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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 25 novembre 1999, n° ECOC9910343X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Conseil national des professions de l'automobile, Ministre de l'Economie, des Finances et Budget

Défendeur :

Groupement des cartes bancaires (GIE)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Kamara

Conseillers :

MM. Carre-Pierrat, Le Dauphin

Avoués :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Verdun-Seveno

Avocats :

Mes Bourgeon, Georges.

CA Paris n° ECOC9910343X

25 novembre 1999

Le Conseil National des Professions de l'Automobile (ci-après le CNPA) est un syndicat professionnel qui regroupe diverses catégories d'exploitants de stations-services, à l'exception des points de vente exploités par les grandes et moyennes surfaces.

Le Groupement des Cartes Bancaires " CB " (ci-après le Groupement) est un groupement d'intérêt économique créé en 1984 et réunissant l'ensemble des établissements de crédit et institutions financières français émetteurs de cartes bancaires. Il définit les spécifications techniques des cartes CB, édicte les règles de fonctionnement du " système CB " afin de réaliser une interbancarité totale entre ses membres, toute carte CB émise par un membre du GIE étant acceptée par tout commerçant affilié " CB " auprès d'un autre membre, et élabore les conditions générales d'adhésion des commerçants au système de paiement par cartes bancaires CB.

Par lettre du 25 septembre 1998, le Groupement a informé le CNPA de la décision prise par ses membres " de compléter l'équipement de leur clientèle en cartes de paiement CB, grâce à une nouvelle catégorie de cartes, dites "cartes à autorisation systématique". Cette lettre précise que l'objectif d'émission est de l'ordre de 3 millions de cartes, les premières devant être émises avant la fin de l'année 1998, et que lesdites cartes " sont destinées à une clientèle qui souhaite contrôler précisément le montant de ses dépenses ", celles " s'inscrivant dans les limites convenues entre le client et l'établissement émetteur " étant seules autorisées.

Par courrier du 16 octobre 1998, le CNPA a soulevé des objections à la mise en place des nouvelles cartes, objections fondées sur les spécificités de l'activité des détaillants en carburants, et demandé au Groupement de lui étendre le bénéfice de la dérogation à l'obligation contractuelle d'acceptation desdites cartes déjà consentie aux exploitants de péages de parkings et d'autoroutes.

Le Groupement ayant, par lettre du 16 novembre 1998, refusé d'accéder à cette demande, le CNPA, faisant valoir que " la position ainsi adoptée par le Groupement des "CB" au nom de ses membres entre dans le champ d'application des articles 7 et 8 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 ", a saisi le Conseil de la concurrence et demandé le prononcé de mesures conservatoires.

Après avoir estimé que le CNPA n'apportait pas à l'appui de ses allégations d'éléments suffisamment probants de l'existence de pratiques entrant dans le champ d'application des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le Conseil de la concurrence a, par décision n° 99-D-21 du 10 mars 1999 :

- déclaré irrecevable la saisine enregistrée sous le n° F 1115 ;

- rejeté la demande de mesures conservatoires enregistrée sous le n° M 236.

Le 10 juin 1999, le CNPA a formé un recours tendant, à titre principal, à l'annulation et, à titre subsidiaire, à la réformation de cette décision.

A l'appui de ces demandes, le CNPA expose :

- qu'en l'absence d'une démonstration claire de la contribution de la carte à autorisation systématique au progrès économique, dont la charge incombe au Groupement, le conseil lui a à tort reconnu le bénéfice des dispositions de l'article 10 § 2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, étant observé que le lancement de la nouvelle carte procède avant tout d'une demande des banques, soucieuses de réduire, à leur seul profit, la circulation des chèques et les coûts qui s'y attachent pour elles, et que la substitution de ladite carte au chèque, dont le paiement est garanti jusqu'à 100 F, se traduit, dans le cas des carburants, par un transfert de la charge du risque des impayés des banques aux détaillants,

- que la dispense accordée aux péages de parkings et d'autoroutes confirme que " l'universalité " de l'acceptation n'est pas, s'agissant de la nouvelle carte, un élément inhérent au bon fonctionnement du système CB,

- que l'affirmation du conseil selon laquelle l'obligation d'accepter la carte à autorisation systématique concerne tous les distributeurs en situation de concurrence sur le marché de la distribution des produits pétroliers, de sorte qu'elle ne modifie pas, par elle-même, les conditions de la concurrence sur ce marché, est critiquable,

- qu'elle méconnaît, en particulier, le fait que les exploitants de stations-service traditionnelles doivent faire face à la concurrence de la grande distribution, laquelle peut imputer tout ou partie des charges liées à la vente du carburant, qu'elle utilise comme article d'appel, sur les autres produits qu'elle commercialise et que, dans ce contexte, la mise en place de la nouvelle carte et les charges supplémentaires qui en découlent, en raison notamment du coût de la demande d'autorisation, peut avoir un effet d'élimination d'un nombre important de détaillants dont l'équilibre financier est précaire.

