CA Paris, 1re ch. H, 24 mars 1998, n° ECOC9810095X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Creilloise de camions (SA), Société de Véhicules industriels et de manutention
Défendeur :
Autoroutes du nord et de l'est de la France (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Thin
Avocat général :
M. Salvat
Conseillers :
Mme Mandel, M. Cailliau
Avoué :
SCP Lagourgue
Avocats :
Mes Vilmart, Lebegue, Grange.
LA COUR statue sur les recours en annulation, subsidiairement en réformation, régulièrement formés par la Société de véhicules industriels et de manutention (SOVIM) et la Société creilloise de camions (SOCREC) contre la décision du Conseil de la concurrence n° 96-D-71, rendue le 13 novembre 1996, qui a dit que les sociétés SOCREC et SOVIM avaient enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et infligé à chacune, respectivement, une sanction pécuniaire de 100 000 F et de 150 000 F.
Il est fait référence aux énonciations détaillées de la décision attaquée pour l'exposé des faits et des moyens développés par les parties au cours de la procédure devant le Conseil de concurrence. Il convient toutefois de rappeler les éléments essentiels suivants :
La société SANEF, concessionnaire des autoroutes du nord et de l'est de la France, dispose d'un parc automobile composé de véhicules poids lourds et de véhicules légers, pour les besoins de son activité. Ayant décidé, en février 1991, de procéder à l'acquisition de dix-neuf véhicules, répartis sur cinq types d'engins, et, rompant avec ses habitudes antérieures de négociation directe, elle a procédé à la consultation de concessionnaires du réseau Renault et Renault Véhicules industriels et a adressé à trois concessionnaires Renault Véhicules industriels : les Etablissements Guillumette, à Compiègne, la SOCREC, à Creil, et la SOVIM, à Amiens, les cinq cahiers des charges correspondant aux cinq types de véhicules recherchés, en les priant d'indiquer, poste par poste, le prix HT, le pourcentage de remise et le prix net HT.
Le marché a été attribué aux Etablissements Guillumette, moins-disants, pour la fourniture des poids lourds, et à un concessionnaire Renault de Boulogne-sur-Mer, pour la fourniture des véhicules légers.
La société SANEF a ainsi le Conseil de la concurrence, le 22 avril 1991, après avoir constaté que les cinq offres de la société SOCREC étaient accompagnées d'un document dactylographié sur papier libre intitulé "Indications vues avec Patrick Lenormant" donnant le mode de calcul des prix pour la SOVIM. Les comparaisons de prix des offres des sociétés SOCREC et SOVIM lui paraissaient démontrer qu'il avait été tenu compte du document annexé aux offres de la SOCREC, d'autant plus que la société SOVIM n'avait pas détaillé ses offres.
Elle estimait ainsi que les écarts de prix constatés, systématiquement plus élevés pour la société SOVIM, révélaient une entente entre les sociétés SOCREC et SOVIM, laissant par convention la SOCREC être moins disante, en vue d'entraver le jeu normal de l'offre et de la demande, concourant ainsi à maintenir les prix à un niveau artificiellement élevé et à se répartir les marchés au détriment de la SANEF et des Etablissements Guillumette.
Après une première décision de sursis à statuer n° 96-D-13 du 5 mars 1996, ordonnant un complément d'instruction, un rapport était dressé, le 6 juin 1996, par M. Clément, expert près la Cour d'appel de Paris, qui a été notifié à la SOCREC et à la SOVIM le 23 juillet 1996, par le président du Conseil de la concurrence. Cette notification mentionnait que, par la décision du 5 mars 1996, le Conseil de la concurrence avait "demandé qu'il soit procédé à une expertise en écritures d'un document intitulé "Indications vues avec Patrick Lenormant", et qu'un délai de deux mois s'ouvrait à compter de cette notification pour permettre aux sociétés concernées de présenter leurs éventuelles observations.
Les sociétés SOCREC et SOVIM ont soutenu que cette mesure d'expertise était irrégulière et avait été exécutée au mépris du principe du contradictoire, qu'elle ne pouvait, en conséquence, leur être opposée.
