CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 28 septembre 1989, n° ECOC8910127X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Pluri-Publi (SA), Beissier
Défendeur :
Nice-Matin (SA), Havas Média Régions (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Premier président :
Mme Ezratty
Présidents :
MM. Culie, Schoux
Conseillers :
MM. Collomb-Clerc, Canivet
Avoués :
Me Menard, SCP Troty-Jolin
Avocats :
Mes Fourgoux, Del Rio.
LA COUR statue sur le recours exercé par la société Pluri-Publi et Luc Beissier, par application de l'article 15 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, contre une décision du Conseil de la concurrence du 24 janvier 1989 qui a dit n'y avoir lieu à poursuivre la procédure introduite par les susnommés l'ayant saisi de pratiques discriminatoires imputées au journal Nice-Matin.
Référence étant faite à cette décision pour un exposé détaillé du litige et l'énoncé des motifs retenus par le Conseil de la concurrence, il suffit de rappeler les éléments essentiels suivants :
La société Pluri-Publi, qui a pour objet principal "l'édition de presse publicitaire spécialisée dans la transaction immobilière entre particuliers", exerce, notamment par un réseau de franchisés à l'enseigne Hestia, une activité de diffusion par abonnements d'offres de location et de fourniture de services aux propriétaires d'immeubles locatifs.
En qualité de franchisé de cette société, Luc Beissier exploite un bureau à Nice, pour la publicité duquel, depuis le mois de décembre 1981, il fait insérer des petites annonces dans le journal Nice-Matin par l'intermédiaire du régisseur de publicité de celui-ci, la société Havas Média Régions (ci-après Havas).
La société Pluri-Publi et son franchisé reprochent à la société Nice-Matin d'avoir, à partir du mois d'octobre 1984, transféré les annonces émanant de l'agence Hestia de Nice de la rubrique Transactions immobilières à celle nouvellement créée sous le titre Informations immobilières, soumise à un tarif plus élevé en dépit d'un emplacement moins favorable, contraignant ainsi les requérants à publier leurs annonces sous la forme beaucoup plus onéreuse des "pavés", alors que les agents immobiliers continuaient à faire paraître leur publicité dans les "transactions immobilières" ainsi que certains autres "vendeurs de listes" de logements offerts à la location.
Ils estiment, d'une part, que ces pratiques faussent le jeu de la concurrence par l'effet d'une concertation entre la Fédération nationale des agents immobiliers (FNAIM) et les sociétés Havas et Nice-Matin en vue d'écarter, sur les pressions de ladite fédération, les "vendeurs de listes" et spécialement le réseau Hestia du marché des intermédiaires en locations immobilières. Ils font valoir, d'autre part, que les mesures discriminatoires prises à leur encontre constituent, l'exploitation abusive de la position dominante détenue par Nice-Matin sur le marché des petites annonces immobilières ainsi que de l'état de dépendance économique dans lequel Luc Beissier se trouve à l'égard de cet organe de presse régionale.
Par la décision déférée à la cour, le Conseil de la concurrence a considéré que la publication par voie de presse des annonces immobilières dans le département des Alpes-Maritimes constitue un marché distinct sur lequel le journal Nice-Matin occupe une position dominante et qu'à l'égard de celui-ci, faute de pouvoir recourir à des supports équivalents, l'agence Hestia de Nice se trouve dans un état de dépendance économique, sans toutefois que les pratiques dénoncées soient constitutives d'abus ou le résultat d'une entente entre les sociétés et organismes susvisés.
Reprenant devant la cour les mêmes moyens et arguments auxquels ils ajoutent, comme fait constitutif d'abus, la menace proférée par Nice-Matin de rompre leurs relations commerciales, les requérants prient la cour de réformer la décision entreprise et renvoyer devant le Conseil de la concurrence les sociétés Nice-Matin et Havas, ainsi que la FNAIM aux fins de notification des griefs susénoncés.
Sans contester sa position dominante sur le marché en cause, la société Nice-Matin soutient que le transfert de rubriques qui lui est reproché ne résulte pas d'une entente avec la FNAIM et n'est pas davantage une pratique discriminatoire mais qu'elle procède de la volonté d'assurer à l'égard de ses lecteurs une meilleure transparence de la publicité ; qu'en outre, depuis cette année, les annonces litigieuses ont été réintégrées sans distinction dans les colonnes consacrées aux transactions immobilières tandis qu'étaient supprimées depuis 1987 toutes différences tarifaires, lesquelles étaient au demeurant minimes et justifiées par le coût d'exploitation majoré de la rubrique créée.
Elle impute enfin à des manœuvres de certains annonceurs le fait qu'elle n'ait pu éviter, en dépit des contrôles mis en place, la persistance accidentelle de l'insertion d'encarts émanant de vendeurs de listes dans la rubrique consacrée aux transactions immobilières.
