CA Paris, 1re ch. H, 9 mars 1999, n° ECOC9910068X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Concurrence (SA)
Défendeur :
Thomson Multimédia Marketing France (Sté), Philips Electronique Grand Public (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Premier président :
M. Canivet
Président :
Mme Pinot
Conseiller :
Mme Guirimand
Avoué :
SCP Fisselier-Chiloux-Boulay
Avocats :
Mes Vertut, Saint-Esteben.
Saisi le 29 juin 1987 par M. Jean Chapelle et la société Semavem de pratiques mises en œuvre par une plusieurs sociétés, le Conseil de la concurrence, par décision n° 98-D-50 du 7 juillet 1998, a constaté que plus de trois années s'étaient écoulées sans acte interruptif de prescription depuis la notification des griefs, le 24 février 1992, à la société Thomson Consumer Electronics et aux sociétés Radiola et Shneider, venant aux droits de la société " Philips " et a estimé en conséquence qu'il n'y avait pas lieu, en application des dispositions de l'article 20 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, de poursuivre la procédure.
Par déclaration du 6 octobre 1998, la société anonyme Concurrence, société venant aux droits de la SA Chapelle et représentée par M. Jean Chapelle, a formé un recours contre cette décision.
Concluant à la réformation, la société Concurrence demande à la cour de constater à titre essentiel que les règles de la prescription civile comme celles de la prescription pénale n'ont pas été respectées ; la requérante fait valoir qu'ayant été dépourvue du moyen d'accéder à la procédure postérieurement au délai de deux mois suivant la date de notification des griefs, après saisine régulière du Conseil par ses soins, elle a été mise dans l'impossibilité d'agir et de contraindre le rapporteur à faire un acte interruptif, que la prescription a été pour cette raison suspendue, et qu'il conviendra de renvoyer le dossier pour instruction devant le Conseil de la concurrence ; à titre subsidiaire, il est demandé à la cour de dire que le délai de prescription est suspendu après la saisine du Conseil, et en tout cas, après la notification des griefs.
La société Philips Electronique Grand Public (EGP), venant aux droits des sociétés Radiola et Schneider, conclut au rejet du recours et à la condamnation de la société Concurrence à lui verser la somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; cette société soutient, d'une part, qu'en application de l'article 27 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 la prescription court pendant toute la procédure devant le Conseil, y compris après la saisine de cet organisme, et, d'autre part, que le sort de la partie saisissante ne saurait être assimilé à celui de la partie civile dans le procès pénal, dès lors que le Conseil, en cas d'atteintes portées à la concurrence, prononce seulement des sanctions administratives et ne peut allouer de dommages-intérêts aux éventuelles victimes ; il est ajouté qu'il n'existe en la cause aucune méconnaissance d'un " droit à la justice " ou du droit d'être jugé dans un délai raisonnable visé à l'article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, et que la partie poursuivante n'est pas empêchée d'agir par un obstacle de droit, puisqu'elle peut à tout moment, même après saisine du Conseil, porter son action en réparation devant le juge de droit commun, y compris devant la juridiction répressive, cette action ayant un effet interruptif de la prescription.
La société Thomson Multimédia Marketing France, venant aux droits de la société Thomson Consumer Electronics, conclut également à la confirmation de la décision du Conseil, en faisant valoir que le délai de prescription de trois ans institué par l'article 27 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 s'entend non seulement du délai écoulé avant l'acte de saisine du Conseil de la concurrence, mais également du délai ayant couru après la saisine, s'il n'a pas été fait d'acte interruptif de prescription ; il est relevé que le Conseil intervient pour la défense de l'ordre public économique, et non dans l'intérêt des parties qui n'ont pas la maîtrise de la procédure, même si celle-ci a été engagée à leur initiative, et qu'en conséquence il appartenait à la requérante de saisir une deuxième fois le Conseil de la concurrence sur des éléments nouveaux ou complémentaires, ou bien agir devant les juridictions civiles ou pénales aux fins de voir sanctionner un prétendu comportement anticoncurrentiel et d'obtenir le cas échéant réparation ; il est précisé enfin qu'il apparaîtrait comme attentatoire aux droits fondamentaux de la défense de maintenir dans l'incertitude juridique pendant un temps indéfini les sociétés impliquées dans la procédure et que la demande de la requérante est susceptible de porter atteinte aux principes de la présomption d'innocence et du droit à être jugé dans un délai raisonnable.
