CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 21 janvier 1993, n° ECOC9310033X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Chambre syndicale des entreprises artisanales du bâtiment de la Haute-Garonne
Défendeur :
Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
M. Canivet, Mme Montanier
Avocat général :
Mme Thin
Conseillers :
Mmes Renard-Payen, Pinot, Beauquis
Avocats :
Mes Siguier-Poulhies, Labbe.
Saisi le 3 avril 1991 par le ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et du budget, de pratiques constatées dans le secteur de la marbrerie funéraire de la région toulousaine, le Conseil de la concurrence (le Conseil) a, par décision n° 92-D-33 du 6 mai 1992,
Constaté :
1° Que le 10 mai 1988 la chambre artisanale des petites entreprises du bâtiment de la Haute-Garonne (CAPEB 31) a diffusé aux entreprises de marbrerie funéraire de la région toulousaine qu'elle regroupe une brochure comprenant notamment une évaluation (sous forme d'un modèle de facture) des heures de main-d'œuvre consacrées aux opérations d'ouverture de différents types de monuments funéraires ainsi que des frais de déplacement intégrant le temps passé et l'amortissement du véhicule ;
2° Que MM. et Mmes Denoi, Escourbiac, Facchini, Pardo et Hernandez, tous responsables d'entreprises de marbrerie de la même région, réunis en commission dite "d'étude sur le temps passé aux diverses prestations de services de la profession", d'un autre organisme intitulé Organisation syndicale des professionnels de la pierre de la région Midi-Pyrénées (qui ne sera jamais régulièrement constitué en association professionnelle) ont, lors d'une séance du 9 juin 1988, établi un document comportant des évaluations du temps à facturer pour divers travaux, de prix de l'heure de main-d'œuvre et de l'utilisation d'un véhicule ainsi que d'un coefficient de majoration du prix d'achat de matériaux fournis, document qu'ils ont diffusé lors d'une réunion tenue le 24 juin 1988 ;
- estimé que de telles pratiques, de nature à inciter les entreprises concurrentes à fixer de manière uniforme leurs tarifs en ce qui concerne les opérations d'ouverture et de fermeture d'un monument funéraire, tombent sous le coup des dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
- enjoint à la CAPEB 31, à M. François Pardo, Mme Marie-Claude Denoi, à Mme Gisèle Hernandez, à la SARL Facchini Frères et à la SARL Escourbiac de ne plus élaborer ni diffuser de barèmes relatifs aux travaux effectués par les entreprises de marbrerie funéraire ;
- infligé à la CAPEB 31 une sanction pécuniaire de 20 000 F.
Seule la CAPEB 31 a formé un recours visant à l'annulation et à la réformation de cette décision en faisant valoir :
- que la lettre qu'elle a adressée le 10 mai 1988 à ses adhérents est une initiative unilatérale qui ne peut être assimilée à une concertation ;
- que les informations diffusées n'ont pas d'objet anticoncurrentiel dès lors que, selon elle, elles ne comprennent que des données techniques objectives qui, au surplus, renforcent la protection des consommateurs ;
- qu'il n'est apporté aucune preuve de l'effet qu'a pu produire le document litigieux sur le marché ;
- que contrairement à ce qu'a relevé le Conseil, ce document n'était pas de nature à rigidifier le marché et à fausser la libre fixation des prix ;
- qu'en raison de la spécificité des travaux de marbrerie funéraire une information, qu'elle prétend réelle et objective sur le temps des divers types de prestations offertes par les entreprises concernées, ne peut favoriser la hausse artificielle des prix ;
- subsidiairement, que, s'il était estimé restrictif de concurrence, le document en cause constitue manifestement un progrès économique, et même social et moral, pour un public non averti et même fragilisé par sa situation de désarroi compte tenu des circonstances.
Tenus par l'injonction contestée, M. François Pardo, Mme Marie-Claude Denoi, Mme Gisèle Hernandez, la SARL Facchini Frères et la SARL Escourbiac ont été mis en cause d'office par application de l'article 7, alinéa 2, du décret du 19 octobre 1987.
Le premier de ces responsables d'entreprise fait observer que les résultats de l'étude à laquelle a procédé la commission qu'il présidait, seulement destinés à apporter une aide à la gestion des entreprises concernées, n'ont été diffusés, et à seule fin d'examen, qu'aux membres de ladite commission et qu'ils ont en outre été soumis pour information à la direction départementale de la Haute-Garonne de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.
Alors que le magistrat délégataire du premier président lui avait imparti un délai expirant le 2 septembre 1992, Mme Marie-Claude Denoi, par des écritures déposées le 28 octobre 1992, a réitéré devant la cour les moyens développés devant le conseil, à savoir, principalement, qu'elle ne peut être tenue pour responsable de pratiques auxquelles seul aurait participé son mari, aujourd'hui décédé, à qui elle a succédé à la direction de l'entreprise, subsidiairement que lesdites pratiques n'ont pas entraîné une augmentation anormale des tarifs pratiqués.
