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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 27 février 1998, n° ECOC9810062X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Ministre de l'Economie et des Finances

Défendeur :

SCR (SA), SCR-Midi (SNC), SOGEA Sud-Est (SNC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Feuillard

Avocat général :

M. Salvat

Conseillers :

Mmes Marais, Kamara

Avocats :

Mes Levy, Maître-Devallon.

CA Paris n° ECOC9810062X

27 février 1998

Saisi par le ministre de l'économie de pratiques mises en œuvre lors d'un marché de travaux routiers (aménagement de la voirie de la rue du Barry à Castellet, Vaucluse) lancé, en mai 1991, par le Syndicat intercommunal à vocation multiple (SIVOM) de la vallée du Calavon, le Conseil de la concurrence, par décision n° 96-D-64 du 20 novembre 1996, a infligé les sanctions pécuniaires suivantes :

30 000 F à la SARL Pietri ;

1 500 000 F à la SNC SOGEA Sud-Est ;

3 000 000 F à la SA SCR (Société chimique de la route) ;

20 000 F à la SARL SGTL (Société de goudronnage et de terrassements du Lubéron) ;

12 349 F à la SA Gerland ;

et 15 000 F à la SARL Amourdedieu et Fils.

Le conseil a notamment relevé que M. Pietri, le représentant de l'entreprise Pietri, avait remis aux enquêteurs plusieurs devis estimatifs manuscrits identiques, franc pour franc, aux offres de cinq entreprises participant à la consultation.

Il a estimé que la similitude existant entre les offres effectivement déposées par les sociétés Gerland, SCR, SGTL, SOGEA Provence et Amourdedieu, qu'il s'agisse du montant total de l'offre ou par poste, et les devis qui leur ont été transmis par le dirigeant de la société Pietri, constituait, au-delà des déclarations de ce dirigeant, un indice de la participation des entreprises à une entente visant à un dépôt d'offres convenues à l'avance avec la société Pietri ; que les déclarations du dirigeant de cette société concouraient à l'administration de la preuve puisque confortées par d'autres preuves ou indices ; que l'identité des prix mentionnés par les offres des entreprises et des devis estimatifs rédigés par M. Pietri ne pouvait s'expliquer que par un échange préalable d'informations alors surtout qu'aucun des préposés des autres entreprises n'avait pu présenter aux enquêteurs les études chiffrées que chacun prétendait avoir lui-même réalisées pour établir une offre ; que la transmission des devis estimatifs manuscrits par M. Pietri n'était pas contestée.

Les sociétés SCR et SOGEA Sud-Est ont formé chacune un recours contre cette décision.

La société SCR SA conclut à l'annulation de la décision du conseil, subsidiairement à sa réformation, demandant à la cour de la décharger de toute sanction pécuniaire, plus subsidiairement d'en fixer un montant proportionnel aux (à la gravité des) faits, aux dommages causés à l'économie et à sa situation ;

Elle fait valoir pour l'essentiel que les déclarations de M. Pietri et les devis estimatifs manuscrits sont contredits par les déclarations des préposés des autres entreprises, les devis ayant en outre été établis par plusieurs personnes ;

Que le critère de la "continuité économique et fonctionnelle" doit conduire à la mettre hors de cause, l'offre ayant été présentée par un groupement d'entreprises constitué par la concluante et sa filiale, la société GVTP, laquelle avait vocation à exécuter le marché, ce pourquoi une société en participation avait été constituée en janvier 1991, et le fonds de commerce de SCR-Midi SA ayant été apporté à SCR-Midi SNC ; que seule cette dernière pourrait être recherchée au titre du marché litigieux comme assumant la continuité économique et fonctionnelle de GVTP ;

Que la sanction qui lui a été infligée est disproportionnée, l'atteinte portée au jeu de la concurrence, si elle existe, étant pratiquement nulle ; que son résultat en 1996 a baissé par rapport à l'exercice précédent.

La société SCR-Midi SNC est intervenue volontairement par conclusions du 2 avril 1997, déclarant faire sienne l'argumentation développée par SCR SA et demandant, subsidiairement, à la cour "de dire qu'en cas de condamnation, les faits lui seraient imputables et [de] fixer, dans cette hypothèse, la sanction proportionnellement (...) à sa situation propre".

La société SOGEA Sud-Est soutient qu'il doit être tenu compte, dans la qualification et l'appréciation des faits, de la "singularité des conditions d'attribution des travaux en cause" ; qu'il résulte de l'absence d'atteinte sensible à la concurrence que les faits ne sont pas répréhensibles.

Elle demande, à titre subsidiaire, que la cour constate le caractère disproportionné de la sanction et réduise de manière substantielle son montant.

En cas d'annulation de la décision ou de réduction de la sanction, elle sollicite les intérêts sur le trop-perçu à compter de la date de son paiement, outre capitalisation.