Le Conseil de la concurrence, par sa décision du 13 novembre 1996, a estimé :
En ce qui concerne la procédure :
Que la notification des griefs avait été régulière et conforme aux dispositions de l'article 21 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, l'intégralité des pièces figurant bien en annexe au rapport et les parties ayant disposé d'un délai de deux mois pour y répondre ;
Que, dans le cadre du complément d'instruction ordonné, le rapporteur pouvait procéder à toute mesure d'instruction, notamment le recueil de l'avis technique d'un expert en écritures, sans recourir nécessairement à l'expertise contradictoire prévue par les dispositions de l'article 47, alinéa 2, de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Que le technicien interrogé a donné son avis à titre privé malgré l'intitulé impropre de "rapport d'expertise", qui l'autorisait à se dispenser de mettre les parties en mesure de faire valoir leurs observations ;
Que l'avis technique a été communiqué aux parties qui ont pu présenter leurs observations dans le délai de deux mois,
Sur le fond :
Que le document intitulé "Indications vues avec Patrick Lenormant" avait été dactylographié avec une machine du même type que celle utilisée par la société SOCREC pour présenter trois de ses cinq offres et présentaient les mêmes défauts de frappe et abréviations inhabituelles ;
Que ce document, régulièrement communiqué, était opposable à la société SOVIM, pour y avoir été mentionné, et pouvait être utilisé comme preuve d'une concertation entre entreprises, seul ou par rapprochement avec d'autres indices graves précis et concordants ;
Que les prix proposés par la SOVIM étaient supérieurs de 15 000 F à ceux proposés par la SOCREC, quelle que fût la valeur unitaire du véhicule considéré, de même que les options étaient majorées par la SOVIM de 1 500 F par rapport aux propositions de la SOCREC ;
Que la société SOVIM n'avait pas détaillé ses offres de prix poste par poste, comme l'avait demandé la société SANEF ;
Que l'ensemble de ces éléments constituaient des indices graves, précis et concordants de l'existence d'une concertation préalable entre les sociétés SOCREC et SOVIM, destinée à favoriser l'octroi du marché à la société SOCREC, dès lors que les offres de la société SOVIM apparaissaient comme des offres de couverture ;
Que cette pratique était prohibée par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.
Le Conseil de la concurrence a estimé que la pratique poursuivie avait causé un dommage à l'économie, en ce que la concertation préalable était intervenue entre deux des trois entreprises consultées par la SANEF pour le marché concernant les véhicules lourds.
La société SOCREC fait valoir que la décision du conseil doit être annulée en raison du non-respect du délai de deux mois prévu par l'article 21 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, résultant d'une notification de griefs désordonnée, accompagnée de pièces incomplètes, et de l'incertitude provenant d'un dossier de consultation non coté et incomplet.
Elle soulève la nullité de l'expertise du document litigieux, qui a fait suite à la décision du 5 mars 1996, pour non-respect du principe du contradictoire et défaut des éléments de validité d'une expertise judiciaire.
Elle soutient, au fond, que, en l'absence de preuve et d'indices déterminants d'une entente avec la société SOVIM, elle doit être déchargée de toute sanction pécuniaire. Subsidiairement, elle demande que la sanction soit proportionnée au dommage causé à l'économie, donc substantiellement réduite. Elle sollicite, encore plus subsidiairement, une mesure d'expertise confiée à un expert en bureautique.
La société SOVIM conclut également à l'annulation de la décision du Conseil de la concurrence, subsidiairement à sa réformation sur le montant de la sanction pécuniaire.
Elle conteste la régularité de l'enquête et de l'instruction, menées en violation du principe de la contradiction et de l'égalité des armes entre les parties, notamment en ce qui concerne la notification des griefs, l'administration de la preuve et la mesure d'expertise ordonnée dans le cadre du complément d'instruction.
Elle dénonce, par ailleurs, l'absence de procédure de mise en concurrence par la SANEF sur le marché considéré, dès lors que sa demande de prix ne pouvait être assimilée à un véritable appel d'offres et que le délai imposé pour répondre n'était pas le même pour tous les candidats.
Elle estime que les indices retenus, à savoir :
- la comparaison des offres de la SOVIM avec le document litigieux,
- les prix systématiquement plus élevés et non détaillés proposés par la SOVIM,
- l'abréviation "Frs" sur le document litigieux et les offres SOCREC,
- l'expertise réalisée par M. Clément,
ne permettent pas de caractériser l'entente imputée à la SOVIM et à la SOCREC.
