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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 25 février 1999, n° ECOC0000240X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Colas Île-de-France Normandie (SA), Devaux (SA), SCREG Ile-de-France Normandie (SA), Eurovia (SA)

Défendeur :

Ministre de l'Économie, des Finances et de l'Industrie, Toffoluti (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidents :

Mme Favre, M. Boval

Conseiller :

Mmr Bregeon

Avoué :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay

Avocats :

Mes Donnedieu de Vabres, Lazarus, Salzmann

CA Paris n° ECOC0000240X

25 février 1999

Saisi le 28 septembre 1998 par la société Toffolutti de pratiques de la part de la société Colas Ile-de-France (Colas), la société Devaux, la société SCREG Île-de-France Normandie (SCREG) et la société Eurovia, susceptibles de constituer une pratique collective de prix de prédation sur les marchés d'enrobés bitumeux dans le département du Calvados ainsi qu'une entente de prix dans le département voisin de Seine-Maritime, le Conseil de la concurrence (le conseil), a, par décision n° 98-MC-16 du 18 décembre 1998, sur la demande de mesures conservatoires présentée par la plaignante :

enjoint aux quatre sociétés en cause, jusqu'à l'intervention de la décision au fond, de ne pas proposer dans le département du Calvados, directement ou indirectement, pour les marchés publics de fourniture et de mise en œuvre d'enrobés bitumeux, des prix inférieurs au coût moyen variable de fourniture et de mise en œuvre de ces produits, tel qu'il résulte des éléments comptables propres à l'entreprise qui établit l'offre,

ce coût comprenant, en premier lieu, le coût du produit, soit le prix d'achat pour une entreprise qui achète le produit auprès d'une centrale d'enrobés, soit le coût de production constitué du coût des matières premières et du coût de l'énergie pour une entreprise qui fabrique elle-même le produit, et en second lieu les coûts variables d'acheminement du produit au chantier et de pose du produit sur la chaussée.

Aux termes d'assignations délivrées le 25 janvier 1999, les sociétés Colas, Devaux et SCREG ont formé un recours commun tendant à l'annulation de cette décision (enregistré sous le n° 1999-01580 du répertoire général de la Cour).

La société Eurovia a également exercé un recours en annulation, aux termes d'assignations du 28 janvier 1999 (enregistré sous n° 1999-01856 du répertoire général de la cour).

Les sociétés Colas, Devaux et SCREG se prévalent des dispositions des articles 12, 18, 19, 45, 46 et 50 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et soutiennent que :

- le conseil ne pouvait suppléer à la carence de la société Toffoluti dans la production d'éléments de nature à laisser présumer des comportements illicites de leur part, en matière de prix, tant dans le Calvados que dans les départements voisins, en demandant des renseignements au directeur général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF),

- la demande de renseignements, adressée le 13 octobre 1998 par la présidente du conseil n'était pas une enquête que le rapporteur jugeait utile au sens de l'article 50,

- la DGCCRF ne pouvait, en réponse à cette demande de renseignements, distraire des procès-verbaux et documents d'une procédure ayant un objet distinct,

- la présidente du conseil n'a pas pris les mesures pour organiser, lors de la séance du 18 décembre 1998, un débat pleinement contradictoire au sens de l'article 18 sur les éléments chiffrés avancés par le rapporteur,

- les conditions de l'article 12 ne sont pas réunies en l'espèce :

- la saisine de la société Toffoluti est irrecevable en ce que les pratiques de prix dénoncées, faute de tout indice d'entente, n'entrent pas dans le champ de compétence du conseil et, en toute hypothèse, ne sont pas appuyées d'éléments suffisamment probants,

- elles-mêmes n'ayant pas proposé des prix de mise en œuvre de bétons bitumeux inférieurs au coût variable de fourniture et de mise en œuvre de ces produits, tels qu'ils résultent des éléments comptables, et en l'absence de tout autre indice, il peut être exclu qu'elles aient mis en œuvre une pratique de prix de prédation visant la société Toffoluti,

- il n'y a pas d'atteinte grave et immédiate à l'économie du secteur intéressé ni même à la société Toffoluti.

La société Eurovia invoque le bénéfice des mêmes textes. Elle articule, à titre principal, les mêmes moyens pris :

- de l'impossibilité pour le conseil de suppléer la carence de la plaignante dans la production d'éléments de preuve,

- du non-respect des règles de procédure prévues pour l'enquête par l'article 50,

- du débat non contradictoire devant le conseil.

Elle prétend en outre qu'il n'existe pas le moindre indice de sa participation à une pratique collective de prédation.

A titre subsidiaire, la société Eurovia prie la cour de surseoir à statuer et d'enjoindre au conseil de produire les notes lues par son rapporteur au cours de la séance du 18 décembre 1998.

La société Toffoluti, auteur de la saisine du conseil, conclut au rejet des recours et sollicite la condamnation des requérantes à lui verser chacune la somme de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Le Conseil de la concurrence et le ministre de l'Economie et des Finances ont déposé des observations écrites tendant au rejet des recours, auxquelles les sociétés Colas, Devaux et SCREG ont répondu par conclusions déposées à l'audience.

