CA Paris, 1re ch. H, 25 septembre 1998, n° ECOC9810319X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Entreprise générale Léon Grosse (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
M. Feuillard, Mme Pinot
Avocat général :
M. Salvat
Avoués :
SCP Bommart-Forster, SCP Bourdais-Virenque
Avocats :
Mes Benoit, Rinck.
Saisi par le ministre de l'économie de pratiques mises en œuvre lors d'un marché de restructuration des locaux de la trésorerie générale de la Loire, à Saint-Etienne, lancé en 1993, le conseil de la concurrence, par décision n° 97-D-60 du 9 septembre 1997, a dit qu'il n'était pas établi que la société Floriot et le cabinet d'architecture Caprio avaient enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, a dit encore que la société Entreprise générale Léon Grosse, ci-après EGLG, et la SARL GEPRAL avaient enfreint lesdites dispositions et a infligé les sanctions pécuniaires suivantes :
400 000 F à la société EGLG ;
50 000 F à la SARL GEPRAL.
Le conseil a notamment relevé que, au siège de la société EGLG, avait été saisi un listing en date du 25 octobre 1993, portant l'entête de la société Européenne d'Entreprise, également soumissionnaire, outre une mention manuscrite : "Prix EGLG à recopier" sur la page de garde, qui faisait état de la décomposition du prix global et forfaitaire pour le marché concerné ; que, sur un cahier appartenant à M. Gros, le directeur régional de la société Léon Grosse, avait été apposée la mention : "T(résorerie) G(énérale) Loire... EE" relative à la tenue d'une réunion, le 28 mars 1994, antérieurement à la date limite de réception des offres fixée au 7 avril suivant ; que l'offre de la société EGLG comme celle des autres entreprises soumissionnaires, à l'exception de l'une d'elles, avait été élaborée sur la base d'un bordereau quantitatif unique, fourni par le bureau d'études techniques GEPRAL, également chargé d'une mission d'assistance à la maîtrise de l'ouvrage.
Il a estimé que l'utilisation par la société EGLG de ce bordereau quantitatif constituait une pratique répréhensible dès lors que le maître de l'ouvrage avait choisi de faire porter la concurrence entre les entreprises soumissionnaires sur les prix unitaires et les quantitatifs, que l'offre présentée par la société EGLG résultait d'informations recueillies auprès d'une entreprise en situation de concurrence et que les échanges d'informations qui s'étaient instaurés entre deux entreprises concurrentes caractérisaient une action concertée de la part de la société EGLG et de deux autres entreprises, ayant pour objet ou pouvant avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché concerné.
La société EGLG a formé un recours contre cette décision.
La société EGLG conclut à la réformation de la décision du conseil, demandant à la cour de la décharger de toute sanction pécuniaire.
Elle fait valoir, pour l'essentiel,
En premier lieu, que le grief tiré d'une entente à laquelle elle aurait participé ne serait pas établi, dans la mesure où :
- l'acceptation de l'offre et l'utilisation du bordereau quantitatif fourni par le BET GEPRAL ne saurait constituer l'indice d'une entente de la part des entreprises soumissionnaires au regard de la procédure inhabituelle - mission M 2 étendue - à laquelle se trouvait soumis le lot n° 2 et, qu'en tout état de cause, les contacts par elle entretenus avec le bureau d'études sont indépendants de ceux qui ont lié celui-ci à la société Européenne d'Entreprise, notamment ;
- les échanges intervenus entre l'un de ses collaborateurs, M. Biron, avec les représentants de la société Européenne d'Entreprise ne permettent pas de retenir qu'elle ait pris l'initiative de solliciter la communication du document chiffré portant la mention "à recopier" émanant de cette dernière ;
- la mention "TG Loire EE" apposée sur le cahier d'un autre de ses collaborateurs, M. Gros, lors d'une réunion qui s'est tenue antérieurement à la date fixée pour le dépôt de la seconde soumission ne saurait suffire à caractériser une action concertée ;
- ces faits, à les supposer susceptibles de mettre en évidence une défaillance de sa part, au demeurant inhabituelle, ne sauraient avoir la portée retenue par le conseil, aucune conséquence n'en ayant résulté ;
En second lieu, que la sanction pécuniaire infligée est excessive au regard, d'une part, de l'exagération de l'importance du grief retenu, d'autre part, de la prise en compte du chiffre d'affaires total de l'entreprise alors qu'il convenait de retenir celui de l'agence de Lyon, laquelle jouit d'une réelle autonomie économique, lors même qu'elle ne disposerait pas d'une indépendance juridique.
M. Caprio a déposé un recours en défense aux termes duquel il sollicite la confirmation de la décision du conseil en ce que, notamment, il a été jugé qu'il n'était pas établi que la société Floriot et le cabinet d'architectes Caprio avaient enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et demande la condamnation de la société EGLG "en tous les dépens de première instance et d'appel".
Il fait observer que le conseil a exactement apprécié la portée de la télécopie par lui adressée, le 22 décembre 1993, à la société Européenne d'Entreprise, en retenant que cette pratique, en l'absence d'éléments permettant de caractériser un accord de volontés entre l'architecte et l'entreprise, n'était pas contraire aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance susvisée.