Le Groupement demande à la cour de rejeter le recours formé par le CNPA.

Il fait essentiellement valoir :

- qu'ainsi que l'a rappelé le conseil, et comme il l'avait déjà reconnu dans sa décision n° 88-D-37 du 11 octobre 1988, l'obligation pour tout commerçant CB d'accepter l'ensemble des cartes de la gamme CB, obligation justifiée en raison de " l'apport au progrès économique que constitue le développement de la carte bancaire qui améliore l'efficacité, la productivité et la sécurité du système de paiement français ", est indispensable pour assurer le fonctionnement du système " CB " et son existence comme système de paiement universel ;

- que la carte à autorisation systématique contribue au progrès économique au même titre que les autres cartes de la gamme CB ainsi qu'à une meilleure allocation des ressources en offrant aux commerçants, partant aux adhérents du CNPA, un moyen efficace - car préventif - de se prémunir contre les impayés - en particulier les chèques sans provision - et les coûts qu'ils génèrent, ceux-ci étant, en définitive, supportés par la collectivité ;

- que contrairement aux affirmations du CNPA, l'exception admise pour les péages de parkings et d'autoroutes n'implique de sa part aucune reconnaissance de l'absence de " nécessité " de l'obligation d'acceptation par les commerçants " CB " de la carte à autorisation systématique puisque sont seules tenues pour justifiées les exceptions fondées sur des impossibilités matérielles manifestes et que tel est bien le cas s'agissant des péages de parkings et d'autoroutes dès lors que certaines procédures " CB " (frappe du code confidentiel et demande d'autorisation) sont inadaptées à leur ergonomie et à l'impératif de rapidité et de fluidité du trafic, les adhérents du CNPA ne pouvant, quant à eux, se prévaloir d'aucune impossibilité matérielle du même ordre ;

- que ni la circonstance que l'obligation d'accepter la carte à autorisation systématique entraînerait un coût ni les difficultés que rencontreraient les adhérents du CNPA ne sont de nature à remettre en cause l'analyse du conseil selon laquelle cette obligation n'a aucun caractère anticoncurrentiel ;

- qu'il est, à cet égard, incontestable que la mesure s'applique à l'ensemble des distributeurs de carburants, y compris la grande distribution, et que les détaillants ont la faculté de s'y soustraire en fixant un seuil - celui de 100 F étant couramment observé chez nombre de commerçants - en deçà duquel ils n'acceptent pas le paiement par carte ;

- qu'au surplus les simulations produites par le CNPA pour en déduire que l'obligation d'accepter en paiement les cartes à autorisation systématique seraient " de nature à provoquer la disparition d'un grand nombre de détaillants traditionnels en carburants " sont dénuées de tout caractère probant car elles reposent sur des hypothèses biaisées et des chiffres invérifiables et omettent de prendre en considération les avantages tenant à la réduction sensible des coûts actuellement supportés par les détaillants en carburants au titre de la manipulation des espèces et des chèques et de la fraude constatée dans ces commerces.

Le Conseil de la concurrence fait observer que la qualification d'une pratique au regard des articles 7 ou 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 suppose que " soit établie l'existence d'un objet anticoncurrentiel ou d'un effet, au moins potentiel, sensible sur un marché ". Or, relève-t-il, la saisine ne comporte aucun élément permettant de supposer l'existence d'un objet anticoncurrentiel dans la démarche du Groupement et, s'agissant de l'effet anticoncurrentiel de l'obligation faite aux commerçants d'accepter la carte à " autorisation systématique ", l'augmentation des coûts alléguée par le CNPA n'est pas étayée d'éléments suffisamment probants dès lors que " la nouvelle carte concerne un profil particulier de clients qui, de revenus modestes ou en difficultés financières, ne se fournissent en carburants que pour des montants inférieurs à 100 F " et qu'il est constant que les commerçants peuvent fixer un seuil, généralement de 100 F, en deçà duquel ils n'acceptent pas le paiement par cartes.