Intervenant volontairement devant la cour, la société Havas, régisseur de la publicité de Nice-Matin, conclut à l'irrecevabilité, pour défaut d'intérêt, de l'action des requérants, à l'application en la cause de la loi d'amnistie du 20 février 1988 et sollicite à titre subsidiaire la confirmation de la décision déférée.
Le ministre chargé de l'Economie conteste la recevabilité de cette intervention dès lors qu'elle soutient des prétentions distinctes de celles de Nice-Matin et ne peut être considérée comme accessoire. Il estime par ailleurs que n'est pas établie la preuve de l'entente invoquée par les requérants mais que l'abus de position dominante ou d'état de dépendance économique, résultant selon eux de la persistance habituelle jusqu'en 1989 de l'insertion d'annonces de certains "vendeurs de listes" dans la rubrique Transactions immobilières, paraît pouvoir constituer un grief notifiable.
Sur chacune de ces questions le Ministère public a déposé des conclusions écrites.
1° Sur la mise en cause de la Fédération nationale des agents immobiliers et de la société Havas Média Régions
Considérant que la société Pluri-Publi et Luc Beissier demandent à la cour d'ordonner le renvoi de la FNAIM et de la société Havas devant le Conseil de la concurrence aux fins de notification de griefs fondés sur l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, que, toutefois, la mise en cause de ces fédérations et société, qui n'ont ni été parties devant le Conseil de la concurrence ni appelées par les requérants dans la présente instance pour faire valoir leur défense, ne saurait être reçue ;
Considérant que la mise en cause de la société Havas étant irrecevable, l'intervention volontaire formée par celle-ci à titre principal est sans objet ; que, toutefois, ladite société justifiant y avoir intérêt pour la conservation des ses droits, son intervention peut être reçue à titre accessoire, au sens de l'article 330 du nouveau Code de procédure civile, mais seulement en tant qu'elle appuie les prétentions de la société Nice-Matin ; que dès lors, la demande de la société Havas tendant à voir déclarer irrecevable le recours de Pluri-Publi et de Luc Beissier, n'étant pas incluse dans les prétentions de la société Nice-Matin, ne peut être accueillie ;
2° Sur le fond
En ce qui concerne l'application de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 :
Considérant que les requérants prétendent déduire l'existence d'une entente anticoncurrentielle entre la FNAIM, la société Havas et la société Nice-Matin d'une note interne de la société Havas, faisant état de pressions exercées par ladite fédération contre le Bureau de vérification de la publicité et les diffuseurs d'annonces, pour inciter ceux-ci à refuser les demandes d'insertions des officines de ventes de listes d'immeubles à louer ; que, toutefois, il ne résulte pas de ce document non daté que les deux sociétés concernées aient cédé à de telles sollicitations ;
Considérant au surplus que lesdites sociétés, qui récusent toute concertation de cette nature, affirment, sans être démenties, qu'elles n'ont jamais refusé les annonces soumises par le bureau Hestia et qu'il n'est pas même établi que la création par Nice-Matin de la rubrique distincte des "informations immobilières" soit la conséquence d'une mise en garde émanant d'organisations professionnelles d'agents immobiliers ; qu'ainsi le Conseil de la concurrence a pu décider qu'en raison de l'absence d'éléments probants il n'y avait pas lieu de poursuivre la procédure du chef de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
En ce qui concerne l'application de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant qu'il est acquis aux débats que le journal Nice-Matin détient dans les Alpes-Maritimes une position dominante sur le marché spécifique de la diffusion des annonces immobilières par voie de presse quotidienne et que Luc Beissier se trouve à son égard en état de dépendance économique ;
Considérant que, contrairement à ce qu'a estimé le Conseil de la concurrence, les demandeurs au recours prétendent que par les pratiques discriminatoires alléguées et dont la matérialité n'est pas contestée, le journal et son régisseur de publicité ont abusé de ces positions et état ;
Considérant cependant que les annonces publicitaires émanant des bureaux Hestia, comme celles des officines dites de "vendeurs de listes" qui proposent directement ou indirectement l'accès à titre onéreux à des listes de logements à louer, se différencient par leur nature et leur objet de celles des particuliers ou de leurs mandataires : agents immobiliers, notaires ou marchands de biens offrant à la location un immeuble déterminé ; que dès lors, en vue d'assurer une meilleure information de ses lecteurs, il était loisible à la société Nice-Matin de faire figurer cette catégorie de publicité dans une rubrique et à un emplacement spécifiques et distincts de ceux des offres et demandes de transactions immobilières ;
