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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 9 janvier 2001, n° ECOC0100032X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

SA d'Etude et d'entreprises électriques, Alstom Entreprise (SA), Société normande de travaux électriques (SA), L'Entreprise industrielle (SA), Electrification, adduction d'eau, travaux publics (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lacabarats

Conseillers :

Mmes Bregeon, Penichon

Avoués :

SCP Garnier, SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, Pamart

Avocats :

Mes Poux Jalaguier, Donnedieu de Vabres, Baron, Meyung-Marchand, Pingeon.

CA Paris n° ECOC0100032X

9 janvier 2001

Par lettre enregistrée le 9 février 1998, le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie a saisi le Conseil de la concurrence pour des faits susceptibles de constituer une entente illicite relevés à l'occasion de marchés d'électrification rurale dans le département de l'Eure-et-Loir.

Sept appels d'offre ont en effet été lancés durant la période du 31 octobre au 19 décembre 1995 par six syndicats intercommunaux électriques (SIE) et une société d'intérêt collectif agricole d'électricité (SICAE), à savoir les SIE du pays Drouais, d'Auneau-Maintenon, du pays Dunois, du Perche, de la région d'Anet, du pays Beauceron et la SICAE du Prouais-Rosay.

Pour ces marchés qui portaient sur des travaux d'entretien ou d'extension des réseaux électriques ruraux, les entreprises étaient invitées à proposer leur prix par rapport à un bordereau de prix unitaires (BPU) établi par la direction départementale de l'agriculture et de la forêt d'Eure-et-Loir, maître d'œuvre.

Par décision n° 00-D-34 du 18 juillet 2000, le Conseil de la concurrence a retenu que les sociétés Alstom Entreprise (anciennement dénommée CEGELEC), Robert Dhennin, EATP, Entreprise industrielle, Forclum Val-de-l'Eure, SEEE, SNTE et établissements Souchon, ainsi que le syndicat des entrepreneurs de réseaux et de constructions électriques (SERCE) avaient enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 (devenu l'article L. 420-1 du Code de commerce) par la mise en œuvre d'une concertation illicite lors de la refonte du BPU et a en conséquence infligé les sanctions pécuniaires suivantes :

11 000 000 F à la société Alstom Entreprise ;

30 000 F à la société Robert Dhennin ;

25 000 F à la société EATP ;

450 000 F à la société EI ;

65 000 F à la société Forclum Val-de-l'Eure ;

550 000 F à la société SEEE ;

30 000 F à la société SNTE ;

40 000 F à la société établissements Souchon ;

10 000 F au SERCE ;

Le 4 août 2000, la société Alstom Entreprise, la société SEEE et la société SNTE ont formé un recours contre la décision du Conseil de la concurrence. Un recours incident a également été formé contre cette décision le 30 août 2000 par la société L'Entreprise industrielle.

Par mémoire déposé au greffe le 20 septembre 2000, la société SEEE demande à la cour d'infirmer la décision du Conseil de la concurrence ou subsidiairement de réduire dans de notables proportions la sanction prononcée, en soutenant que la concertation incriminée ne constitue pas une entente prohibée et n'a pas affecté le jeu de la concurrence.

Par un mémoire déposé au greffe le 21 septembre 2000, la société L'Entreprise industrielle demande à la cour d'infirmer la décision du Conseil de la concurrence en faisant valoir que la discussion sur le contenu du BPU a eu pour origine une demande du maître d'œuvre, qu'elle a été trompée sur l'objet de cette demande et ne peut donc se voir imputer une entente prohibée, qu'en toute hypothèse la mise à jour d'un BPU est dépourvue d'effet concurrentiel.

Par un mémoire déposé au greffe le 22 septembre 2000, la société SNTE demande à la cour de réformer la décision du Conseil de la concurrence en soutenant que les conditions d'élaboration du nouveau BPU sont exclusives de toute entente prohibée et que le travail effectué sur ce BPU n'a eu aucune incidence sur le jeu de la concurrence.

Par un mémoire déposé au greffe le 26 septembre 2000, la société Alstom Entreprise demande à la Cour, à titre principal de prononcer l'annulation de la décision du Conseil de la concurrence, d'ordonner le remboursement des sommes versées assorti des intérêts au taux légal à compter du paiement et de la capitalisation desdits intérêts, à titre subsidiaire de prononcer la réformation de la décision sur le montant de la sanction et de réduire celle-ci de façon substantielle, d'ordonner le remboursement du trop-perçu assorti des intérêts au taux légal à compter du paiement et de la capitalisation desdits intérêts, de condamner le ministre chargé de l'économie au paiement d'une somme de 50 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.