Elle expose les conditions "singulières" dans lesquelles ont été attribués les travaux, la révision (à la baisse) de leur montant permettant de ne pas recourir à un appel d'offres et l'offre retenue de l'entreprise moins-disante donnant lieu à un avenant au marché initial pour une dépense supplémentaire de 100 010 F (sans nouvel appel d'offres et pour les mêmes travaux), le montant réel étant dès lors très sensiblement supérieur à celui de l'offre de la société Pietri, celle-ci étant censée bénéficier de l'entente alléguée.

Elle soutient qu'il n'y a pas eu atteinte sensible au jeu de la concurrence, affirmant que, même si les pratiques alléguées avaient pour but de faire déclarer l'offre de la société Pietri moins-disante, elles ne pouvaient avoir ni pour objet ni pour effet d'accroître les prix des travaux en cause.

Elle ajoute que la sanction qui lui a été infligée est manifestement excessive alors qu'aucune "autre" pratique ne lui est imputable, qu'elle n'est pas à l'origine des faits litigieux et que des pratiques beaucoup plus graves ont donné lieu à des sanctions proportionnellement inférieures en montants, l'analyse du conseil au sujet du pourcentage de la hausse artificielle des prix étant fondamentalement inexacte et l'économie n'ayant subi aucun dommage.

Elle précise qu'elle connaît une situation financière difficile par suite d'une baisse importante et continue de son chiffre d'affaires, ses exercices 1995 et 1996 ayant été déficitaires.

Elle souligne que SOGEA Sud-Est résulte de la fusion, intervenue en septembre 1992, postérieurement aux faits allégués, des sociétés SOGEA Provence et SOGEA Côte d'Azur et que le conseil n'a pas tenu compte du fait que le chiffre d'affaires de SOGEA Provence, seule concernée par les pratiques, était en 1991 de 316,7 MF.

Le ministre de l'économie demande à la cour de confirmer la sanction prononcée à l'encontre de SOGEA Sud-Est, de confirmer que SCR a participé à l'entente au même titre que sa filiale GVTP, déclarant, pour ce qui est de l'imputabilité des faits à cette dernière, s'en remettre à l'appréciation de la cour.

Le Conseil de la concurrence observe que SCR SA assure, par suite de la fusion-absorption, la continuité économique et fonctionnelle de SCR-Midi SA, le fait que cette société ait cédé ses fonds à SCR-Midi SNC antérieurement à la fusion n'ayant pas d'incidence sur l'imputabilité des pratiques.

Il rappelle que le dommage causé à l'économie par des pratiques d'entente peut dépasser le simple montant du marché considéré.

La société SOGEA Sud-Est a répliqué pour insister sur sa situation financière déficitaire et le caractère excessif de la sanction fondée sur la base du seul chiffre d'affaires global de SOGEA Sud-Est.

Les sociétés SCR SA et SCR-Midi SNC ont conclu de nouveau pour affirmer que l'objet anticoncurrentiel d'une pratique ne dispense pas d'apprécier son effet sur la concurrence ; que SCR SA n'a joué aucun rôle actif à l'occasion de la réponse à l'appel d'offres "et ne peut être retenue au titre de sa participation au groupement d'entreprises".

Le ministère public a conclu oralement au rejet des recours sous réserve de légères modifications dans le montant des sanctions.

Sur quoi, LA COUR :

Considérant qu'il n'appartient ni au conseil ni à la cour d'apprécier la régularité de l'attribution des marchés publics ;

Qu'une irrégularité avérée ne peut au demeurant justifier la mise en œuvre de pratiques anticoncurrentielles par les entreprises soumissionnaires, peu important même que le marché négocié ne nécessitât pas une mise en concurrence ;

Qu'en outre, contrairement aux affirmations de SOGEA Sud-Est, il n'est pas sérieusement contestable que l'avenant signé après l'attribution du marché se rapportait à des travaux supplémentaires et ne peut être regardé comme la correction d'une offre initiale abusivement basse ;

Considérant que la réalité de la pratique incriminée est vainement discutée par SCR SA ;

Considérant, en effet, que les circonstances de fait relevées par le conseil, confortées par les déclarations de M. Pietri, établissent clairement la réalité d'un échange d'informations entre six des huit entreprises qui s'apprêtaient à soumissionner dans le but de permettre à la société Pietri d'apparaître la moins-disante ;

Que la société Routière du Midi, en définitive la moins-disante, dont l'offre a été retenue, a été étrangère à l'entente ;

Qu'il n'y a pas lieu de s'arrêter à la circonstance que les devis estimatifs manuscrits remis aux enquêteurs par M. Pietri comportent des ratures et corrections, ce qui ne suffit pas à donner consistance à l'affirmation de SCR SA au sujet de l'existence d'écritures différentes ;

Que les indications qui ont été données par les responsables des sociétés sanctionnées, autres que Pietri, pour expliquer l'incapacité dans laquelle ils se trouvaient de fournir des études chiffrées établies pour l'élaboration de leurs propres offres ne peuvent avoir pour effet de limiter le crédit qu'il convient d'accorder aux déclarations de M. Pietri ;

