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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 22 septembre 1998, n° ECOC9810317X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Seralu (SA), Miroiterie Jacques Raynaud (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidents :

Mme Thin, M. Boval

Avocat général :

M. Woirhaye

Avoué :

SCP Parmentier-Hardouin-Le Bousse

Avocats :

Mes Grandon, Maury.

CA Paris n° ECOC9810317X

22 septembre 1998

Par décision n° 97-D-79 du 29 octobre 1997 relative à des pratiques relevées lors du marché de création de la bibliothèque multimédia et de réhabilitation des bâtiments de l'ancien hôpital à Limoges, le Conseil de la concurrence (ci-après le conseil) a retenu que les sociétés Miroiterie Jacques Raynaud et Seralu avaient enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et infligé les sanctions pécuniaires suivantes : 180 000 F à la société Miroiterie Jacques Raynaud et 270 000 F à la société Seralu.

Il est fait référence à cette décision pour l'exposé des éléments de la cause et rappelé seulement que le conseil a été saisi des pratiques qui viennent, d'être rappelées par une lettre du ministre délégué aux finances et au commerce extérieur en date du 19 décembre 1996.

Les sociétés Miroiterie Jacques Raynaud et Seralu ont introduit un recours contre cette décision dont elles poursuivent l'annulation ou subsidiairement la réformation.

La première conteste la matérialité des faits et soutient qu'à le supposer établi l'échangé d'informations avec la société Seralu n'a pas faussé le jeu de la concurrence et n'a pas eu d'incidence sur les prix pratiqués à l'égard de l'acheteur public et sur le marché considéré.

Subsidiairement, elle estime que la sanction prononcée est disproportionnée par rapport au dommage causé à l'économie et à la gravité des faits et compte tenu de son chiffre d'affaires.

La société Seralu soutient également que l'échange d'informations avec la société Miroiterie Jacques Raynaud n'a pas eu d'objet ou d'effet anticoncurrentiel et n'a pas faussé le libre jeu de la concurrence pour le lot n° 9 du marché en cause entre le groupement GBM Raynaud Verial et les sociétés Sori et Laubeuf qui seules restaient en compétition puisqu'elle même n'avait pas les compétences requises pour ce lot et que la société Durand mieux disante s'était retirée volontairement.

Elle ajoute qu'il existe une impossibilité rationae temporis de sanctionner l'infraction potentielle, dès lors que seulement vingt-quatre heures ouvrables séparent le fax et la date limite de dépôt des offres et qu'il n'est pas formellement établi que la société Raynaud a reçu le fax avant de déposer son offre.

Elle estime par ailleurs que l'administration ne pouvait fonder son choix uniquement sur le critère du prix et que le seuil de sensibilité retenu par la jurisprudence n'a pas été atteint.

Enfin, elle prétend que les faits ne peuvent être qualifiés " d'offre de couverture " et qu'elle n'a bénéficié d'aucune contrepartie à la suite de la prétendue concertation.

A titre subsidiaire elle expose que le montant de la sanction, prononcée est disproportionné par rapport ni dommage causé à l'économie et à la gravité des faits.

Le ministre de l'économie conclut au rejet des recours. Il fait essentiellement valoir que :

- la matérialisation des faits se trouve établie par les déclarations du président de Seralu et que la circonstance, à la supposer démontrée que le fax ait été remis à Raynaud par Verial n'entraînerait pas de conséquences sur la qualification des faits ;

- les faits reprochés sont un échange d'informations entre soumissionnaires sur les prix contenus dans leurs offres respectives avant le dépôt de celles ci et non une " offre de couverture " et que ce simple échange est susceptible d'avoir dénaturé la concurrence dans la mesure où le prix est un élément essentiel à la concurrence entre eux ;

- l'atteinte sensible à la concurrence résulte du fait que deux soumissionnaires sur les quatre dont l'offre était recevable ne se sont pas déterminés dans la situation d'indépendance et d'incertitude qui caractérise normalement la participation au processus concurrentiel ;

- il suffit qu'un échange d'informations ait un objet anticoncurrentiel pour revêtir un caractère répréhensible ;

- le conseil pour déterminer le montant des sanctions a justement apprécié la gravité des faits et le dommage causé à l'économie.

Le Conseil de la concurrence a fait connaître qu'il n'entendait pas user de la faculté de présenter des observations écrites.

