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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 19 janvier 1999, n° ECOC9910014X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Gerland Routes (SA), Entreprise Jean Lefebvre Méditerrenée (SA), SPADA (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Favre

Conseillers :

Mmes Guirimand, Deurbergue

Avoués :

SCP Narrat-Peytavi, SCP Fisselier-Chiloux-Boulay

Avocats :

Mes Charpentier, Maître-Devallon, Lazarus.

CA Paris n° ECOC9910014X

19 janvier 1999

Saisi par le ministre délégué aux Finances et au Commerce extérieur de pratiques dans le secteur des travaux de voirie et de revêtement de sols dans les Alpes-Maritimes, le Conseil de la concurrence (le Conseil) a, par décision n° 98-D-23 du 24 mars 1998, estimé qu'était établie la réalité d'échanges d'informations et de concertations en matière de prix de soumission ayant pour objet, pouvant avoir pour effet et ayant eu réellement pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur ces marchés :

- à l'occasion des marchés de travaux routiers sur les chaussées aux abords de la ZAC du Paillon passé par la ville de Nice, de travaux de remise en état des chaussées dégradées passé par la commune de Berre-les-Alpes et de travaux de voirie sur la commune de Villeneuve-Loubet, passé par le département des Alpes-Maritimes, entre les sociétés Gerland Routes et SPAPA ;

- à l'occasion du marché de voirie sur la commune de Villeneuve-Loubet passé par le département des Alpes-Maritimes, entre la société Charles Martin et la société SPAPA ;

- à l'occasion du marché d'aménagement d'un terrain sportif et d'un local associatif dans le quartier de Nice-Nord passé par la ville de Nice, entre les sociétés SNAF Routes et SPAPA ;

- à l'occasion du marché de travaux de voirie sur les communes de Vence et Saint-Paul passé par le département des Alpes-Maritimes, entre les sociétés SPAPA et Entrepris Jean Lefebvre Côte d'Azur ;

- à l'occasion du marché de travaux annuels de revêtement de chemins communaux passé par la commune de Saint-Paul, entre les sociétés SNC Martin et SNC Beugnet Côte d'Azur.

Il a en conséquence infligé des sanctions pécuniaires aux sociétés SPAPA, Gerland Routes, SNAF Routes, SNC Martin, Beugnet Côte d'Azur et Entreprise Jean Lefebvre Méditerranée assurant la continuité économique juridique et fonctionnelle de la société Entreprise Jean Lefebvre Côte d'Azur.

Les sociétés SPAPA, Gerland Routes et Entreprise Jean Lefebvre Méditerranée ont saisi la cour de recours en annulation et en réformation contre cette décision.

Au soutient de leurs demandes, elles font valoir :

1. La société SPAPA :

- que le principe du contradictoire n'a pas été respecté ;

- que la sanction est disproportionnée au regard de l'absence de gravité des pratiques reprochées, de l'absence de dommage à l'économie et de sa situation personnelle ;

2. La société Gerland Routes :

- qu'aucun faisceau d'indices graves, précis et concordants n'a pu être juridiquement constitué à son encontre ;

- que la sanction prononcée à son encontre est disproportionnée au regard des critères de détermination fixé par l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

3. La société Entrepris Jean Lefebvre Méditerranée :

- que la sanction prononcée à son encontre outrepasse les critères de détermination fixés par l'article précité.

Elles sollicitent le remboursement en tout ou partie des sommes versées au Trésor Public au titre des sanctions prononcées, avec intérêts de droit à compter de la date de leur paiement, les intérêts devant en outre être capitalisés conformément aux dispositions de l'article 1154 du Code civil aux termes des demandes des sociétés SPAPA et Entreprise Jean Lefebvre Méditerranée.

La société SPAPA demande par ailleurs la condamnation du ministre chargé de l'Economie à lui payer une somme de 50 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Réfutant chacun des moyens avancés par les sociétés requérantes, le ministre de l'Economie conclut au rejet des recours.

