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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 26 janvier 1999, n° ECOC9910026X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

Arbex (SA), Bianco (SA), Ministre de l'Economie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Kamara

Avocat général :

M. Woirhaye

Conseillers :

Mme Deurbergue, M. Rosello

Avoué :

Me Huygue

Avocats :

Mes Lefebvre, Meyung-Marchand

CA Paris n° ECOC9910026X

26 janvier 1999

LA COUR statue sur le recours en annulation et subsidiairement en réformation formé par la société Bianco ainsi que sur le recours en réformation introduit par la société Arbex contre une décision du Conseil de la concurrence (le Conseil) n° 98-D-41 du 16 juin 1998, relative à des pratiques relevées lors de la passation du marché de fourniture et de pose d'écrans acoustiques pour la dénivellation de la voie rapide de Poisy (Haute-Savoie).

Référence faite à cette décision pour l'énoncé des faits, il convient de rappeler les éléments suivants, nécessaires à la solution du litige ;

Le 6 juillet 1994, l'Etat (ministère de l'Equipement, des Transports et du Tourisme) a lancé un appel d'offres ouvert relatif à la fourniture et à la pose d'écrans acoustiques anti-bruit en béton-bois le long de la dénivellation du carrefour de la voie rapide de Poisy. La direction départementale de l'équipement de Haute-Savoie, assurant la maîtrise d'œuvre, avait estimé les travaux à 3 165 054,48 F.

Douze entreprises ont soumissionné individuellement et deux autres, les sociétés Bianco et Jean Lefebvre, se sont présentées sous la forme d'un groupement, dont la seconde était le mandataire.

Ce groupement a été attributaire du marché, pour un montant de 2 877 479,13 F TTC.

C'est dans ces conditions que, retenant que les sociétés Bianco et Arbex avaient participé à un échange d'informations préalablement au dépôt des offres par elles établies et que cet échange, qui avait pour objet et pouvait avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché considéré, constituait une pratique prohibée par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le Conseil a, par la décision déférée, infligé à la société Bianco une sanction pécuniaire de 500 000 F et à la société Arbex une sanction pécuniaire de 400 000 F.

La société Bianco poursuit l'annulation de cette décision, motifs pris de ce que, lors de l'enquête menée le 13 octobre 1995 dans ses locaux, l'enquêteur a manqué à l'obligation de loyauté qui doit présider à la recherche des preuves et de ce que, d'une manière générale, l'attitude de la DGCCRF a eu pour effet de compromettre irrémédiablement l'exercice des droits de la défense.

Sur le fond, elle entend voir juger qu'il n'est pas démontré qu'elle ait enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986. Elle conteste la valeur probante des indices retenus par le Conseil pour établir sa participation à l'échange d'informations et demande que la phrase : " Ce fax concernait les prix d'Arbex, mais lui avait été envoyé par Bianco ", contenue au procès-verbal d'audition de M. Nantas, directeur de la société Compagnie Internationale pour l'Environnement (CIE), en date du 14 décembre 1994, soit tenue pour non écrite en ce qu'elle a été ajoutée, sans être paraphée.

Elle estime en outre que, dans l'appréciation de la sanction, les critères de gravité des pratiques et de dommage à l'économie n'ont pas été justement pris en compte. Enfin, pour conclure à une minoration de la sanction, elle excipe de sa situation déficitaire en 1998.

La société Arbex demande à la cour de dire qu'il n'est pas établi qu'elle ait méconnu les dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986, alléguant que les échanges d'informations auxquels elle a participé ne présentent pas d'objet anticoncurrentiel dès lors qu'ils ont été dictés par le souci d'élucider une anomalie du marché, qui ne comportait pas la semelle de béton destinée à recevoir l'écran anti-bruit, dans la construction de laquelle elle est spécialisée, et par la recherche de sous-traitants aptes à remplir la totalité des prestations du marché, puisqu'elle-même n'était pas qualifiée pour les réaliser.

Soulignant qu'elle se voit pour la première fois reprocher une pratique anticoncurrentielle, elle sollicite une réduction de la sanction en raison, d'une part, d'une appréciation erronée par le Conseil des critères de gravité des pratiques et d'atteinte à l'économie, d'autre part, de sa mauvaise situation économique et financière pour 1998.

