montant maximum est de dix millions de francs... Le Conseil de la concurrence peut ordonner la publication de sa décision dans les journaux ou publications qu'il désigne, l'affichage dans les lieux qu'il indique et l'insertion de sa décision dans le rapport établi sur les opérations de l'exercice par les gérants, le conseil d'administration ou le directoire de l'entreprise. Les frais sont supportés par la personne intéressée " ;

Considérant qu'il convient, par application de l'article 13 ci-dessus rappelé, de prévenir la poursuite de telles pratiques en enjoignant à l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence de ne plus élaborer ni diffuser de barème d'honoraires et d'en informer tous les membres du barreau ;

Considérant que, pour apprécier le dommage à l'économie, il y a lieu de retenir que les documents en cause donnaient des indications d'honoraires, comportant notamment des montants minimums, pour une liste d'une quarantaine de prestations concernant les procédures les plus usuelles devant les différentes juridictions ; que la gravité des pratiques doit s'apprécier en tenant compte de la circonstance que le document intitulé " Guide pratique de la fixation des honoraires des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence " a été diffusé à l'ensemble des membres du barreau ; que, par ailleurs, le ministère d'avocat est, s'agissant de différentes procédures, obligatoire ; qu'enfin l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence ne pouvait ignorer les dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant que les ressources de l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence seraient, selon celui-ci, constituées des seules cotisations versées par les quarante-trois avocats et les avocats-stagiaires inscrits ; que, pour l'année 1996, ces cotisations se sont élevées à 395 500 francs ; qu'en fonction des éléments tels qu'appréciés ci-dessus, il y a lieu d'infliger au barreau des Alpes de Haute-Provence une sanction pécuniaire de 45 000 francs,

Décide :

Article 1er. - Il est établi que l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence a enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Article 2. - Il est enjoint à l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence, d'une part, de ne plus élaborer ni diffuser de " Guide pratique de la fixation des honoraires des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence " contenant l'indication de montants, de minimums ou de fourchettes d'honoraires et, d'autre part, d'adresser, dans un délai de deux mois à compter de sa notification, la copie de la présente décision à l'ensemble des avocats constituant le barreau des Alpes de Haute-Provence.

Article 3. - Il est infligé à l'Ordre des avocats du barreau des Alpes de Haute-Provence une sanction pécuniaire de 45 000 francs.