Dans ses observations écrites, le Conseil de la concurrence souligne essentiellement que l'appartenance d'une entreprise à un groupe n'est pas indifférent en droit de la concurrence quant à l'appréciation de la gravité des faits qui lui sont imputés, notamment au regard de l'effet d'exemplarité et d'entraînement que peut provoquer le comportement anticoncurrentiel d'une des sociétés du groupe.

Les sociétés requérantes ont répliqué aux observations du ministre et du Conseil.

Sur ce, LA COUR :

I. - Sur les pratiques imputées à la société Gerland Routes SA

Considérant que la société Gerland Routes soutient qu'aucun faisceau d'indices graves, précis et concordants d'une pratique anticoncurrentielle n'a pu être juridiquement constitué à son encontre ; qu'elle conteste, à cet effet, la responsabilité de l'expédition des télécopies trouvées dans les dossiers d'étude de la société SPAPA, auxquelles elle dénie toute valeur probante ;

Considérant qu'en l'absence de document formalisé, la preuve d'une entente peut être rapportée par un faisceau d'indices qui, après recoupement, constitue un ensemble de présomptions suffisamment graves, précises et concordantes;

Considérant, en l'espèce, que dans chacun des trois dossiers d'étude de la société SPAPA correspondant au marché de travaux routiers sur les chaussées aux abords de la ZAC du Paillon passé par la ville de Nice, au marché de travaux de remise en état des chaussées dégradées passé par la commune de Berre-les-Alpes et à celui de travaux de voirie sur la commune de Villeneuve-Loubet passé par le département des Alpes-Maritimes, il a été découvert des télécopies, avec mention de la date et de l'heure de l'envoi, contenant des prix partiels et totaux identiques à ceux figurant sur les détails estimatifs envoyés par la société SPAPA en réponse aux appels d'offres concernés ;

Que M. Le Grix, responsable de la société Gerland Routes, a déclaré le 22 mai 1996 que ces trois télécopies " sont bien des fax envoyés par l'entreprise Gerland Côte d'Azur. L'entreprise SPAPA étant une entreprise d'étanchéité plutôt que de travaux routiers, a demandé plusieurs fois à Gerland Côte d'Azur de lui communiquer des éléments lui permettant de soumissionner. Je suppose que ce sont mes chargés d'étude qui ont envoyé ces fax " ;

Que M. Trubert, directeur général de la société SPAPA, a indiqué lors de son audition par les enquêteurs le 23 mai 1996 : " les moyens techniques et en personnel de l'entreprise ne nous permette pas de réaliser de gros travaux routiers ; pour ne pas être oublié des maîtres d'ouvrage, nous soumissionnons à tous les appels d'offres et il arrive à mes collaborateurs de demander des prix à la concurrence pour les marchés supérieurs à 1 million de francs ou pour des activités différentes de la nôtre " ; qu'il a par ailleurs reconnu que les fax qu'il avait remis en copie aux agents de la Direction Générale de la Concurrence le 4 avril 1996 correspondaient à des prix envoyés par des concurrents à sa demande ;

Que c'est donc vainement que la société Gerland Routes prétend " qu'une approche réaliste du dossier conduit à comprendre qu'un chargé d'études à pu, à titre personnel et amicalement transmettre des données chiffrées à un conducteur de travaux d'une autre entreprise pour l'aider à calculer ses coûts " et soutient qu'il ne s'agit que d'une relation entre deux salariés subalternes sans délégation de pouvoirs dont l'imprudence n'engage en rien l'entreprise ;

Et considérant que les télécopies précitées et les déclarations des responsables des entreprises concernées constituent un faisceau d'indices graves, précis et concordants d'une pratique de concertation préalable au dépôt des offres, peu important, s'agissant de prouver un fait et non un acte juridique, que les noms des salariés des entreprises ayant expédié et réceptionné les télécopies n'aient pas été identifiés avec certitude dès lors que l'identité des sociétés émettrice et réceptrice n'est pas contestable;

Que le moyen soulevé par la société requérante doit en conséquence être rejeté ;

II. - Sur les sanctions

Sur le principe du contradictoire :