La société Alstom Entreprise soutient que l'existence d'une concertation anticoncurrentielle lors de la réforme du bordereau des prix unitaires n'est pas établie, que l'étude effectuée par les entreprises n'a pas eu d'effet anticoncurrentiel, même potentiel, qu'en toute hypothèse le montant de la sanction prononcée est disproportionné.

Par un mémoire déposé au greffe le 25 octobre 2000, la société EATP demande notamment à la cour de lui donner acte de ce qu'elle s'en rapporte à justice sur le bien-fondé des recours.

Par des observations écrites déposées le 26 octobre 2000, le ministre chargé de l'économie demande à la cour de confirmer la décision du Conseil de la concurrence en soutenant que le travail effectué en commun par les entreprises incriminées en vue de l'élaboration d'un nouveau BPU excédait le mandat qui leur avait été confié, que les entreprises en cause ne peuvent sérieusement prétendre ne pas avoir librement consenti à une concertation prohibée, que la matérialité d'un échange d'informations entre les entreprises est établie, que les sanctions infligées sont justifiées.

A la même date du 26 octobre, le Conseil de la concurrence a déposé des observations écrites tendant également au rejet des moyens soulevés contre sa décision, en soulignant que la pratique prohibée retenue contre les sociétés en cause réside dans les échanges d'informations lors d'un travail réalisé en commun pour l'élaboration d'un nouveau BPU.

Le 7 novembre 2000, les sociétés Alstom Entreprise, Entreprise industrielle et SEEE ont déposé des conclusions en réplique.

Le même jour, la société L'Entreprise industrielle a déposé un mémoire complémentaire tendant à l'annulation de la décision attaquée, faute de toute participation de sa part aux réunions et échanges d'informations critiqués, et subsidiairement à sa réformation, la sanction prononcée ne respectant pas les critères définis par l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 (L. 464-2 du Code de commerce).

Le 7 novembre 2000, un autre mémoire en réponse a été déposé au greffe pour la société SEEE, tendant à l'infirmation de la décision attaquée.

A l'audience du 14 novembre 2000, M. l'avocat général a conclu dans ses observations orales au rejet des recours. A l'issue des débats, l'affaire a été mise en délibéré pour être jugée le 9 janvier 2001.

Considérant qu'il est constant, comme le soulignent le Conseil de la concurrence et le ministre de l'économie dans leurs observations écrites, qu'une entente anticoncurrentielle peut être caractérisée de diverses manières, notamment par une coordination des offres présentées par les entreprises en cause, mais aussi par un simple échange d'informations antérieurement au dépôt de ces offres, portant sur l'existence des compétiteurs, leur nom, leur importance, leur disponibilité en personnel ou en matériel, leur intérêt ou leur absence d'intérêt pour le marché considéré ou sur les prix qu'ils envisagent de proposer ; qu'il importe cependant, pour que la pratique puisse être sanctionnée sur le fondement des articles L. 420-1, L. 462-6 et L. 464-2 du Code de commerce, que les entreprises aient librement et volontairement participé à une action concertée, en sachant qu'elle avait pour objet ou pouvait avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché ;

Considérant qu'en l'espèce la concertation incriminée n'a pas eu lieu au moment des appels d'offres effectués à l'automne 1995 mais à une date antérieure, lors de la refonte du BPU ;

Considérant que le BPU est un document technique et financier qui définit l'ensemble des prestations auxquelles peut donner lieu l'exécution des travaux envisagés et affecte à chacune de ces prestations un prix ; que l'appel d'offre a alors pour objet d'obtenir des entreprises intéressées une proposition de rabais ou de majoration par rapport au BPU, celui-ci étant joint au règlement de l'appel d'offre soumis à la consultation des entreprises ;