Aucune des autres personnes mises en cause n'a déposé de mémoire.
Aux termes des observations écrites qu'il a présentées, le conseil expose :
- que les consignes, recommandations ou directives en cause résultent de délibérations des membres de la CAPEB 31 et s'analysent comme un accord de volonté au sens de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et non comme une initiative unilatérale ;
- que toute référence généralisée à un barème de temps unique et prédéterminé tend à uniformiser et à rigidifier les coûts et peut donc faire disparaître un élément important de la concurrence entre les entreprises alors, qu'au cas d'espèce, cette restriction de concurrence ne paraît pas justifiée par les spécificités du marché de référence puisque le caractère technique des opérations n'est pas tel que chaque entreprise ne puisse elle-même calculer son temps de travail et procéder à l'information des familles.
Dans le même sens, le ministre de l'économie et des finances fait observer qu'eu égard aux circonstances de son élaboration et compte tenu des caractéristiques du marché, le barème de temps diffusé par la CAPEB 31 n'est pas conforme au texte susvisé.
Dans son mémoire la CAPEB 31 a maintenu et précisé ses moyens. Estimant la sanction justifiée en son principe et particulièrement modérée en son quantum, le ministère public a conclu au rejet du recours.
Sur quoi, LA COUR,
Considérant que, dès lors qu'il a été élaboré au sein d'une organisation professionnelle réunissant des entreprises, un barème du temps des diverses prestations généralement fournies par ces dernières, à qui il a été diffusé, présente toutes les caractéristiques d'une pratique concertée impliquant tout à la fois, dans le même accord de volonté, l'organisation professionnelle qui en a été le support, les entreprises qui y ont participé et celles qui l'ont mise en œuvre;
Qu'il s'ensuit que le fait, pour la CAPEB 31, d'établir un tel barème lors d'une réunion des chefs d'entreprise constituant son bureau qui s'est tenue le 12 avril 1988, puis de le diffuser à l'ensemble de ses adhérents le 10 mai suivant par une lettre de son président, est une action concertée au sens de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;
Considérant que le document examiné a été exactement décrit et interprété par le conseil ;
Qu'aux termes de la lettre du 10 mai 1988 par laquelle le président de la CAPEB 31 l'a diffusé aux adhérents, il est présenté comme un " modèle de facture " dont il revêt effectivement la forme, énumérant les prestations fournies pour divers types de monuments funéraires en indiquant un temps normalisé pour chacun des travaux exécutés lors de l'ouverture, l'enlèvement, le démontage et la fermeture et la remise en place des tombes et caveaux tels que la recherche du monument et les démarches au bureau du conservateur, l'enlèvement de la porte, son nettoyage et sa remise en place, la mise en place des fleurs, le chargement, la préparation et le déchargement du véhicule, le descellement du monument, le bardage tombal, le nettoyage du lit de ciment, le nettoyage des tombes voisines, le transport des terres à la décharge, etc. ;
Que le document en cause est complété de l'estimation de temps uniformes de déplacement par ouvrier pour un cimetière urbain, suburbain ou rural et d'une évaluation forfaitaire par trajet des frais divers et d'amortissement du véhicule ;
Considérant que si, comme le dit la CAPEB 31, il est de son objet de renseigner et d'aider ses membres dans l'exercice de leur profession et de défendre leurs intérêts professionnels, elle ne saurait toutefois, pas plus que toute autre organisation professionnelle, par ses publications techniques, détourner les entreprises d'une appréhension réelle et directe de leurs coûts et de la détermination individuelle des prix de vente;
Or considérant que,par son contenu et sa présentation, le document examiné permet d'établir des factures par référence à des modèles préétablis comprenant des temps de prestations fixés pour l'ensemble des travaux de marbrerie funéraire fourni lors d'une inhumation.