Considérant que la société SPAPA soutient que le principe du contradictoire n'a pas été respecté par le Conseil puisque celui-ci, qui devait au plus tard lors de la notification du rapport porter à la connaissance des parties l'ensemble des éléments pouvant être retenus pour déterminer le montant de la sanction susceptible d'être infligée, s'est borné à indiquer de manière erronée qu'elle aurait déjà été condamnée pour des pratiques reprochées, au dommage à l'économie et à la situation de l'entreprise ;

Considérant qu'aux termes de l'article 13, alinéa 3, de l'ordonnance n° 1243 du 1er décembre 1986, les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise sanctionnée ; qu'elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction ;

Considérant que le rapport qui indique les griefs retenus par le rapporteur à l'issue de l'instruction du dossier contient nécessairement l'ensemble des éléments relatifs à la gravité des faits et au dommage causé à l'économie, lesquels sont ainsi soumis au principe du contradictoire;

Qu'il n'est pas contesté par la société requérante que le rapport mentionnait des indications relatives à des sanctions antérieurement prononcées pour des pratiques similaires ; qu'aucune disposition législative ou réglementaire n'oblige à reprendre dans le rapport les élément de chiffre d'affaires communiqués par l'entreprise et que de surcroît, il n'est pas discuté par le requérante qu'elle a pu faire toutes observations utiles sur ce point ;

Qu'il s'ensuit que l'ensemble des critères de détermination de la sanction ont été soumis à la contradiction ; que le moyen tiré du prétendu non-respect du principe du contradictoire doit en conséquence être écarté ;

Sur les critères de détermination des sanctions :

Considérant que la société Entreprise Jean Lefebvre Méditerranée soutient que le Conseil, en lui opposant les décisions n° 89-D-34 du 25 octobre 1989 et n° 92-D-22 qui concernent la première la société Entreprise Jean Lefebvre Var et la seconde la société Entreprise Jean Lefebvre, a violé le principe fondamental de la personnalité des peines selon lequel " nul n'est responsable qu'en raison de son fait personnel " ;

Qu'elle fait en outre valoir que c'est à tort que le Conseil s'appuie sur le statut de filiale qui est le sien par rapport à la société Entreprise Jean Lefebvre, et à leur appartenance au Groupe Dumez-Lyonnaise des Eaux, pour nier son autonomie et lui imputer la réitération de pratiques précédemment sanctionnées du chef de la société Entreprise Jean Lefebvre ;

Considérant que les sanctions administratives prononcées par le Conseil de la concurrence ne revêtent pas de caractère pénal de sorte que la référence au principe de la personnalité des peines est inappropriée;

Et considérant que le Conseil est tenu de prendre en compte la situation de l'entreprise pour apprécier, d'une manière individuelle la sanction à lui infliger ; que c'est donc vainement qu'il lui est reproché d'avoir retenu, pour certaines, leur qualité de filiales de grands groupes ainsi que la connaissance qu'elles devaient avoir des sanctions encourues en raison de leurs liens de dépendance avec des sociétés déjà condamnées, dès lors qu'il n'a pas tiré de cette appartenance à un groupe comprenant des entreprises sanctionnées l'existence d'une réitération de la pratique incriminée ;

Que le moyen d'annulation soulevé doit en conséquence être écarté ;

Sur la proportionnalité des sanctions :

Considérant s'agissant de la gravité générale des pratiques que le Conseil a justement relevé leur caractère répétitif, la SPAPA s'étant concertée avec un concurrent à l'occasion de six marchés différents entre janvier 1994 et octobre 1995 et la société Gerland Routes à trois reprises entre janvier et mai 1994, la circonstance qu'elles émanaient d'entreprises filiales de groupes parmi les plus importants d'un secteur au niveau national, laquelle pouvait avoir un effet d'exemplarité et d'entraînement en accréditant l'idée auprès des entreprises appartenant au secteur d'activité concerné que ce type de comportement est général, incitant les unes à adopter des comportements similaires et les autres à renoncer à déposer des offres ;