Le ministre de l'économie demande à la cour de confirmer la décision du conseil, en particulier en ce qui concerne le montant de la sanction pécuniaire infligée à la société EGLG, en faisant observer, d'une part, que le principe de la proportionnalité a été respecté au regard des critères devant être pris en compte, d'autre part, que l'agence de Lyon ne saurait être considérée comme une entreprise au sens de l'ordonnance ne disposant ni de la personnalité juridique, ni d'une véritable autonomie commerciale.
Le ministère public a conclu oralement au rejet du recours formé par la société EGLG, ainsi que de l'intervention de M. Caprio.
Sur quoi, LA COUR :
Sur le recours formé par la société EGLG :
Considérant que la société EGLG, discute vainement la réalité de la pratique incriminée ;
Considérant, en effet, que les circonstances de fait relevées par le conseil, confortées par les déclarations de M. Biron, selon lesquelles "(il a) voulu conforter son prix en s'adressant à l'Européenne", établissent clairement l'existence d'un échange d'informations entre deux entreprises soumissionnaires dans le but de permettre à l'une d'elles, la société Européenne d'Entreprise, d'apparaître la moins-disante;
Qu'il importe peu que la société EGLG n'ait pas sollicité la communication du listing dès lors qu'elle a reçu et utilisé ces informations préalablement à la date de dépôt du second appel d'offres;
Que, par ailleurs, aucun grief ne peut être adressé au maître de l'ouvrage pour avoir proposé une "mission M 2 étendue", de sorte que la société EGLG, en acceptant et en utilisant le bordereau quantitatif transmis par le BET GEPRAL, s'est dispensée de procéder au calcul des métrés, lequel constituait un élément important de l'offre à déposer, de nature à influer sur la décision de l'acheteur public qui avait explicitement fait connaître sa volonté de faire porter la concurrence sur les prix unitaires et les quantitatifs ;
Considérant que ces échanges d'informations sur les offres respectives des entreprises soumissionnaires ont un objet anti-concurrentiel et peuvent avoir eu pour effet de fausser le libre jeu de la concurrence en favorisant la moins-disante;
Considérant que la société EGLG reproche à la décision du conseil de ne pas avoir respecté le principe de la proportionnalité à l'occasion de la sanction infligée ;
Considérant que la pratique d'entente retenue à l'encontre de la société EGLG, lors même qu'elle ne présenterait pas un caractère habituel ou systématique, revêt une gravité certaine pour avoir été mise en œuvre à l'occasion d'un marché public particulièrement exposé aux pratiques anticoncurrentielles par une entreprise qui, au plan régional, a une influence significative sur ses partenaires;
Que, toutefois, le dommage causé à l'économie est, en l'espèce, limité, dans la mesure où le marché concerné n'a pas été notablement affecté ;
Qu'en revanche, faute par la société EGLG de démontrer que son agence de Lyon dispose d'une autonomie économique caractérisant une entreprise distincte, notamment une réelle autonomie commerciale dans le choix des marchés, étant précisé que le montant du marché en cause dépassait les limites du mandat conféré au directeur de l'agence, c'est exactement que le chiffre d'affaires global de la société EGLG a été pris en compte pour la fixation du montant maximum de la sanction prononcée ;
Considérant que, eu égard aux critères énoncés par l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et des éléments ci-dessus retenus, la sanction pécuniaire infligée à la société EGLG doit être réduite à 250 000 F ;
Sur la recevabilité du "mémoire en défense" déposé par M. Caprio :
Considérant que le dépôt de ce mémoire en défense s'analyse en un recours incident formé par une partie en cause devant le conseil ;
Que ce recours est régulier pour avoir respecté les formalités et les délais prévus par l'article 7, alinéa 1, du décret du 19 octobre 1987 ;
Considérant que M. Caprio justifie d'un intérêt à agir, peu important que la décision du conseil, qui n'a pas retenu à son égard d'infraction à l'article 7 de l'ordonnance précitée ne soit remise en cause par le ministre de l'économie, dans la mesure ou EGLG fait état, dans son recours des relations ayant existé entre l'architecte et la société Européenne d'entreprise, de la transmission par celui-là à celle-ci "d'informations qu'il aurait dû garder pour lui... un tel comportement paraissant plus efficace et plus répréhensible que ce qui est reproché à EGLG" ;
Que M. Caprio a donc intérêt à ne pas voir remettre en cause, fût-ce de manière indirecte, par la requérante à titre principal le chef de la décision le concernant et, par suite, à solliciter la confirmation de cette décision ;
Considérant que les dépens afférents au recours incident devront être supportés par la société EGLG,
Par ces motifs : Faisant droit au recours contre la décision n° 97-D-60 du conseil de la concurrence, mais seulement en ce qui concerne le montant de la sanction pécuniaire ; Réduit à 250 000 F le montant de la sanction infligée à la société EGLG ; Dit que la somme qui devra être restituée par le Trésor public portera intérêts au taux légal seulement à compter de la notification du présent arrêt comportant sommation de payer ; Rejette le recours de la société EGLG pour le surplus ; Dit recevable le recours à titre incident formé par M. Caprio ; Condamne la société EGLG aux entiers dépens ; Dit n'y avoir lieu à application de l'article 699 du NCPC.