Considérant que le dernier bordereau applicable aux travaux d'électrification rurale dans le département d'Eure-et-Loir remontant à plusieurs années, son actualisation est apparue nécessaire pour l'adapter à l'évolution des techniques, notamment à l'accroissement de la part des travaux d'enfouissement des lignes ; que par lettre du 3 août 1995, C. Morel, agissant pour le compte de la direction départementale de l'agriculture, s'est adressé à Christian Souchon, pris en sa qualité de " représentant et interlocuteur (du) syndicat professionnel pour les affaires électriques concernant le département d'Eure-et-Loir ", l'objet de cette correspondance, relative selon son intitulé à la " modification du bordereau des prix d'Eure-et-Loir ", étant une invitation à une rencontre " pour discuter du bordereau des prix unitaires à mettre en œuvre afin de renouveler les marchés de clientèle du département arrivant à terme en fin d'année " ; qu'il a ensuite transmis au même destinataire un document appelé " nouveau bordereau de prix unitaires de règlement " que Christian Souchon a communiqué aux entreprises concernées par une lettre du 8 septembre 1995 ainsi libellée :

" En vue de notre prochaine réunion, je vous prie de trouver ci-joint le projet de bordereau que M. Morel nous demande de chiffrer. "

Considérant que, selon une attestation envoyée aux enquêteurs et une note de son ancien supérieur hiérarchique, C. Morel ne se serait adressé qu'à Christian Souchon, pour une consultation limitée aux " articles du BPU " ;

Considérant cependant que les documents produits aux débats ne confirment pas cette analyse et ne démontrent pas non plus que les entreprises mises en cause ont été au-delà de la demande formulée par le maître d'œuvre ;

Considérant en effet que si C. Morel ne s'est pas directement adressé aux entreprises déjà détentrices des lots d'électrification rurale d'Eure-et-Loir, il a néanmoins choisi comme interlocuteur le représentant local du syndicat des entrepreneurs de réseaux et de constructions électriques et n'a en aucune manière exclu dans sa lettre du 3 août 1995 invitant à une concertation sur le BPU que les entreprises concernées puissent travailler à son actualisation ;

Considérant en outre que le prix des prestations est l'un des éléments essentiels du BPU ; que la lettre du 3 août 1995 ne comportait aucune restriction et n'indiquait ou ne suggérait nullement que la discussion proposée devait être limitée à la définition des prestations techniques insérées au bordereau ; que les entreprises intéressées étaient d'autant plus fondées à croire que cette discussion pouvait valablement porter sur l'ensemble des rubriques du document qu'elles ont reçu de la direction départementale de l'agriculture elle-même un projet de BPU actualisé comportant non seulement une liste des prestations mais aussi leur prix unitaire hors taxe ; qu'informé par ces entreprises de leurs propres suggestions de prix, C. Morel s'est borné à en prendre acte et à indiquer qu'il se réservait une entière liberté pour la fixation définitive des prix du BPU, sans relever que ses interlocuteurs se seraient mépris sur la teneur exacte du travail qui leur était demandé ;

Considérant enfin qu'outre celle du maître d'œuvre, l'indépendance ou l'autonomie de décision des entreprises a également été préservée, aucune pièce du dossier ne démontrant d'une manière concrète l'existence entre ces entreprises d'un échange d'informations et d'une concertation illicite sur les rabais ou majorations de prix susceptibles d'être ultérieurement proposés, lors de la divulgation des éléments du nouveau BPU avec les appels d'offres ;

Considérant en définitive que, dès lors que la seule concertation incriminée, relative à la fixation des prix du nouveau bordereau, a eu pour origine une demande du maître d'œuvre de l'opération d'actualisation et ne procède pas d'une initiative ou de l'action délibérée des entreprises concernées, il n'y a pas lieu à sanction ; que la décision du Conseil de la concurrence doit en conséquence être réformée ;

Considérant que si la cour peut ordonner la restitution d'une somme d'argent versée à tort, encore faut-il que la preuve du paiement indu soit fournie ; qu'elle ne saurait en revanche accueillir la demande de la société Alstom tendant au remboursement des sommes " éventuellement " versées ;

Considérant qu'il n'y a pas lieu de donner à EATP l'acte demandé, une telle décision étant dépourvue d'effet juridique ;

Considérant que les circonstances de l'affaire ne justifient pas l'application de l'article 700 du NCPC au profit d'Alstom,

Par ces motifs :

Réforme la décision déférée, en ce qu'elle a prononcé des sanctions pécuniaires contre les sociétés Alstom Entreprise, SEEE, SNTE et l'Entreprise industrielle. Dit n'y avoir lieu à sanction contre les sociétés. Rejette toutes autres demandes. Laisse les dépens à la charge du Trésor public.