Le ministère public, dans ses observations orales, a conclu au rejet des recours.

Sur ce, LA COUR,

I. - Sur la procédure

Considérant qu'eu égard au lien de connexité existant entre les deux recours, il convient d'en ordonner la jonction.

II. Sur le fond

Considérant qu'en juin 1994 la ville de Limoges, qui avait désigné la société d'équipement du Limousin (SELI) pour mandataire, a lancé un appel d'offres ouvert, portant sur 26 lots, relatif à un marché concernant la réalisation d'une bibliothèque multimédia de 13 400 m², de son parc de stationnement enterré de 14 400 m² et la réhabilitation des bâtiments de l'ancien hôpital de Limoges non affectés à la bibliothèque.

Que parmi ces lots, le lot n°9 concernait les opérations relatives aux travaux de verrières, ossatures, vitrages.

Considérant que le 18 octobre 1994 la commission d'ouverture des plis s'est réunie et, s'agissant du lot n° 9, a retenu l'offre présentée par le groupement GMB/Raynaud/Verial mieux disante pour 3 358 677 F après avoir considéré que l'offre faite par l'entreprise Durand n'était pas conforme.

Considérant que M. Vincendeau, président du directoire de la société Seralu, a déclaré par procès-verbal en date du 9 octobre 1996 que, le vendredi 16 septembre 1994, sa société avait reçu un appel téléphonique de la société Raynaud (RENO), appel mentionné sur le registre des appels (pour l'après-midi) dont il a fourni une photocopie et que le fax qui lui était présenté par les enquêteurs avait été adressé à cette société le même jour à 16 h 56 ;

Que cette télécopie, pièce 260, qui a été communiquée aux enquêteurs par M. Raynaud, président-directeur général de l'entreprise Raynaud, intitulée" cadre de décomposition du prix global et forfaitaire " correspond à la page n° 1 de l'offre faite pour le lot n° 9 par la société Seralu Mouchamps et comporte, outre le devis détaillé poste par poste, les date, heure et coordonnées de l'expéditeur " 16 sep 94 ven 16:56 Seralu Mouchamps n° fax 51662809 " ;

Considérant que M. Raynaud a déclaré par procès-verbal, le 25 septembre 1996, que sa société avait soumissionné en groupement avec les entreprises GBM et Verial et avait été instituée mandataire de celui-ci, que la société Verial, seule société à posséder les qualifications requises, a réalisé l'étude technique et financière, et que leur soumission à ce marché pour le lot n° 9 à été portée par M. Lantinier responsable d'études de la société Raynaud à la SELI, maître d'ouvrage, le 16 septembre 1994 juste avant la date et l'heure limites de remise après avoir reçu la proposition de la société Verial par télécopie le jour même et mis au propre le document à déposer ".

Qu'il est établi, par une télécopie communiquée par la société Raynaud, que la société Verial lui a en effet transmis un devis détaillé le 16 septembre 1994 à 8 h 32 avec, au demeurant, une erreur d'addition dans le total 3 304 429 F HT au lieu de 3 358 677 F, cette dernière somme étant cependant mentionnée dans l'offre déposée ;

Que, s'agissant de la télécopie qui se trouvait dans la sous-chemise devis du dossier concernant le marché, M. Raynaud a déclaré qu'il était dans l'incapacité d'expliquer pourquoi nous sommes en possession de ce document dont j'ignorais l'existence à ce jour " ;

Considérant que M. Mounet, président-directeur général de la société GBM a indiqué que " les études ont été réalisées conjointement avec Raynaud qui est le mandataire du groupement, que ces études ont été faites sous l'autorité de M. Flouaud, responsable du service alu pour son entreprise et dans les locaux de la société Raynaud " ;

Considérant que, la preuve de la réception de la télécopie par la société Raynaud à défaut de mention du nom du destinaire sur celle-ci, résulte tant des déclarations de M. Vincendeau que du fait que c'est M. Raynaud qui l'a communiquée aux enquêteurs ;

Que les allégations de la société Raynaud selon lesquelles ce document se trouvait dans le dossier transmis par la société Verial à la société Raynaud suite à sa liquidation judiciaire se trouvent contredites par les déclarations de MM. Vincendeau et Mounet qui établissent que l'offre pour le lot n° 9 a été mise au point dans les locaux de la société Raynaud.