Qu'un tel barème tend à substituer la facturation de temps forfaitairement estimés, à celle de la main-d'œuvre réellement fournie par les entreprises en fonction de leurs équipements, de leurs méthodes d'organisation, de la rentabilité d'emploi des personnels ainsi que des particularités et de l'éloignement des chantiers; qu'il vise aussi à uniformiser des frais et des coûts d'amortissement de matériels en eux-mêmes nécessairement différents;
Considérant qu'il ne peut être soutenu que les informations publiées correspondent à des données techniques objectives puisqu'elles déterminent des temps constants pour des démarches, des travaux et des déplacements dont la plupart sont nécessairement variables en fonction des caractéristiques et des contraintes propres à chaque chantier, quelle que soit la réglementation des interventions de cette nature dans les cimetières ;
Considérant qu'ainsi que l'a estimé le conseil, la référence à un tel barème pré-constitué de la durée de la main-d'œuvre fournie a nécessairement pour conséquence, même s'il n'a qu'un caractère indicatif, de restreindre le jeu de la concurrence sur un des éléments du prix des prestations;
Qu'en dépit des affirmations de la requérante, le temps de la main d'œuvre est essentiel dans le prix de travaux qui ne supposent pratiquement aucune fourniture de matériaux et peu d'utilisation de matériels coûteux ;
Considérant que la nécessité d'un tel modèle de facturation n'est justifié ni par la complexité des tâches à accomplir qui sont en elles-mêmes simples et ne mettent pas en œuvre des techniques élaborées, ni par la difficulté d'apprécier le temps passé à chacune d'elles qui peut aisément, et pour chaque intervention être mesuré par l'entrepreneur, ni par l'information du consommateur à qui peut être individuellement indiqué le temps spécifiquement nécessaire à l'exécution des travaux commandés et facturés ;
Considérant que les relevés opérés par les services départementaux de la Haute-Garonne de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes sur les prestations rendues par les dix marbriers funéraires objets de l'enquête, et dont le caractère probant ne peut être mis en doute, font apparaître entre les mois de janvier 1988 et juin 1988 des majorations de tarifs largement supérieures à l'évolution de l'indice des prix de détail des services privés (rapport d'enquête, page 22) ;
Qu'à l'examen des factures, il a été observé que les hausses relevées résultent notamment de la mise en vigueur de barèmes de temps passé élaborés par les syndicats professionnels (rapport d'enquête, pages 19 à 23) ;
Considérant qu'il est ainsi démontré que la normalisation concertée du temps de main-d'œuvre a favorisé artificiellement la hausse des prix ;
Considérant qu'il ne peut être affirmé qu'une telle constatation procède d'un amalgame entre les effets des barèmes établis par la CAPEB 31 et de celui de l'Organisation syndicale des professionnels de la pierre de la région Midi-Pyrénées alors qu'au contraire, le rapport d'enquête distingue les majorations pratiquées par les adhérents respectifs de l'une et l'autre des organisations concernées à partir de chacun de leurs documents de référence dont la comparaison conduit en outre à des résultats presque similaires (rapport d'enquête, page 28) ;
Qu'il est ainsi établi que le barème de temps litigieux a non seulement eu pour objet mais qu'il a aussi eu pour effet de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché de la marbrerie funéraire en faisant obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché et en favorisant artificiellement leur hausse ;
Considérant qu'il est vainement affirmé que, par application de l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, les pratiques examinées ne sont pas soumises aux dispositions de l'article 7 ; qu'il n'est en effet aucunement justifié, au regard de ce qui précède, que de telles pratiques ont pour effet d'assurer le progrès économique et qu'il est paradoxal de soutenir qu'elles réservent aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte alors que, comme il a été ci-dessus exposé, elles ont provoqué des majorations sensibles des prix ;
Considérant que mis en cause d'office afin de recueillir ses observations sur l'injonction qui lui a été faite conjointement avec la CAPEB 31, François Pardo reprend les moyens exposés devant le conseil selon lesquels le barème diffusé par le groupe qu'il animait au sein de l'Organisation syndicale des professionnels de la pierre de la région Midi-Pyrénées visait seulement à apporter une aide à la gestion des entreprises ;
Qu'appelée dans les mêmes conditions à la procédure, Mme Marie-Claude Denoi a déposé, hors le délai qui lui a été imparti par l'ordonnance du magistrat prise le 30 juin 1992, un mémoire qui, de ce fait, sera déclaré irrecevable ;
Considérant qu'à partir des mêmes constatations et pour les mêmes raisons, le conseil a estimé, aux termes des motifs qui ne sont pas visés par le recours, que le barème établi et diffusé par les entreprises participant à l'Organisation syndicale des professionnels de la pierre de la région Midi-Pyrénées contrevient aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance susvisée en ce qu'il est de nature à inciter les entreprises concurrentes à fixer de manière uniforme leurs tarifs relatifs aux opérations d'ouverture et de fermeture d'un monument funéraire ;
Considérant en conséquence que le conseil, exerçant à bon droit les pouvoirs qu'il tient de l'article 13 de ladite ordonnance, a pu faire injonction à la CAPEB 31 et aux entreprises réunies au sein de l'Organisation syndicale des professionnels de la pierre de la région Midi-Pyrénées de ne plus élaborer ni diffuser de barèmes relatifs aux travaux effectués par les entreprises de marbrerie funéraire ;
Qu'il a également pu infliger à la CAPEB 31 une sanction pécuniaire de 20 000 F dont le montant n'est pas en lui-même discuté ;
Qu'il s'ensuit que le recours doit être rejeté ;
Par ces motifs : Déclare irrecevable le mémoire produit hors délai par Mme Marie-Claude Denoi ; Rejette le recours ; Met les dépens à la charge de la chambre artisanale des petites entreprises du bâtiment de la Haute-Garonne.