Le ministre chargé de l'économie, après avoir rappelé que dans sa décision du 11 octobre 1988 le conseil avait conclu que le Groupement avait une position dominante sur le marché des cartes bancaires, estime qu'une instruction s'avère nécessaire dans la mesure où on ne peut exclure que l'imposition unilatérale d'un nouveau type de cartes bancaires présente, pour les détaillants en carburants, des effets anticoncurrentiels et demande en conséquence à la cour de déclarer la saisine recevable.

Le CNPA a répliqué, par de nouvelles observations écrites, à l'argumentation développée par le Groupement et le Conseil de la concurrence, et le Groupement a, à son tour, répliqué à l'argumentation de la partie requérante ainsi qu'à celle du ministre.

Le ministère public a conclu oralement à la réformation de la décision du conseil.

Les parties ont été mises en mesure, à l'audience, de répondre aux observations du ministre et du ministère public ;

Sur ce, LA COUR :

Sur la demande d'annulation de la décision du conseil :

Considérant que le CNPA ne formule aucun moyen au soutien de sa demande principale d'annulation de ladite décision ; qu'en conséquence, cette demande ne peut qu'être rejetée ;

Sur la demande de réformation :

Considérant qu'aux termes de l'article 19 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le Conseil de la concurrence peut déclarer, par décision motivée, la saisine irrecevable s'il estime que les faits invoqués n'entrent pas dans le champ de sa compétence ou ne sont pas appuyés d'éléments suffisamment probants ;

Considérant, en premier lieu, que même s'il est vrai que le " pouvoir de marché " des cartes CB tend à se diluer, comme le relève le Groupement, il n'est pas sérieusement contestable que le système CB détient une position dominante sur le marché national des cartes remplissant la double fonction d'instrument de paiement des achats et de retrait d'espèces ;

Considérant, en deuxième lieu, qu'il résulte des éléments soumis à l'appréciation de la cour, spécialement du rapport de la mission sur les problèmes du secteur de la distribution des carburants établi en mars 1995 par MM. Boisson et Lépine à la demande du ministre chargé de l'économie et du rapport sur l'utilisation des cartes bancaires dans le secteur des carburants établi en mai 1996 par le groupe de travail constitué au sein du comité consultatif du Conseil national du crédit, que le secteur de la distribution des carburants présente un certain nombre de spécificités ;

Que celles-ci tiennent, notamment :

- à la part très importante, supérieure à 80 %, de la fiscalité dans le prix des carburants ;

- au fait, lié au précédent, que le montant de la commission acquittée par le commerçant au titre des règlements par carte bancaire absorbe une part substantielle de la marge sur les carburants puisque cette commission, dont le taux moyen selon le rapport Boisson et Lépine se situe aux environs de 0,9 % à 1 %, est assise sur le prix de vente TTC, de sorte que chaque hausse de la taxe sur les produits pétroliers en augmente mécaniquement le coût ;

- à la proportion importante des ventes, estimée à 40 % par le rapport Boisson et Lépine, payées au moyen de cartes bancaires et au montant unitaire moyen des transactions, plus faible que le montant moyen de l'ensemble des transactions de toute nature ;

- à l'impossibilité dans laquelle se trouve la plupart des détaillants de maîtriser leurs prix de vente, et par suite de répercuter les frais engagés au titre de la gestion des cartes bancaires, en raison tant de leur statut juridique (mandataire ou commissionnaire de compagnies pétrolières) que de l'état de la concurrence sur ce marché, caractérisé par une forte implantation des grandes et moyennes surfaces lesquelles ont la possibilité d'imputer sur d'autres produits tout ou partie des charges liées à la distribution des carburants ;

- au fait que la livraison du produit est préalable à son règlement ;

Considérant, en troisième lieu, que les stipulations des conditions générales d'adhésion au système de paiement par cartes bancaires CB élaborées par le Groupement contraignent le commerçant affilié audit système à accepter toutes les cartes CB pour le paiement d'achats ou de prestations de services offerts à sa clientèle (art. 3-2) et lui font obligation d'appliquer aux clients porteurs de cartes les mêmes prix qu'à l'ensemble de leur clientèle (art. 3-3), ce qui revient à interdire au commerçant de répercuter sur les clients payant au moyen d'une carte CB tout ou partie de la commission qu'il doit régler à sa banque en contrepartie du service de la carte ;