Le ministre de l'Economie conclut à la confirmation de la décision déférée, déniant tout défaut de loyauté de l'enquête administrative et faisant valoir que celle-ci a respecté le principe de non auto-incrimination.

Il indique, de surcroît, que la société Arbex ne justifie pas l'échange d'informations en cause par la nécessité de recourir à la sous-traitance et que la participation de la société Bianco à l'échange prohibé est clairement établie par un faisceau d'indices graves, précis et concordants.

Il considère, enfin, que les sanctions sont justement motivées et proportionnées.

Le Conseil estime mal fondés les moyens de nullité soulevés par la société Bianco, dès lors que l'objet de l'enquête a été énoncé avec précision lors de l'audition de M. Schneider, responsable de l'agence de la société Bianco, et que la phrase critiquée du procès-verbal du 14 décembre 1994 de M. Nantas, directeur de la société CIE, n'est que la répétition de ce qu'il avait déjà indiqué lors de son audition du 18 novembre 1994.

Le Ministère public a conclu oralement au rejet des recours, en l'absence de déloyauté dans la recherche des preuves et en raison de l'existence d'une concertation entre les sociétés Arbex et Bianco, exclusive d'une démarche suffisamment objective et indépendante de leur part pour déterminer leurs offres respectives.

Lors de l'instruction écrite et à l'audience, les requérantes ont pu répliquer aux observations du ministre et du Conseil.

Cela étant exposé,

LA COUR,

Sur la procédure

Considérant que les principes de loyauté dans la recherche des preuves et de non auto-incrimination s'imposent, dans le respect des droits de la défense, aux enquêteurs habilités à rechercher des pratiques prohibées par l'ordonnance du 1er décembre 1986, qui sont tenus de faire connaître clairement aux personnes interrogées l'objet de leur enquête, indépendamment du pouvoir du Conseil de donner aux faits constatés la qualification qu'ils comportent

Considérant qu'en l'occurrence, les deux procès-verbaux du 13 octobre 1995 contenant les déclarations de M. Schneider, responsable de l'agence de la société Bianco, mentionnent que les enquêteurs lui ont indiqué l'objet de l'enquête " relative à la vérification du respect des dispositions des titres III et IV de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et concernant la fourniture et l'installation d'écrans acoustiques ", ensuite de quoi M. Schneider a exposé les conditions dans lesquelles la société Bianco avait répondu à l'appel d'offres afférent à la voire rapide de Poisy, 2ème section, par acte d'engagement du 9 août 1998, conjointement avec l'entreprise Jean Lefebvre ;

Qu'il ressort de ces énonciations que les enquêteurs ont satisfait à l'obligation d'indication à la personne entendue de la nature des contrôles effectués et du contexte ;

Qu'il ne saurait être fait grief aux agents chargés de l'enquête administrative de ne pas avoir précisé le marché public concerné en particulier, dès lors que la qualification du marché relève des pouvoirs du Conseil ;

Qu'il s'ensuit que la société Bianco qui n'a pas été tenue dans l'ignorance de l'objet de l'enquête, n'a pas pu être conduite à faire des déclarations sur la portée desquelles elle aurait pu se méprendre ;

Considérant que la notification des griefs intervenue moins de quatre ans après les faits incriminés n'a pas privé cette société d'un procès équitable et n'a pas irrémédiablement compromis l'exercice de ses droits de la défense, en l'ayant empêchée de réunir les preuves positives et négatives utiles à sa défense, alors que cette société s'est trouvée en mesure, dès la notification des griefs, de discuter les éléments de preuve réunis par les enquêteurs et que, au surplus, la requérante ne démontre pas qu'elle aurait, si elle y avait été invitée plus tôt, produit son journal des télécopies pour l'été 1994, la société Arbex s'étant, de son côté, abstenue de communiquer le journal des télécopies par elle émises et reçues entre le 27 juillet et le 9 août 1994, alors précisément qu'il avait été déclaré par M. Nantas, directeur de la société CIE, que la société Arbex lui avait adressé un fax le 8 août 1994, lequel lui avait été envoyé par Bianco ;