Que le Conseil a, par une exacte appréciation des éléments de preuve dont il disposait, caractérisé l'atteinte à la concurrence et indiquant que les échanges d'information auxquelles s'étaient livrées les sociétés SPAPA, d'une part, Gerland Routes ou Entreprise Jean Lefebvre Méditerranée, d'autre part, en désignant par avance l'entreprise la moins-disante et celle qui, déposant une offre de couverture s'interdisait d'emporter le marché, avaient pour objet et avaient eu pour effet de faire croire au maître d'ouvrage à une concurrence entre entreprises qui n'existait pas ; qu'il a en outre apprécié l'importance de ce dommage causé et à leur valeur relative par rapport au budget des collectivités locales les ayant passés ;

Considérant, s'agissant des éléments individuellement retenu pour la fixation du montant de la sanction, qu'il doit être relevé que :

- la société SPAPA avait érigé un principe générale de fonctionnement en vertu duquel, alors qu'elle ne pouvait assurer des affaires supérieures à un million de francs, elle devait répondre à l'ensemble des appels d'offres du département des Alpes-Maritimes, de manière à être présente sur les listes de consultation, en " apportant la plus grande attention au chiffrage de prix de manière à être toujours pour les grosses affaires au dessus de la concurrence " ; qu'elle a participé à six ententes ; qu'enfin elle ne pouvait ignorer les dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ayant été précédemment sanctionnée pour avoir, en concertation avec d'autres, mise en œuvre des pratiques restrictives de concurrence sur le marché des travaux d'étanchéité par asphalte coulé ; qu'elle a dès lors justement été sanctionnée par une amende 3 500 000 F étant observé que son chiffre d'affaires pour l'exercice 1997 a été de 592 324 890 F et qu'elle ne démontre, ni même n'allègue, que les pertes financières dues à la seule activité développée par son agence de Nice ont sérieusement touché sa faculté contributive, ou que cette agence ait constitué une entreprise autonome ;

- la société Gerland Routes SA, société holding de diverses filiales et elle-même filiale d'un grand groupe, a participé aux pratiques sanctionnées sur trois marchés et que l'un de ceux-ci lui a été attribué ; que son chiffre d'affaires ayant été de 142 559501 F pour l'exercice 1996, le Conseil l'a exactement sanctionnée par une amende de 1 400 00 F ; qu'elle soutient vainement qu'il convenait de retenir, pour le calcul du plafond de 5 %, le chiffre d'affaires de la seule activité de travaux routiers, alors qu'en application de l'article 13 le Conseil doit retenir le chiffre d'affaires du dernier exercice clos avant sa décision ; que de même aucune disposition législative ou réglementaire n'oblige le Conseil à se référer au résultat net d'un exercice et qu'en l'espèce la requérante n'établit pas que la sanction prononcée soit disproportionnée à sa faculté contributive ou de nature à l'empêcher de faire face aux plans sociaux qu'elle a mis en œuvre ;

- la société Entreprise Jean Lefebvre Méditerranée, filiale d'un groupe parmi les plus importants du secteur sur le plan national, s'est concertée avec la société SPAPA en échangeant des informations antérieurement à la remise des offres relatives à un marché de travaux public, marché dont elle a été attributaire, associées avec une autre entreprise ; qu'elle devait être d'autant plus consciente de l'illicéité des pratiques mises en œuvre qu'antérieurement des sociétés faisant partie du même groupe qu'elle avaient été sanctionnées pour des faits similaires ; que dans ces conditions, eu égard à un chiffre d'affaires en France pour 1996 de 359 837 438 F, l'amende de 1 500 000 F prononcée à son encontre est pleinement justifiée ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les recours tant en annulation qu'en réformation doivent être rejetés ;

Sur les autres demandes :

Considérant que la demande présentée par la société à l'encontre du ministre de l'économie sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile est irrecevable, celui n'étant pas partie à l'instance,

Par ces motifs : Rejette les recours ; Déclare irrecevable la demande formée sur l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne les sociétés requérantes aux dépens.