Considérant que l'antériorité de l'échange d'informations entre les sociétés Raynaud et Seralu par rapport au dépôt des offres est établie par les déclarations de M. Vincendeau, président du directoire de la société Seralu, et par la mention d'un appel téléphonique de la société Raynaud à la société Seralu au cours de l'après-midi du 16 septembre 1994 ;

Que la date limite pour le dépôt des offres ayant été fixée au 19 septembre 1994 (qui était un lundi), à 17 heures, et non le 16 septembre, comme l'a mentionné M. Raynaud dans sa déclaration, la société Raynaud disposait d'un délai de trois jours pour modifier son offre, à réception des informations fournies par la société Seralu ;

Que l'argument selon lequel la société Seralu envisageait de sous-traiter le lot n° 9 à la société Raynaud parce qu'elle n'avait pas les compétences requises pour le verre extérieur agraffé ne peut être retenu dans la mesure où dans une telle hypothèse l'échange d'informations aurait suivi un schéma inverse de Raynaud à Seralu ;

Qu'en tout état de cause le fait de soumissionner à un appel d'offres sans mentionner le recours à un sous-traitant implique que l'entreprise réalise elle-même les travaux, faute de quoi elle trompe le maître de l'ouvrage sur la réalité et l'étendue de la concurrence ;

Considérant que la matérialité de l'échange d'informations entre les sociétés Raynaud et Seralu est donc établie, observation étant faite que, contrairement à ce que soutient Seralu, il ne lui est pas fait grief d'avoir conjointement avec la société Durand fourni au groupement GBM Raynaud Verial une " offre de couverture " mais simplement d'avoir échangé des informations avec Raynaud sur le lot n° 9 ayant pour objet ou pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché considéré ;

Considérant sur l'objet anticoncurrentiel de cette pratique que le fait que l'échange n'ait eu lieu qu'entre deux entreprises, sur les cinq soumissionnaires pour le lot n° 9 et ne concerne qu'un lot sur vingt-six est sans incidence dès lors qu'en échangeant des informations sur les prix de nature à influencer leur stratégie commerciale sur le marché en cause les sociétés Raynaud et Seralu ont limité l'intensité de la pression à laquelle elles auraient dû être soumises pour répondre à l'appel d'offres et ont ainsi neutralisé le risque concurrentiel ;

Considérant que s'il est exact que la procédure d'appel d'offres ouvert n'impose pas de choisir le " moins-disant " et si l'article 297-II, deuxième alinéa, du Code des marchés publics énonce que " la commission choisit librement " l'offre qu'elle juge la plus intéressante en tenant compte, notamment, du prix des prestations, de leur coût d'utilisation, de leur valeur technique et du délai d'exécution, il demeure que le prix constitue l'élément essentiel ;

Que de plus en l'espèce tant la société Seralu que le groupement GBM Raynaud Verial s'étaient abstenus de fournir des plans de principe et qu'un questionnaire portant sur la .communication de références d'ouvrages analogues ne leur a été adressé que le 4 octobre 1994, soit postérieurement à l'ouverture des plis par la commission ;

Considérant que la société Seralu soutient par ailleurs que le seuil de sensibilité retenu par la jurisprudence n'a pas été atteint dans la mesure où après l'auto-exclusion de l'entreprise Durand le groupement GBM Raynaud Verial restait en compétition avec trois entreprises, dont deux seulement, SORI et Lebouf, possédaient les compétences techniques nécessaires au lot n° 9, Seralu ne les ayant pas ;

Mais considérant qu'il convient de rappeler que la société Seralu a déposé une offre sans mentionner le nom de son sous-traitant potentiel, sans joindre de contrat de sous-traitance et sans informer le maître d'ouvrage de son intention sur ce point ;

Considérant qu'une atteinte sensible à la concurrence sur le lot n° 9 s'est bien produite dans la mesure où deux soumissionnaires sur les quatre dont l'offre était recevable ne se sont pas déterminés de manière indépendante en fonction de l'utilisation la plus économique possible de leurs ressources et de leurs conditions d'exploitation ;

Considérant que le conseil en a exactement déduit qu'un échange d'informations dans de telles conditions était de nature à tromper la ville de Limoges sur la réalité de l'étendue de la concurrence et pouvait avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence, et constituait par voie de conséquence une pratique prohibée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant que les sociétés requérantes demandent la réduction des sanctions prononcées en invoquant une disproportion de leur montant par rapport à la gravité des faits et au dommage causé à l'économie ;