Le ministre chargé de l'Economie observe :
- qu'il est constant que la saisine du Conseil de la concurrence, qui tend à la recherche, à la constatation et à la sanction des faits incriminés, a un effet interruptif de la prescription, et qu'il peut être estimé que cet effet se poursuit jusqu'au prononcé de la décision ;
- qu'aucune disposition de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne prévoit pour une partie saisissante la possibilité d'effectuer ou de faire effectuer un acte interruptif de la prescription et de pallier ainsi le manque de diligence du rapporteur, sauf à intervenir dans le délai de trois ans, de façon dilatoire ou abusive et en tout cas contraire à une bonne administration de la justice, soit par la présentation sans raison sérieuse d'une demande de mesures conservatoires auprès du Conseil ou par une nouvelle saisine de cet organisme, soit par l'engagement d'actions, sur des fondements différents, auprès de juridictions civiles ou commerciales ;
- que l'entreprise qui saisit le Conseil de la concurrence est dans une situation comparable à celle de partie civile dans une procédure pénale, avant l'intervention de la loi du 4 janvier 1993 qui permet aux parties de solliciter auprès des juridictions d'instruction l'accomplissement d'actes interruptifs, et qu'il peut donc être considéré que le délai de la prescription est suspendu dans l'hypothèse d'une possibilité à agir auprès du Conseil, comme en l'espèce ;
- qu'il apparaît que la partie poursuivante était en droit d'attendre de la part du Conseil la poursuite de l'examen du fond du dossier après notification des griefs, et qu'il conviendra de satisfaire la demande de la requérante si la preuve est rapportée que celle-ci a engagé une démarche visant à être informée de l'état d'avancement de la procédure.
Le Conseil de la concurrence a fait connaître qu'il n'entendait pas user de la faculté de présenter des observations écrites.
La société Concurrence expose en réplique que la saisine de la juridiction civile ou répressive telle que proposée par les sociétés Thomson et Philips, est de nature à contrevenir à l'article 24 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 qui prohibe, sous peine de sanctions pénales, la divulgation par l'une des parties des informations concernant une autre partie ou un tiers et dont elle n'aura pu avoir connaissance qu'à la suite des communications ou consultations auxquelles il aura été procédé.
A ces observations, la société Philips Electronique Grand Public répond que l'entreprise peut agir devant la juridiction commerciale avec les éléments déjà en sa possession lors de la saisine du Conseil, sauf à solliciter ensuite le tribunal qu'il saisisse le Conseil de la concurrence pour avis en application de l'article 26, alinéa 2, de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et ajoute qu'il n'est pas établi que la société Concurrence ait effectué auprès du Conseil des démarches visant à être informée de l'état de la procédure.
Le Ministère public conclut oralement au rejet du recours.
Sur ce, LA COUR :
Considérant que si l'article 27 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 établit un délai de prescription de trois ans susceptible d'être interrompu par tout acte tendant à la recherche, à la constatation ou à la sanction des faits dénoncés au Conseil de la concurrence, un tel délai se trouve suspendu à l'égard de l'entreprise ayant saisi le Conseil en application de l'article 11 de l'ordonnance, lorsque cette partie a été mise dans l'impossibilité d'agir pour faire exécuter un acte interruptif ;
Considérant qu'il est constant en la cause qu'aucun acte interruptif de prescription n'est intervenu au cours des trois années à compter de la notification des griefs, le 24 février 1992, et que, postérieurement au délai de deux mois suivant cette notification, la société Concurrence, qui avait saisi le Conseil de pratiques anticoncurrentielles, n'a plus disposé de la faculté de consulter le dossier et de présenter ses observations ainsi que le permet l'article 21 de l'ordonnance précitée ;
Qu'il ne saurait être imposé à la partie saisissante, en l'absence de toute nécessité et dans le seul but d'interrompre la prescription, ni de saisir à nouveau le Conseil de la concurrence ou de présenter devant lui des demandes à caractère conservatoire alors que de telles saisines ou demandes n'ont pas été instituées en vue d'interrompre la prescription d'une procédure au fond, ni davantage d'engager une action devant les juridictions civiles ou répressives sur un fondement en toute hypothèse distinct et sans rapport avec celui autorisant les entreprises à saisir le Conseil ;
Considérant qu'en l'espèce aucun des actes énumérés à l'article 27 susvisé n'ayant été accompli depuis le 24 février 1992, la prescription s'est trouvée nécessairement suspendue dès le 24 avril suivant à l'égard de la société Concurrence qui, par une circonstance indépendante de sa volonté a été mise dans l'impossibilité d'agir dans la procédure en cours devant le Conseil ;
Que cette suspension de prescription, qui est d'ordre procédural, ne saurait par elle-même caractériser une atteinte aux droits de la défense à la présomption d'innocence ou au droit d'être jugé dans un délai raisonnable, lequel ne peut s'apprécier qu'à l'issue de la procédure ;
Considérant, dans ces conditions, que c'est à tort que la Conseil de la concurrence a estimé en la cause qu'il n'y avait lieu à poursuivre la procédure en application de l'article 20 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, alors que la prescription n'était pas acquise ;
Qu'en conséquence la décision du Conseil doit être réformée ;
Considérant qu'il convient de rejeter la demande d'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Par ces motifs : reçoit la société Concurrence en son recours ; réforme la décision n° 98-D-50 en date du 7 juillet 1998 ; renvoie la cause devant le Conseil de la concurrence aux fins de poursuivre la procédure ; dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; met les dépens à la charge du Trésor Public.