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Décisions

Cass. com., 25 avril 1989, n° 88-11.894

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Pierre Fabre Cosmétiques (SA)

Défendeur :

Ministre de l'Économie, des Finances et de la Privatisation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Baudoin

Rapporteur :

M. Plantard

Avocat général :

M. Raynaud

Avocats :

Mes Ryziger, Barbey, SCP de Chaisemartin.

Cass. com. n° 88-11.894

25 avril 1989

LA COUR : - Sur l'intervention des sociétés Laboratoires d'applications dermatologiques Vichy et Ruby d'Anglas : - Attendu que par un " mémoire en intervention " déposé au greffe de la cour le 9 janvier 1989, la société Laboratoires d'applications dermatologiques de Vichy et la société Ruby d'Anglas ont demandé que la cassation à intervenir sur le pourvoi n° 86-11.894 formé par la société Pierre Fabre cosmétique leur profite ;

Mais attendu que les sociétés Laboratoires d'applications dermatologiques de Vichy et Ruby d'Anglas ayant été l'une et l'autre parties devant la cour d'appel, il leur appartenait de former un pourvoi en cassation contre les dispositions leur faisant grief ; que leur intervention est donc irrecevable ;

Sur le premier moyen : - Attendu, selon l'arrêt confirmatif attaqué (Paris, 28 janvier 1988) statuant sur plusieurs recours formés contre une décision du Conseil de la concurrence, que certains producteurs et distributeurs de produits cosmétiques et d'hygiène corporelle ont formé une entente, de concert avec l'Ordre national des pharmaciens, afin de réserver aux seules officines pharmaceutiques la vente au public de leurs produits ;

Attendu que la société Pierre Fabre cosmétique (la société) reproche à l'arrêt d'avoir, pour déclarer cette entente illicite et confirmer l'injonction qui lui avait été faite par le Conseil de la concurrence de cesser de subordonner l'agrément de ses distributeurs à la qualité de pharmacien d'officine, considéré que les produits cosmétiques et d'hygiène corporelle distribués en pharmacie constituent un marché isolé parce que, aux yeux des utilisateurs, ils ne sont pas substituables par des produits qui, quoique similaires, sont vendus dans les circuits commerciaux ordinaires ; alors que, selon le pourvoi, le marché sur lequel est susceptible de s'exercer une action anticoncurrentielle est composé de l'ensemble des produits substituables entre eux ; que pour définir le marché pertinent, les juges ne peuvent tenir compte que des caractères objectifs des produits et du point de savoir si ceux-ci satisfont un besoin du public sans pouvoir se référer aux conditions dans lesquelles les produits sont distribués ; qu'en effet les conditions de distribution d'un produit et le service éventuellement rendu par les agents économiques qui le distribuent font partie des stratégies de concurrence et sont sans influence sur la substituabilité des produits entre eux, laquelle s'apprécie en fonction des besoins et, le cas échéant, des goûts du public ; que dès lors la décision attaquée qui constate que les produits cosmétiques et d'hygiène corporelle distribués par les différents circuits sont de bonne qualité, qu'il n'y a pas de preuve décisive de la supériorité des produits vendus en pharmacie et que les acheteurs en pharmacie recherchent la satisfaction d'un besoin de sécurité et de conseil, n'a pu déduire l'insubstituabilité des produits cosmétiques et d'hygiène corporelle distribués dans les différents circuits de la différence des services rendus au public par l'ensemble des distributeurs et ceux rendus par une catégorie particulière de distributeurs, les pharmaciens d'officine qui satisfont, par une prestation particulière (la fourniture d'avis autorisés), indépendante de la nature même des produits, un besoin de sécurité et de conseil ; qu'en statuant comme elle l'a fait, la décision attaqué a violé l'article 85 du Traité de Rome et l'article 50 de l'ordonnance 45-1413 du 30 juin 1945 ;