Elle relève que, par sa décision de sursis à statuer du 5 mars 1996, le conseil a manifesté que l'instruction réalisée ne lui permettait pas de se déterminer sur l'existence de l'entente ; qu'en se décidant ensuite, sans qu'il soit répondu sur l'authenticité du document litigieux et sans autre élément supplémentaire que l'expertise de M. Clément, qu'il a qualifiée d'avis de technicien pour éviter le reproche de violation des droits de la défense, le conseil se fondait exclusivement sur cet avis, qui ne pouvait faire preuve à lui seul de la participation de la SOVIM à une entente. Aucun élément n'établit au demeurant que la SOVIM ait eu connaissance du document en cause ou utilisé les indications qu'il contenait.
Dans ses observations écrites le ministre de l'économie estime que le moyen tiré de l'irrégularité de la notification des griefs doit être écarté, dès lors que le Conseil de la concurrence n'était pas tenu de joindre à cette notification les pièces versées aux débats, mais seulement de mettre ces pièces à la disposition des parties pour consultation au conseil.
Il relève, en ce qui concerne l'avis de technicien en écritures, que le rapporteur, à la suite de la décision du technicien du 6 mars 1996 ordonnant un complément d'information, n'était pas tenu de recourir à l'expertise judiciaire prévue par l'article 47, alinéa 2, de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et pouvait recueillir l'avis d'un technicien sans que les parties fussent mises en mesure de faire valoir leurs observations. Le principe du contradictoire a été respecté par la communication de l'avis aux parties qui ont disposé d'un délai de deux mois pour présenter leurs observations.
Il fait observer que la SOCREC ne peut invoquer l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, pour soutenir qu'il appartenait à la société saisissante et à l'administration d'apporter la preuve de la présence du bordereau incriminé dans l'offre de la SOCREC, alors que, si ces textes s'appliquent aux sanctions prononcées par le conseil, il n'en va pas de même pour la procédure.
En ce qui concerne le document litigieux, il estime qu'il a été soumis au débat contradictoire, et, après demande d'avis technique sur la marque de la machine sur laquelle il a été frappé, le conseil a apprécié souverainement la valeur qu'il convenait de lui accorder.
Le bordereau en cause consituant la preuve formelle de l'entente, il est inopérant de la part des sociétés requérantes d'invoquer l'absence de faisceau d'indices concordants pour la caractériser.
Il estime que, bien que la SOCREC n'ait pas remporté le marché puisqu'une offre inférieure à la sienne a été déposée et retenue, la concertation préalable intervenue entre la SOCREC et la SOVIM avait un objet anticoncurrentiel. La gravité des faits lui paraît toutefois pouvoir être atténuée en raison des conditions peu satisfaisantes de passation du marché par la SANEF ;
Dans ses observations orales, le ministère public sollicite la confirmation de la décision en faisant valoir que le document litigieux découvert par la SANEF lors de l'ouverture des offres constitue à lui seul la preuve d'une entente tant par son contenu que par l'effet démontré sur les offres de prix de la SOVIM, et que les coïncidences typographiques relevées désignent la SOCREC comme l'auteur de ce document.
Sur quoi, LA COUR :
1° Sur la notification des griefs :
Considérant qu'aux termes de l'article 21 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, "le conseil notifie les griefs aux intéressés ainsi qu'au commissaire du Gouvernement qui peuvent consulter le dossier et présenter leurs observations dans le délai de deux mois" ;
Considérant qu'aucun reproche ne peut être fait au conseil en ce qui concerne la communication des pièces en annexe de la notification des griefs, dès lors que la seule exigence du texte précité porte sur la mise à la disposition des intéressés du dossier aux fins de consultation permettant le dépôt d'observations dans un délai de deux mois ;
Considérant qu'il n'est pas établi que le conseil ait manqué à cette obligation à l'égard des requérantes, qui ne peuvent utilement se plaindre, à ce stade de la procédure, d'un défaut de communication de pièces ;
Qu'en conséquence aucune violation de l'article 6-3 de la Convention européenne des droits de l'homme ne peut être retenue ;
Que le conseil, ayant communiqué des pièces manquantes lors de la consultation du dossier, n'avait pas à faire courir un nouveau délai de deux mois à compter de cette communication, dès lors que la notification des griefs contenait l'énoncé précis des charges et se trouvait accompagné de la copie des principales pièces du dossier, ce à quoi n'était pas tenu le rapporteur ;