Considérant, encore, que la carte à autorisation systématique, ouverte à l'ensemble des utilisateurs mais destinée, selon le Groupement, à une " clientèle qui souhaite contrôler précisément le montant de ses dépenses " et qui n'avait pas, jusqu'à présent, accès à la carte bancaire, présente la particularité de déclencher une demande d'autorisation dès le premier franc, le bénéfice de la garantie de paiement étant refusé au commerçant en l'absence d'une telle demande ;

Qu'ainsi chaque utilisation de ce type de carte passe par un appel téléphonique lequel, s'il est réalisé automatiquement par le TPE (terminal de paiement électronique), n'en est pas moins générateur pour le commerçant d'un coût s'ajoutant aux frais de commission qui seront eux-mêmes accrus du fait de l'emploi de la carte bancaire par une nouvelle catégorie de consommateurs ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la diffusion des cartes à autorisation systématique impliquera une augmentation des charges pesant sur les détaillants en carburants, tenus de les accepter ; qu'eu égard aux difficultés structurelles que rencontrent ces derniers, manifestées par la réduction très importante du nombre des stations-service, à l'exception de celles dépendant des commerces de grande surface, et la faiblesse persistante de la marge réalisée sur les ventes de carburants, l'affirmation du CNPA, selon laquelle l'obligation d'accepter ce type de cartes bancaires est de nature à affecter les conditions de la concurrence sur le marché de la distribution des carburants en contribuant à l'éviction de certains opérateurs, ne peut, à ce stade, être regardée comme dénuée de vraisemblance ;

Considérant, certes, que les détaillants en carburants ont la faculté de fixer un montant minimum des achats payables par carte CB, sous réserve, selon les conditions générales d'adhésion, que ce montant minimum soit " raisonnable " et ne constitue pas un frein à l'acceptation de la carte ; que ce seuil est généralement de 100 F ;

Mais considérant qu'en l'absence de données relatives aux modalités réelles d'utilisation des cartes à autorisation systématique, en circulation depuis quelques mois seulement et en nombre encore limité, aucun élément ne permet de considérer, à ce jour, que les titulaires de ces cartes s'abstiendront en pratique d'en faire usage pour des opérations supérieures à 100 F, étant ici observé que selon le rapport de MM. Boisson et Lépine, le montant moyen des achats de carburants réglés par carte bancaire s'élevait, en février 1995, à 195 F ; qu'au surplus, on ne peut préjuger de l'appréciation qui serait à l'avenir portée sur le caractère raisonnable du seuil précité, dans un contexte de large diffusion des cartes à autorisation systématique, l'objectif annoncé par le Groupement étant de 3 millions de cartes ;

Considérant que le Groupement fait aussi valoir que l'obligation pour tous les commerçants affiliés au système CB d'accepter toutes les cartes de la gamme CB, y compris la carte à autorisation systématique, est inhérente à son caractère de moyen de paiement universel ;

Mais considérant que la dérogation à cette obligation, admise non seulement en faveur des exploitants d'autoroutes, soumis à des impératifs de fluidité du trafic, mais également au profit des exploitants de parcs de stationnement, où le système du pré-paiement tend à se généraliser, comme la reconnaissance de la faculté de subordonner l'acceptation de la carte à la réalisation d'une dépense d'un certain montant, conduisent à relativiser la pertinence de cet argument ;

Considérant, en définitive, qu'au regard des spécificités ci-dessus mentionnées, de la situation des exploitants de stations-service, des caractéristiques du système de paiement par cartes " CB " et de celles de la carte à autorisation systématique, il ne peut être exclu que l'obligation faite aux détaillants en carburants d'accepter une telle carte entre dans les prévisions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Et considérant qu'il n'est pas établi, en l'état, que l'imposition de la carte à autorisation systématique aux détaillants en carburants contribue au progrès économique dans des conditions satisfaisant aux exigences des dispositions de l'article 10 § 1 de ladite ordonnance, lesquelles supposent, notamment, que la pratique en cause réserve aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte;

Qu'il y a donc lieu de réformer la décision déférée et de déclarer recevable la saisine du Conseil de la concurrence par le CNPA,

Par ces motifs : Réforme la décision n° 99-D-21 du 10 mars 1999 du Conseil de la concurrence ; Déclare recevable la saisine du Conseil National des Professions de l'Automobile ; Renvoie l'affaire pour instruction devant le Conseil de la concurrence ; Laisse les dépens à la charge du Trésor public.