Qu'en toute hypothèse, le seul fait que la société Bianco ait pu ne pas être mise à même de fournir son journal de télécopies est indifférent puisque l'expédition du fax qui lui est imputé est démontrée par d'autres indices, à savoir notamment les déclarations susmentionnées de M. Nantas et celles de M. Poiret, directeur commercial de la société Arbex, selon lesquelles : " ... il est possible que Bianco m'ait communiqué ses prix. Ce devis manuscrit est parvenu par télécopie à Arbex le 8 août 1994. " ;

Considérant qu'il est, de même, indifférent que la phrase ajoutée entre deux lignes du procès-verbal d'audition de M. Nantas du 14 décembre 1994, énonçant que : " Ce fax concernait les prix d'Arbex, mais lui avait été envoyé par Bianco ", n'ait pas été paraphée, dès lors que M. Nantas avait déjà remis aux enquêteurs, selon procès-verbal du 18 novembre 1994, le détail estimatif de la société Arbex parvenu par fax le 8 août 1994 et avait précisé que ce fax contenait la mention manuscrite de sa part en haut à gauche indiquant que M. Poiret, responsable de la société Arbex, lui faisait part de ce que ce détail estimatif auquel il devait soumissionner lui était indiqué par Bianco;

Considérant que les règles de l'enquête définies par l'ordonnance précitée ne font pas obligation aux enquêteurs qui réalisent les investigations d'interroger plusieurs fois les personnes qu'ils ont entendues, ni, au demeurant, de les confronter avec les auteurs des déclarations les mettant en cause ou de recueillir leurs observations sur les pièces appréhendées chez des tiers ;

Que, par suite, la société Bianco n'est pas fondée à critiquer le fait d'avoir été entendue une seule fois par les enquêteurs, étant relevé, de surcroît, qu'elle a été mise en mesure de se défendre contradictoirement dès la notification des griefs ;

Considérant que de ce qui précède, il résulte que les moyens de nullité doivent être rejetés ;

Sur le fond

Considérant qu'en matière de marché public conclu selon la procédure d'appel d'offres, la coordination des offres ou l'échange d'informations entre entreprises antérieurement au dépôt des offres caractérisent une entente anticoncurrentielle contrevenant aux dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant qu'en l'espèce, M. Nantas, directeur de la société CIE, a déclaré, d'une part, que, dans l'après-midi du lundi 8 août 1994, il avait appris de la société Socco qu'un " accord " avait été monté au bénéfice des sociétés Bianco et Jean Lefebvre et que l'affaire allait s'en aller aux alentours de 2,5 millions de francs, d'autre part, qu'il avait reçu, le même jour, le détail estimatif de la société Arbex et que M. Poiret, responsable de cette société, lui faisait part de ce que le détail estimatif auquel il devait soumissionner lui était indiqué par Bianco ;

Que, pour sa part, M. Poiret a indiqué qu'il était possible qu'il ait eu, à l'époque, une discussion avec Bianco en ce qui concernait les prix de semelle, que le 8 août 1994, il avait envoyé ses prix à CIE par télécopie pour lui donner les prix auxquels il allait répondre pour la semelle en béton, que concernant le devis manuscrit de 3 348 495 F TTC communiqué à la DGCCRF par M. Buisson ayant trait à l'affaire de Poisy, il est possible que Bianco lui ait communiqué ses prix, que ce devis était parvenu par télécopie à Arbex le 8 août 1994, que son offre avait été chiffrée à partir des prix manuscrits figurant sur le devis, qu'il avait recopié intégralement à la machine ;

Considérant que les prix ci-dessus évoqués par M. Poiret sont similaires en tous points au contenu de l'offre effectivement déposée par la société Arbex ;

Considérant que l'allégation de cette dernière, selon laquelle elle avait pris contact avec d'autres entreprises en vue de leur confier des travaux de sous-traitance n'est étayée par aucun élément du débat ;