Considérant que, dans ces conditions, les requérantes ont disposé du temps et des facilités nécessaires à la préparation de leur défense, au sens de la Convention européenne des droits de l'homme ;
2° Sur la mesure d'instruction :
Considérant que, aux termes de l'article 18 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, "l'instruction et la procédure devant le Conseil de la concurrence sont pleinement contradictoires" ;
Considérant qu'il est constant que le complément d'instruction ordonné par le Conseil dans sa décision du 5 mars 1996 est soumis à la procédure contradictoire imposée par le texte précité ;
Considérant que la désignation, par le rapporteur, de M. Clément, expert inscrit sur la liste de la Cour d'appel de Paris, a été décidée sans qu'une mission précise lui fût impartie ; que cela résulte du "rapport d'expertise" lui-même puisque M. Clément y indique qu'il est intervenu "à titre privé", sur l'affirmation qu'aucune affaire judiciaire en cours n'était pendante ;
Que son intervention avait toutefois pour objet de déterminer si le document intitulé "indications vues avec Patrick Lenormant" avait été réalisé à l'aide d'une machine à écrire se trouvant dans les locaux de la société SOCREC ;
Que l'expert a conclu son rapport en indiquant que le document litigieux avait été dactylographié avec "une roue à caractères de marque AEG Olympia montable sur une machine Olympia, modèle ES 101, dont les défauts d'impression laissent à penser qu'il s'agit de celle se trouvant dans les locaux de la société SOCREC" ;
Considérant que cette mesure n'a pu être ordonnée par le conseil qu'en l'absence d'indices suffisants pour caractériser l'entente reprochée aux sociétés requérantes ;
Qu'il s'agissait, en conséquence, par une mesure d'instruction destinée à suppléer à une carence de preuves, de caractériser une concertation préalable entre la SOCREC et la SOVIM, par la démonstration scientifique de l'origine et de l'authenticité du document litigieux ;
Considérant qu'il n'est pas contestable que les sociétés requérantes n'ont pas été appelées par M. Clément à participer à ses opérations, ni à faire valoir leurs observations au cours de leur déroulement ;
Que la notification, aux sociétés requérantes, des conclusions du rapport de M. Clément ne peut satisfaire, à elle seule, à l'obligation faite au conseil de respecter le caractère "pleinement contradictoire" de la procédure menée devant lui ;
Considérant que la seule mention, dans le rapport de M. Clément, d'une frappe dactylographique du document litigieux pouvant provenir d'une machine utilisée par la société SOCREC, en l'espèce une Olympia, modèle ES 101, ne peut suffire à constituer la preuve de l'entente entre les sociétés requérantes, s'agissant d'une simple affirmation sans conséquence, dès lors qu'il n'a pas été recherché si une telle machine, d'un usage répandu, pouvait avoir été utilisée par d'autres sociétés impliquées dans la procédure ;
Que la mesure d'instruction confiée à M. Clément, notifiée par le conseil, sous la signature du délégataire de son président, aux parties concernées, comme s'agissant d'une véritable mesure d'expertise, n'en présentait ni les caractères ni les garanties de procédure et ne pouvait, en conséquence, être retenue comme telle dans la procédure et en revêtir la valeur juridique ;
Qu'elle ne peut davantage être maintenue dans le débat avec une valeur d'indice, en raison du déroulement critiquable de la mesure d'instruction elle-même ;
Considérant que, dès lors qu'il ne peut être déduit aucune conséquence des indices tirés de l'absence de détail des offres de prix de la SOVIM, de la proximité des prix proposés par la SOVIM de ceux de la SOCREC, de l'abréviation erronée des francs "Frs" reproduite sur les offres de prix de la SOCREC, en l'absence de toute certitude sur la provenance du document litigieux et sur son authenticité, il convient d'en prononcer l'annulation ainsi que de la procédure subséquente ;
Qu'il n'y a pas lieu de retenir la demande subsidiaire d'expertise en bureautique formée par la société SOCREC, en raison de l'ancienneté des faits et des modalités, dépourvues de toute transparence, de la procédure de consultation d'offres de prix lancée par la SANEF ;
Considérant que la décision du Conseil de la concurrence, objet des présents recours, étant exclusivement fondée sur cette mesure d'instruction entachée de nullité, il y a lieu d'en prononcer la nullité et de laisser les dépens à la charge du Trésor public ;
Considérant que les autres moyens développés par les parties deviennent sans objet ;
Par ces motifs : Annule la décision 96-D-71 du Conseil de la concurrence du 13 novembre 1996 ; Laisse les dépens à la charge du Trésor public.