Mais attendu que c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain que la cour d'appel a retenu que, dans l'esprit des consommateurs, les produits considérés, du seul fait qu'ils n'étaient distribués qu'en pharmacie, ne pouvaient être substitués par des produits similaires vendus dans le commerce, et a ainsi, conformément aux exigences de la loi nationale et du Traité instituant la Communauté économique européenne, délimité l'étendue du marché à considérer pour apprécier les conditions dans lesquelles s'exerçait la concurrence; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le deuxième moyen, pris en ses deux branches : - Attendu que la société reproche à l'arrêt de l'avoir déclarée coupable d'avoir participé à une entente ou action concertée contraire à l'article 85 du Traité de Rome, alors selon le pourvoi, que, d'une part, ne peuvent être considérés comme affectant le commerce entre États membres que les accords ou pratiques affectant de façon sensible le commerce entre États membres et qu'en l'espèce la cour d'appel a décidé que le commerce des États membres était affecté parce que les prétendus accords ou pratiques concernés auraient empêché toute firme d'un autre État membre n'ayant pas la qualité de pharmacien d'officine de vendre dans ce pays des produits couverts par la prétendue entente, sans avoir établi, par des motifs pertinents, qu'il existait dans d'autres États des firmes de détail de même niveau que les pharmaciens d'officine susceptibles de pénétrer de façon significative le marché français, ni que l'impossibilité pour des firmes d'autres États membres n'ayant pas la qualité de pharmacien d'officine de vendre en France les produits de la société affectait de façon sensible le commerce entre États membres ; qu'ainsi la décision attaquée viole l'article 85 alinéa 1 du Traité, et alors, d'autre part, que si une entente, s'appliquant à l'ensemble du territoire d'un État membre, peut avoir pour effet de consolider les cloisonnements du marché commun, entravant ainsi l'interpénétration voulue par le Traité, le point de savoir si cette interpénétration est véritablement entravée doit être apprécié en tenant compte de la possibilité ou de l'impossibilité pour des agents économiques occupant la même place dans les circuits de production et de distribution que ceux auxquels des pratiques restrictives de concurrence sont reprochés de distribuer leurs produits ; qu'en l'espèce, s'il résulte des constatations de fait de l'arrêt que la société aurait décidé de distribuer certains de ces produits par un système de distribution sélective en n'agréant que les qualités de pharmaciens d'officine, il ne résulte pas de l'arrêt attaqué qu'une interdiction de distribuer les produits des marques d'autres fabricants, et en particulier des produits fabriqués dans d'autre États membres, ait figuré dans les contrats écrits de distribution sélective ; qu'ainsi la cour d'appel n'a pas établi que les systèmes de distribution sélective en pharmacie aient un effet sensible, empêchant le développement des échanges intra-communautaires en empêchant la pénétration du marché commun par des produits cosmétiques occupant dans le circuit économique d'autres États membres la même place que la société en France, qu'elle a ainsi violé l'article 85 du Traité de Rome ;

Mais attendu que la cour d'appel a constaté que le système de distribution exclusive en pharmacie des produits considérés couvrait en France une importante partie des ventes de produits cosmétiques et d'hygiène corporelle et avait ainsi un effet sensible sur le commerce intra-communautaire; qu'elle a relevé en outre que l'entente réalisée s'étendait à l'ensemble du territoire français et avait donc nécessairement pour effet de consolider des cloisonnements de caractère national et d'entraver l'interpénétration économique voulue par le Traité de Rome en assurant une protection à la production nationale; qu'elle a ainsi justifié sa décision, sur le fondement du texte invoqué; que le moyen n'est donc fondé en aucune de ses branches ;

Sur le troisième moyen pris en ses deux branches : - Attendu que la société reproche encore à l'arrêt d'avoir, pour justifier l'injonction qu'elle lui a faite de cesser de subordonner l'agrément de ses distributeurs à la qualité de pharmacien d'officine, considéré que, si les fabricants peuvent légitimement, pour certains produits aux caractéristiques particulières, exiger de leurs distributeurs la présence sur le point de vente de personnes spécialement qualifiées par leur formation pour les fonctions de conseil au client et de liaison avec le fabricant, notamment celle d'un titulaire du diplôme de pharmacien, l'exclusion a priori de toute forme de commercialisation, même répondant à ces critères, autres que la pharmacie d'officine, constitue une restriction discriminatoire et non proportionnée aux nécessités de la distribution des produits en cause, alors, selon le pourvoi, que d'une part, le Code de la santé publique organise et réglemente les différentes professions concourant au maintien de la santé humaine ; qu'il n'incombe pas au juge de la concurrence, sous prétexte de lutter contre des restrictions à la concurrence, de créer une catégorie professionnelle susceptible de donner des conseils en matière de santé, dans un cadre autre que celui prévu par le Code de la santé publique ; que tel est pourtant l'effet de la décision attaquée, dans la mesure où elle aurait pour effet, si des contrats de distribution sélective conformes aux considérations de l'arrêt étaient passés, de créer une catégorie de conseils, titulaires du diplôme de pharmacien, spécialement chargés de prodiguer, en dehors des officines pharmaceutiques, des conseils sur les dangers que peuvent présenter certains produits ; qu'une telle décision est contraire aux principes généraux du Code de la santé publique, et en particulier à ses articles L. 512, L. 514 et L. 520, et alors, d'autre part, que les pharmaciens d'officine sont nécessairement membres de l'Ordre des pharmaciens ; que celui-ci a notamment pour objet d'assurer le respect des devoirs professionnels, qu'ils sont eux-mêmes tenus d'apporter leur concours à l'œuvre de santé, s'abstenir de tout diagnostic et répondre avec circonspection à toutes demandes de leurs clients ; qu'ils ont, du fait de l'organisation de leur profession et des devoirs qui leur sont imposés, tant par le Code de la santé publique que par leur morale et leurs usages professionnels, une indépendance qui ne saurait être celle de salariés, fussent-ils diplômés, ces derniers tant soumis aux exigences d'un employeur non pharmacien, n'ayant d'autre objectif que de développer les ventes, de telle sorte que la cour d'appel n'a pu, sans violer les principes rappelés ci-dessus, qui résultent notamment des articles L. 512, L. 514 et L. 520 du Code de la santé publique et des articles R. 5015 à R. 5015-52 du même code, décider que les fabricants pourraient, pour répondre aux besoins de sécurité et de conseil, dont la décision attaquée constate, par ailleurs, qu'ils correspondent à la volonté du public achetant des produits cosmétiques ou d'hygiène corporelle dans une officine pharmaceutique, exiger de leurs distributeurs la présence sur le point de vente de personnes spécialement qualifiées par leur formation pour les fonctions de conseil au client et de liaison avec le fabricant, notamment celle d'un titulaire du diplôme de pharmacien ;