Considérant que si Luc Beissier a estimé que ce système présentait pour lui des inconvénients et a fait paraître certains encarts sous forme de "pavés", plus onéreux mais pouvant se trouver dans les colonnes des transactions immobilières, il n'est pas démontré que les dispositions prises par Nice-Matin et qui intéressaient l'ensemble des "vendeurs de listes" aient eu pour objet ou pour effet de majorer les coûts de publicité de cette catégorie professionnelle dès lors que la décision de publier des annonces incluses dans des "pavés" procède du libre choix de l'annonceur de recourir à une prestation publicitaire spécifique, soumise à une tarification propre, traitée selon des règles de mise en page différentes et ayant sur le public un impact visuel supérieur à celui des petites annonces ; qu'il n'est, en outre, ni affirmé ni démontré que Luc Beissier se soit vu imposer des conditions d'insertion de ces "pavés" différentes de celles faites aux autres annonceurs, et spécialement à ses concurrents directs ;
Considérant que les tarifs des annonces se déterminent notamment selon la nature des rubriques où elles figurent, le coût d'exploitation de celles-ci et leur utilité directe pour le lecteur, l'annonceur ou la diffusion du journal ; que, fondés sur de tels critères objectifs, les écarts tarifaires observés entre les rubriques Transactions et Informations immobilières, qui n'ont jamais excédé 12 %, et ont été supprimés au mois de janvier 1988, ne sont pas constitutifs d'abus au sens de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant que s'il est exact que, jusqu'au début de l'année 1989, certaines annonces émanant de "vendeurs de listes" concurrents directs du bureau Hestia ont été placées dans la rubrique Transactions immobilières il n'est nullement établi que cet état de fait résulte d'une volonté de discrimination et non, comme le soutient Nice-Matin d'erreurs consécutives à des manœuvres de certains annonceurs dissimulant la nature réelle de leur activité lors de l'enregistrement des ordres d'insérer ; qu'il ressort au contraire des éléments versés aux débats que Nice-Matin et son régisseur de publicité, informés de ces procédures, ont, pour les déjouer, donné au mois de janvier 1987 des instructions à leurs personnels et instauré des contrôles informatiques ; qu'en raison même de l'insuffisante efficacité de ces vérifications ils ont, au cours de l'année 1987, intégré la rubrique litigieuse dans celle des transactions immobilières puis, courant 1989, supprimé toute distinction entre ces catégories d'annonces ; que ces imperfections du système de gestion des annonces, restées marginales, n'ont pu avoir d'effets sensibles sur le jeu de la concurrence entre les entreprises concernées et que le comportement des sociétés en cause ne révèle aucune faute ou négligence ayant pu créer à l'égard des requérants des conditions commerciales discriminatoires ;
Considérant que ceux-ci fondent encore leurs allégations de pratiques abusives sur la rupture de relations commerciales dont la société Nice-Matin les aurait menacés par courrier ; que, bien qu'explicité pour la première fois à l'occasion de la présente instance, cet argument tiré de pièces déjà produites devant le Conseil de la concurrence ne constitue pas en lui-même un reproche nouveau qui, selon les observations du ministre chargé de l'Economie, serait irrecevable ;
Considérant que la correspondance dont s'agit a été adressée le 28 janvier 1985 par la société Nice-Matin à la société Pluri-Publi, en réponse à une lettre de protestation de celle-ci affirmant que le transfert de rubriques imposé aux annonces du bureau Hestia ne pouvait être justifié par les dispositions de la loi du 2 janvier 1970 réglementant les conditions d'exercice des activités relatives à certaines opérations portant sur des immeubles ; que, dans sa réponse, la société Nice-Matin se borne à observer que si elle avait eu à l'égard de son annonceur l'intention discriminatoire qu'il lui prête, elle "aurait pu", en vertu d'une jurisprudence récente relative à la liberté de la presse, "lui opposer purement et simplement un refus d'insérer, même non motivé" ;
Que si cette appréciation, qui n'excède pas les limites d'un échange d'argumentation juridique, évoque la possibilité d'un refus de prestations de la part de l'auteur de la lettre, il ne l'assortit d'aucune condition et qu'il n'y a en outre été donné aucune suite ; que cette prétendue menace ne saurait en conséquence constituer l'exploitation abusive d'une position dominante ou d'un état de dépendance économique ;
Considérant que c'est par une juste appréciation des faits et des moyens soumis à son examen que le Conseil de la concurrence a estimé que les pratiques dont il était saisi n'entraient pas dans le champ d'application de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant que, de ce qui précède, il résulte que le recours doit être rejeté ;
Considérant que l'équité ne commande pas de faire application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
Par ce motifs : Déclare irrecevables les mises en cause de la Fédération nationale des agents immobiliers et de la société Havas Média Régions, Reçoit la société Havas Média Régions en son intervention volontaire accessoire. Rejette le recours. Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. Dit que les dépens seront intégralement supportés par les requérants à l'exception de ceux de l'intervention de la société Havas Média Régions qui resteront à la charge de cette société.