Que la société Raynaud expose que la ville de Limoges n'a subi aucun préjudice, l'offre retenue étant inférieure à l'évaluation que la maîtrise d'œuvre avait faite du lot n° 9 ;

Qu'elle ajoute que le lot n° 9 ne concerne que 3 % du montant total des travaux et que sa propre prestation ne représente qu'un cinquième des travaux ;

Qu'enfin elle fait valoir qu'elle est une petite entreprise, n'employant que quarante personnes et réalisant un chiffre d'affaires modeste ;

Considérant que la société Seralu soutient que la pratique incriminée est isolée et qu'il n'est pas établi que, lorsqu'elle a faxé le document servant de support à la sanction, elle avait pleinement conscience du risque de sanction encouru ;

Qu'il est surprenant selon elle que la société Raynaud, qui a sollicité l'information, se voie infliger une sanction équivalente en pourcentage à celle dont elle fait l'objet et même inférieure en valeur absolue ;

Qu'elle reproche au conseil de ne pas avoir tenu compte du fait, d'une part, que le lot n° 9 ne représentait qu'environ 0,03 % du montant total de l'opération engagée par la ville de Limoges et, d'autre part, que le comportement incriminé n'a pas eu d'incidence particulière sur le secteur des vitrages ;

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : " les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 % du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos. " Considérant en ce qui concerne la gravité des faits et le dommage à l'économie que, sur les marchés de travaux publics, le dommage causé à l'économie est indépendant du dommage souffert par le maître d'ouvrage en raison de la collusion entre plusieurs entreprises soumissionnaires et s'apprécie en fonction de l'entrave directe portée au libre jeu de la concurrence par la généralisation et le caractère systématique de telles pratiques ; Considérant que ce dommage procède du fait que l'échange d'informations portait sur un marché de plus de 3 millions de francs relatif aux infrastructures d'aménagement d'une bibliothèque municipale et présentant un caractère d'utilité publique ;

Considérant sur la gravité des faits reprochés que le conseil a à bon droit retenu que la pratique mise en œuvre est intervenue entre deux des quatre entreprises dont la soumission était recevable et a trompé la ville de Limoges sur la réalité de la concurrence alors que seul le respect des règles dans ce domaine garantit à l'acheteur public la loyauté des transactions et le préserve de la spoliation des deniers publics ;

Considérant enfin que, contrairement à ce que soutient Seralu,l'appréciation concrète de la portée de la pratique incriminée sur le secteur considéré et de l'atteinte sensible au jeu de la concurrence n'est pas une condition du prononcé de la sanction mais de l'existence de l'infraction aux articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant, en ce qui concerne l'assiette et le montant des sanctions :

S'agissant de la société Raynaud

Considérant que la société Raynaud qui a présenté une offre en groupement avec les sociétés GBM et Verial pour le lot n° 9 et a agi en tant que mandataire de celui-ci, ne saurait se prévaloir du fait que la part lui revenant dans ce marché ne s'élevait qu'à 643 800 F ;

Considérant que son chiffrée d'affaires en France étant pour 1996 de 23 309 710 F, elle ne saurait soutenir que le montant de la sanction infligée par le conseil, 180 000 F soit 0.78 % de son chiffre d'affaires, est excessif ;

Que la sanction étant proportionnée aux critères de référence, le recours de cette société sera rejeté ;

S'agissant de la société Seralu

Considérant que la preuve que l'entreprise a agi en ayant conscience du caractère illicite de la pratique n'est pas une condition du prononcé de la sanction ;

Que Seralu a transmis des informations à Raynaud relativement à son offre sans que la moindre contrainte ou violence ne soit exercée à son encontre ;

Considérant par ailleurs que la sanction est déterminée individuellement pour chaque entreprise en fonction des éléments ci-dessus rappelés et non par rapport à celle prononcée à l'encontre d'une autre entreprise ;

Considérant que le chiffre d'affaires en France de Seralu pour 1996 étant de 36 552 980 F, elle ne saurait soutenir que le montant de la sanction infligée par le conseil (270 000 F), soit 1,75 % de son chiffre d'affaires, est excessif ;

Que son recours sera donc également rejeté,

Par ces motifs : Rejette les recours des sociétés Seralu et Miroiterie Jacques Raynaud ; Laisse les dépens à la charge des sociétés requérantes.