Mais attendu que les titulaires d'un diplôme de pharmacien qui n'exercent pas la profession de pharmacien ne sont pas soumis aux dispositions du code de la santé publique régissant cette profession ; que l'activité consistant à vendre des produits cosmétiques et d'hygiène corporelle et à conseiller les utilisateurs de ceux-ci n'est pas réservée aux pharmaciens; qu'ainsi la cour d'appel a pu, sans violer les dispositions légales visées par le moyen, lesquelles ne concernent que l'exercice de la profession de pharmacien, retenir que des titulaires du diplôme de pharmacien pouvaient figurer parmi les professionnels qui, en raison de leur formation, pouvaient être qualifiés pour exercer l'activité considérée; que le moyen n'est donc fondé en aucune de ses branches ;

Sur le quatrième moyen : - Attendu que la société reproche encore à l'arrêt d'avoir considéré comme illégales et constituant des actions concertées certaines réunions auxquelles elle avait participé, avec d'autres fabricants et des organisations de pharmaciens, alors, selon le pourvoi, que les motifs de l'arrêt, qui se bornent à dénoncer l'objet des réunions, sans indiquer en quoi la tenue de celles-ci était, par elle-même, illégale, ni surtout quelle avait été l'attitude de la société, sont insuffisants pour permettre à la Cour de cassation d'exercer son contrôle sur le point de savoir si la société a véritablement commis une infraction et participé à des actions concertées interdites par l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 ; que la décision attaquée, qui est entachée d'insuffisance de motifs, encourt donc la cassation pour violation de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;

Mais attendu que l'arrêt, tant par motifs propres que par motifs adoptés de la décision du Conseil de la concurrence, a constaté l'existence d'une entente réalisée entre les fabricants et les organisations professionnelles de pharmaciens dont l'objet était la défense d'un réseau de distribution exclusive en pharmacie de certains produits ; qu'elle a relevé que cette entente, qui avait pour effet de créer d'importantes entraves à la concurrence sur les prix et présentait un caractère illicite au regard des dispositions de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945, résultait d'actions qui avaient été concertées au cours de réunions tenues entre les fabricants, parmi lesquels la société, et les organisations de pharmaciens, réunions dont l'objet était la défense du réseau de distribution exclusive et la mise en place de contrats appropriés, l'organisation de refus de vente à certains commerçants et le maintien de prix uniques dans toutes les officines; qu'en l'état de ces constatations la cour d'appel a motivé sa décision ; que le moyen est donc sans fondement ;

Sur le cinquième moyen : - Attendu que la société reproche enfin à l'arrêt d'avoir, en se fondant sur l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 qui prévoit la possibilité d'assortir la décision de conditions particulières, décidé qu'afin de vérifier l'exécution des injonctions prononcées, l'affaire serait à nouveau appelée devant la cour d'appel à une audience ultérieure au vu d'un rapport du Directeur général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, alors, selon le pourvoi, que le juge est dessaisi par le prononcé de sa décision et qu'il ne lui incombe pas de pourvoir à l'exécution de celle-ci, sauf lorsqu'il est saisi à cette fin par l'une des parties ; que les dispositions de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne dérogent pas à cette règle ; qu'en renvoyant l'affaire devant elle pour vérifier l'exécution des injonctions énoncées ci-dessus, la cour d'appel a violé l'article 481 du nouveau Code de procédure civile, ensemble l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Mais attendu qu'il est de l'office du juge d'ordonner les mesures propres à faire cesser les troubles dont il constate l'existence et l'illicéité ; qu'en ajournant le prononcé de toute sanction pécuniaire selon les modalités qu'elle a fixées, la cour d'appel n'a fait qu'user des pouvoirs qu'elle tient de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; que le moyen n'est donc pas fondé ;

Par ces motifs : déclare irrecevable l'intervention des sociétés Laboratoires d'applications dermatologiques Vichy et Ruby d'Anglas ; rejette le pourvoi.