Qu'il n'est pas sans intérêt de relever que l'explication du responsable de SOGEA au sujet de la mention de la société Pietri sur son registre des marchés ne peut qu'être le résultat d'une erreur ou d'une contre-vérité, l'une comme l'autre révélatrices de l'intention commune des auteurs de l'entente de faire en sorte que le marché soit attribué à Pietri ;

Considérant, pour le surplus, que la cour se réfère aux motifs exactement énoncés par le conseil pour caractériser la réalité de la pratique anticoncurrentielle sanctionnée ;

Considérant que la pratique des offres de couverture en matière de soumissions à des marchés publics est, en soi, anticoncurrentielle par son objet;

Qu'en l'espèce six entreprises sur huit qui ont présenté des offres ont participé à l'entente, outre la filiale de SCR SA, GVTP, qui sera évoquée ci-après ;

Que les requérantes ne peuvent donc prétendre valablement qu'il n'y aurait pas eu une atteinte sensible portée au jeu de la concurrence alors, au surplus, que Pietri, la moins-disante des entreprises de l'entente, a présenté une offre très largement supérieure à l'entreprise, hors entente, qui a enlevé le marché ;

Considérant que SCR SA est irrecevable à exciper des modifications statutaires qui sont intervenues dans la structure, l'activité ou l'existence même de sa filiale, GVTP, et auraient été inopposables au maître de l'ouvrage ;

Considérant, en effet, qu'il est constant que SCR SA est la continuation juridique et économique de la Société chimique de la route ; que celle-ci avait constitué, pour la présentation de l'offre, un groupement d'entreprises avec sa filiale, la société GVTP ; qu'une société en participation avait été créée à cet effet ;

Considérant, encore, que l'offre a été présentée par les deux sociétés sous la forme d'un groupement d'entreprises solidaires, chacune étant dès lors engagée pour la totalité du marché, ce qui interdit à SCR SA, d'une part, d'invoquer, pour ce qui la concerne, un prétendu rôle passif ou de simple garant financier, alors au surplus qu'elle était mandataire du groupement auprès du maître de l'ouvrage, d'autre part, d'exciper de la répartition des pertes et/ou des bénéfices au sein de la société en participation, cette question ne concernant que les sociétés associées dans leurs rapports entre elles ;

Considérant, enfin, qu'il n'est pas sans intérêt de relever que SCR SA a dû normalement, en sa qualité de mandataire, faire parvenir au maître de l'ouvrage l'acte d'engagement du groupement de sociétés ;

Considérant qu'il s'ensuit, sans s'arrêter à la circonstance que la responsabilité de GVTP, devenue SCR-Midi SA avant l'apport de ses actifs à SCR-Midi SNC, n'a pas été recherchée, pas davantage celle de son successeur, que la sanction infligée à SCR SA est justifiée dans son principe ;

Qu'il ne peut dès lors être fait droit aux prétentions de SCR-Midi SNC ni au sujet de l'imputation des faits sanctionnés ni à propos de la situation financière à prendre en compte pour la détermination du montant de la sanction pécuniaire ; que cette société, dont l'intervention volontaire n'a pas été discutée, conservera la charge de ses frais ;

Considérant, certes, que les sanctions prononcées pour des pratiques semblables, mais dans des contextes économiques autres et avec des niveaux de responsabilité différents dans la mise en œuvre des pratiques, ne sont pas réellement comparables ; que le dommage causé à l'économie par une pratique d'entente entre les candidats à un appel d'offres peut dépasser le montant du marché en cause ;

Considérant, en outre, que la pratique incriminée a été mise en œuvre dans le secteur des travaux publics, particulièrement exposé aux pratiques anticoncurrentielles ;

Considérant, toutefois, que, eu égard aux critères énoncés par l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, les sanctions pécuniaires qui ont été infligées aux sociétés requérantes doivent être réduites dans de notables proportions ;

Que le dommage causé à l'économie demeure en effet limité ;

Qu'une attention particulière doit être apportée à la situation financière actuelle de SOGEA Sud-Est ;

Qu'ainsi, sans qu'il soit besoin d'examiner le détail des arguments des requérantes tendant à une modération des sanctions, celles-ci seront ramenées à 250 000 F à l'encontre de SOGEA Sud-Est et à 600 000 F à l'encontre de SCR SA,

Par ces motifs : Joint les instances inscrites sous les numéros 97-5292 et 97-5293 ; Dit que la société SCR-Midi SNC conservera la charge de ses frais d'intervention ; Faisant droit aux recours contre la décision n° 96-D-64 du 20 novembre 1996 du Conseil de la concurrence en ce qu'ils concernent le montant des sanctions pécuniaires ; Réduit à 250 000 F le montant de la sanction infligée à la société SOGEA Sud-Est ; Réduit à 600 000 F le montant de la sanction infligée à la société SCR SA ; Dit que les sommes qui devront être restituées par le Trésor public porteront intérêts au taux légal seulement à compter de la notification du présent arrêt comportant sommation de payer ; Rejette les recours pour le surplus ; Condamne les sociétés requérantes au surplus des dépens à proportion des montants des sanctions ci-dessus.