CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 3 mars 1993, n° ECOC9310042X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Fédération des agents consignataires et agents maritimes de France
Défendeur :
Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Canivet
Avocat général :
M. Jobard
Conseillers :
Mme Renard-Payen, Mme Pinot, Mme Mandel, M. Betch
Avoué :
SCP Barrier-Monin
Avocat :
Me Simon.
Saisi le 13 juillet 1989 par le ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et du budget, des pratiques de la Fédération des agents consignataires et agents maritimes de France (FACAM) et de l'Association des agents consignataires de navires de Marseille-Fos (AACNM), le Conseil de la concurrence (le conseil), par décision n° 92-D-16 du 25 février 1992, a notamment :
- constaté que la FACAM publie chaque année un barème des honoraires de consignation qu'elle invite ses adhérents à respecter strictement ;
- enjoint à ladite fédération de cesser de publier un tel barème et lui a infligé une sanction pécuniaire de 50 000 F.
Aux motifs de sa décision, le Conseil a estimé qu'une telle pratique constitue une entrave à la libre concurrence entre les agents consignataires et qu'il n'est pas établi qu'elle soit le moyen indispensable pour assurer la transparence du marché, la fixation et la diffusion par chaque consignataire de ses propres honoraires permettant d'atteindre cet objectif de progrès.
A l'appui de son recours, la FACAM soutient :
A titre principal :
- que dès lors qu'il n'a qu'une valeur indicative et vise à informer les amateurs des tarifs maximaux susceptibles d'être pratiqués dans les ports français, le barème litigieux n'a pas pour effet de fausser le libre jeu de la concurrence par les prix et, de ce fait, ne tombe sous le coup ni de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ni de l'article 85, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté économique européenne (CEE) ;
- qu'étant pratiqué dans tous les pays européens, un tel barème ne pourrait être regardé comme prohibé en France, sans que la Cour de justice des communautés européennes ait été saisie d'une question préjudicielle sur sa licéité au regard de l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE.
A titre subsidiaire :
- qu'ainsi que l'ont admis le ministre de la mer et le ministre de l'économie et des finances dans leurs observations devant le Conseil, en ce qu'il permet de donner aux armateurs une information indispensable sur le barème litigieux est un élément de simplification et d'accélération des négociations commerciales qui contribue au progrès économique aux sens et conditions de l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
- que la Cour doit en tout cas surseoir à statuer jusqu'à ce que la Commission CEE ait rendu une décision sur la notification aux fins d'exemption individuelle dont elle l'a saisie par application de l'article 83, paragraphe 3, du traité CEE.
L'affaire ayant été fixée à l'audience du 2 juillet 1992, la Cour a rouvert les débats afin de vérifier la notification à la Commission CEE de la pratique examinée.
La FACAM a alors produit :
- d'une part, copie d'un formulaire de notification par elle rempli et daté du 30 juin 1992 ;
- d'autre part, une lettre qu'en réponse à cette formalité, lui a adressée le 5 août suivant le directeur général de la concurrence de la commission CEE lui indiquant qu'à la suite d'un examen sommaire de la notification, il estimait que " la pratique consistant à publier un barème des honoraires constitue une restriction de concurrence incompatible avec les dispositions de l'article 85 (1) du Traité de Rome " qui ne " semble pas, à ce stade, susceptible de bénéficier d'une exemption au titre de l'article 85 (3)".
Déniant toutefois la moindre valeur à cet avis, la requérante a réitéré sa demande de sursis à statuer jusqu'à ce que la Commission CEE se soit prononcée, par une décision qu'elle l'a sommée de rendre, sur la conformité au traité CEE des barèmes pratiqués par les consignataires dans tous les ports des pays de la communauté.
Aux termes de ses observations, le ministre chargé de l'économie, observant que la Commission n'a pas engagé de procédure sur la notification de la FACAM, prie la Cour de rejeter l'ensemble de ses moyens.
Usant de la faculté de présenter des observations écrites offerte par l'article 9 du décret du 19 octobre 1987, le Conseil estime que la lettre du directeur général de la concurrence de la commission CEE tend à encourager l'autorité nationale à poursuivre la procédure jusqu'à son terme, en lui communiquant, dans un souci de coopération, un avis provisoire émis par ses services avant l'engagement de la procédure au sens de l'article 9-3 du règlement 17-62 du Conseil CEE.
Autorisée à répliquer aux observations écrites du Conseil et du ministre chargé de l'économie, la requérante a maintenu et précisé l'ensemble de ses moyens.
A l'audience, le ministère public a oralement conclu au rejet de la demande de sursis à statuer et du recours.