Le ministère public a présenté à l'audience des observations orales tendant au rejet des recours.

Les sociétés requérantes, qui ont eu la parole en dernier, ont pu répliquer à l'ensemble des observations écrites et orales.

Sur ce, LA COUR

Considérant que, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, il convient de joindre les recours ;

Considérant que les requérantes ont fait valoir à l'audience que les conclusions de la société Toffoluti, déposées au greffe le 1er février 1999 et redéposées à l'audience avec neuf pièces, n'ont pas été notifiées ou communiquées à leur avoué ;

Qu'il résulte, cependant, des dispositions combinées des articles 94 de la loi du 27 ventôse an VIII et 1er de l'ordonnance 45-2591 du 2 novembre 1945, que la constitution d'avoué implique que celui-ci représente la partie ayant recours à son ministère et qu'il a exclusivement le pouvoir de postuler pour elle ;

Qu'il s'ensuit que, faute d'avoir été régulièrement signifiées et communiquées à l'avoué des requérantes, les écritures et les pièces de la société Toffoluti doivent être écartées des débats ;

Considérant que les sociétés Colas, Devaux, SCREG et Eurovia soutiennent que le conseil ne peut demander une enquête avant d'examiner la recevabilité de la plainte le saisissant et, qu'en l'absence d'éléments suffisamment probants apportés par la société Toffoluti, sa saisine était irrecevable ; qu'elles ajoutent qu'" une telle enquête serait contraire au texte de l'article 19 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 " ;

Que, toutefois, l'article 19 confère au conseil la faculté, et non l'obligation, de déclarer d'emblée irrecevable une saisine dans l'hypothèse où celle-ci ne serait pas assortie d'éléments suffisamment probants ;

Qu'il appartient au conseil de vérifier, en fonction de ceux qui lui sont fournis et de ceux qu'il peut recueillir en exerçant les pouvoirs d'investigation dont il dispose, si l'atteinte alléguée est de nature à justifier les mesures conservatoires demandées ;

Que, dès lors, le moyen, en ce qu'il revient à remettre en cause l'ouverture d'une instruction sur les faits invoqués dans la saisine, ne peut être accueilli, celle-ci ne faisant pas l'objet d'une décision susceptible de recours ;

Considérant, en revanche, qu'aux termes de l'article 50 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 :

- le président du conseil désigne, pour l'examen de chaque affaire, un ou plusieurs rapporteurs,

- à sa demande, l'autorité dont dépendent les agents visés à l'article 45 désigne les enquêteurs et fait procéder sans délai à toute enquête que le rapporteur juge utile,

- ce dernier définit les orientations de l'enquête et est tenu informé de son déroulement ;

Qu'en l'espèce, la lettre adressée le 13 octobre 1998 par la présidente du conseil au directeur général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes est ainsi rédigée :

" Objet : demande de renseignements

Le Conseil de la concurrence a été saisi par la société Toffoluti des comportements de ses concurrents sur le marché de la mise en œuvre d'enrobés bitumineux dans le département du Calvados, comportements qui, selon la requérante, consisteraient en des prix prédateurs qui seraient susceptibles de l'évincer du marché. Cette saisine, dont une copie est jointe à la présente, est assortie d'une demande de mesures conservatoires, laquelle sera examinée par le conseil lors de sa séance du 2 décembre 1998.

Afin de permettre au conseil de statuer en connaissance de cause sur cette demande de mesures conservatoires, il apparaît nécessaire de recueillir des informations sur les comportements en matière de prix des entreprises en cause tant dans le Calvados que dans les départements voisins.

Dans cette perspective, je vous saurais gré de communiquer au conseil les informations dont pourraient disposer les directions départementales concernées sur les propositions de prix constatées à l'occasion des consultations lancées par les collectivités publiques et sur les coûts des entreprises visées. J'ai désigné pour rapporter cette affaire Monsieur Komiha qui sera destinataire des éléments recueillis tels que définis dans la note jointe " ;

Que cette dernière note ne comporte, ainsi que le relèvent les sociétés Colas, Devaux, SCREG et Eurovia, aucune mention relative à son auteur;

Considérant qu'aucun des termes employés dans sa correspondance ne permet de dire que la présidente du conseil agissait à la demande du rapporteur ou du conseil lui-même;

Qu'il s'ensuit que les documents transmis par la DGCCRF n'ont pas été régulièrement obtenus et doivent être écartés des débats;

Considérant que les éléments subsistants s'avèrent insuffisants pour permettre à la Cour de constater l'existence de faits entrant dans le champ d'application des dispositions des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et auxquels il faudrait mettre fin sans délai pour prévenir ou faire cesser un préjudice grave et certain;

Considérant, en conséquence, que les conditions d'application de l'article 12 de cette ordonnance ne sont pas réunies ; que la décision déférée doit donc être annulée;

Par ces motifs : Joint les procédures enregistrées sous les numéros 1999-01580 et 1999-01856 du répertoire général de la cour ; Écarte des débats les conclusions et les pièces de la société Toffoluti, ainsi que les documents transmis au Conseil de la concurrence par la DGCCRF ; Annule la décision attaquée ; Condamne la société Toffoluti aux dépens.