Qu'en effet, au cours de l'enquête, elle n'a jamais mentionné cette prétendue sous-traitance ;

Qu'elle n'établit pas avoir indiqué, dans l'offre par elle déposée, qu'elle entendait sous-traiter la totalité du chantier, comme elle le soutient aujourd'hui, alors au surplus que le fait de soumissionner à un appel d'offres sans mentionner le recours à un sous-traitant implique que l'entreprise réalise elle-même les travaux et qu'à défaut, elle abuse le maître de l'ouvrage sur la réalité de la concurrence ;

Qu'en toute hypothèse, il n'apparaît pas vraisemblable que, s'il s'était agi pour elle de sous-traiter l'intégralité du marché, la société Arbex ait, d'une part, reproduit à l'identique les prix fournis par son sous-traitant éventuel, sans y ajouter la marge correspondant à son intervention, d'autre part, transmis sans nécessité ces mêmes prix à une autre entreprise ;

Que la participation de la société Arbex à un échange d'informations avant le dépôt de son offre est ainsi suffisamment démontrée ;

Considérant que la communication de ses prix opérée par la société Bianco vers la société Arbex, au moyen d'une télécopie en date du 8 août 1994, est prouvée par les indices graves, précis et concordants constitués par les déclarations des responsables des sociétés CIE et Arbex, et, encore, par le défaut de production par celle-ci de son journal de télécopies afférent à la date ci-dessus, en dépit de la demande expresse des enquêteurs ;

Considérant qu'il suit de l'ensemble de ces éléments que la société Bianco et la société Arbex ont échangé des informations antérieurement au dépôt de leurs offres; que cet échange d'informations, qui avait pour objet et pouvait avoir pour effet de fausser la concurrence sur le marché en cause, constitue une pratique prohibée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, ainsi qu'en a exactement décidé le Conseil;

Sur les sanctions

Considérant que les pratiques mises en œuvre par la société Bianco et la société Arbex étaient destinées à tromper le maître de l'ouvrage sur l'étendue de la concurrence et à faire obstacle au libre jeu de la concurrence sur un marché d'un montant d'environ 3 millions de francs ;

Que cette atteinte à la concurrence sur un marché public affecte, de surcroît, les intérêts de la collectivité ;

Que le fait que le prix de l'offre retenue ait été inférieur à l'estimation initiale du maître de l'ouvrage n'est pas de nature à supprimer le grief d'atteinte à la concurrence, dès lors que cette atteinte a précisément pu avoir pour effet d'empêcher l'établissement d'un prix réellement concurrentiel et librement débattu, qui aurait pu être plus bas ;

Considérant que la participation des deux requérantes aux pratiques prohibées a été d'égale importance, mais que, de surcroît, la société Bianco a été attributaire du marché ;

Considérant que la société Bianco a réalisé, en France au cours de l'exercice 1997, dernier exercice clos disponible, un chiffre d'affaires de 177 millions de francs et la société Arbex, dans les mêmes conditions, un chiffre de 96 423 078 F ;

Que, toutefois, ces deux entreprises justifient que leur situation économique et financière s'est dégradée en 1998, par suite, notamment, de l'annulation ou du sursis au lancement de travaux publics dans la région Rhône-Alpes, de sorte qu'elles se trouvent, au titre de cet exercice, en situation déficitaire à hauteur de plus d'un million de francs, la société Bianco ayant dû mettre en place un projet de licenciements collectifs pour motif économique ;

Considérant qu'il s'ensuit qu'au regard des éléments généraux et individuels ainsi appréciés, il convient de réduire respectivement à 300 000 F et 200 000 F les sanctions pécuniaires qui leur ont été infligées ;

Considérant que la décision déférée se trouvant réformée par le seul fait de la situation déficitaire des requérantes, ces dernières supporteront les dépens ;

Par ces motifs, Rejette le recours en annulation formé par la société Bianco ; Réformant la décision déférée sur le montant des sanctions, Réduit à 300 000 F (30 489,80 euros) et à 200 000 F (45 734,71 euros) les sanctions pécuniaires respectivement infligées à la société Bianco et à la société Arbex ; Met les dépens à la charge des requérantes.