Sur quoi, LA COUR :
Considérant que la FACAM regroupe les associations d'agents consignataires constituées dans chaque port de France par les professionnels auxiliaires du transport maritime, mandataires des armateurs, accomplissant pour le compte de ceux-ci toutes les opérations techniques, administratives et commerciales liées à l'arrivée ou au départ des navires ;
Considérant que ladite Fédération édite et diffuse chaque année à ses adhérents un barème des honoraires rémunérant les interventions usuelles de consignataires de tout navire français ou étranger, entrant ou sortant, chargeant ou déchargeant, dans tout port français, sauf ceux propres aux lignes régulières ;
Considérant qu'ainsi que le soutient la requérante, la pratique litigieuse doit être examinée au regard des dispositions de l'article 85 du traité CEE, dès lors qu'exerçant, par le coût des prestations portuaires, une influence directe sur les courants d'échanges entre Etats membres, elle est susceptible d'affecter de manière sensible le commerce intracommunautaire ;
Considérant qu'il résulte des circonstances de la cause, telles qu'elles sont exactement décrites dans la décision déférée, et sans qu'il y ait lieu de soumettre à la cour de justice des communautés européennes une question préjudicielle sur l'interprétation de la disposition susvisée du traité, que l'établissement et la diffusion du barème des honoraires de consignation par la FACAM constituent une pratique concertée qui, consistant à fixer de façon directe ou indirecte le prix de prestations de service, a eu pour objet et pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun ;
Qu'en effet, la fixation d'un prix, même indicatif, affecte le jeu de la concurrence par le fait qu'il permet à tous les prestataires concernés de prévoir, avec un degré raisonnable de certitude, quelle sera la politique de prix poursuivie par leurs concurrents;
Qu'il est en outre établi, par le caractère détaillé de ses rubriques, le mode impératif de sa présentation et les recommandations réitérées qui ont accompagné sa diffusion (rapport administratif pages 14 à 17, annexes n° 53, 54 et 55), que les dirigeants de la FACAM ont entendu faire dudit barème l'instrument d'une politique délibérée de restriction de concurrence par les prix;
Qu'au surplus les contestations de l'administration faites à partir des factures émises par les agents consignataires du port de Marseille montrent que son application a permis la normalisation des prix, soit par la facturation effective des prix du tarif aux clients occasionnels, soit par l'octroi de remises généralement constantes comprises entre 20 et 35 p. 100 aux clients importants et habituels (rapport administratif page 17, annexes n° 57 à 63) ;
Considérant que,si elle intéresse la politique communautaire de la concurrence, l'existence de tarifs identiques, pratiqués dans d'autres pays de la Communauté, n'est pas de nature à faire obstacle à l'application directe en France par les autorités et juridictions nationales des règles de la concurrence;
Considérant que la Fédération requérante soutient, en référence au paragraphe 3 de l'article 85 du traité, que le barème litigieux assure un progrès économique en contribuant à la clarification des conditions de passage des marchandises dans les ports français, qu'il réserve aux armateurs une partie équitable du profit qui en résulte, qu'il est indispensable pour atteindre cet objectif de progrès, que, n'ayant qu'un caractère indicatif, il ne donne pas aux entreprises intéressées la possibilité d'éliminer la concurrence et qu'en conséquence la prohibition de l'article 85, paragraphe 1, lui est inapplicable ;
Qu'en invoquant les dispositions de l'article 4 du règlement 17-62 précité, la Fédération a notifié la pratique en cause à la Commission CEE et prie la Cour de surseoir à statuer en l'attente de la décision d'exemption que, par application de l'article 9, paragraphe 1 du règlement précité, cette autorité communautaire a seule le pouvoir d'accorder ;
Mais considérant qu'alors qu'elle diffuse le barème incriminé au moins depuis 1986, la FACAM a attendu la fin de l'instruction devant la Cour, deux jours avant la date d'audience initialement fixée le 2 juillet 1992, pour notifier la pratique litigieuse à la Commission CEE; qu'en tout état de cause, cet acte, visant à l'engagement d'une procédure communautaire, ne pourrait faire obstacle au prononcé d'une sanction pécuniaire pour les pratiques anticoncurrentielles qui lui sont antérieures;
Qu'à supposer que la Fédération ait procédé à cette formalité dans les conditions prévues par l'article 4, paragraphe 1 du règlement 17-62, il est improbable que l'entente tarifaire incriminée puisse bénéficier d'une exemption individuelle au regard des critères de fond définis par l'article 85, paragraphe 3, du traité CEE, de la jurisprudence de la cour de justice des Communautés européennes et de la pratique décisionnelle de la Commission CEE;
Qu'il est en effet établi que le barème critiqué a été le moyen d'une politique de restriction de concurrence par les prix;
Que si, comme le prétend la requérante avec le soutien du ministre de la mer, il vise à clarifier, simplifier et accélérer les transactions portuaires, il n'est nullement établi qu'il soit indispensable pour atteindre l'objectif prétendu ; qu'à cet égard, ni les conclusions de la FACAM ni les renseignements par elle fournis à l'appui de sa demande d'exemption, lesquels se bornent à souligner les inconvénients pour les armateurs de l'opacité du prix des prestations des agents consignataires, ne démontrent de manière concrète que seul un document en forme de tarif collectif, de préférence à tout autre mode d'information, est de nature à remédier à cette situation ;
Considérant qu'il s'ensuit que la pratique ayant consisté pour la FACAM à établir et diffuser un barème professionnel tout en préconisant son application tombe sous le coup de l'article 85, paragraphe 1, du traité;
Considérant qu'une entente prohibée par les règles communautaires de la concurrence ne peut être tolérée en référence au droit national; qu'il n'y a lieu en conséquence de rechercher si la publication du barème des honoraires de consignation entre dans les prévisions de l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, étant en outre observé que les motifs sus-énoncés relatifs à l'improbabilité d'une exemption sur le fondement de l'article 85, paragraphe 3, du traité CEE suffiraient à en écarter l'application;
Considérant en conséquence qu'à bon droit, le Conseil a enjoint à la FACAM de cesser de publier un barème fixant les honoraires de consignation et lui a infligé une sanction pécuniaire dont le montant et la proportionnalité ne sont pas discutés ;
Par ces motifs : Rejette le recours ; Laisse les dépens à la charge de la requérante.