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Décisions

Cass. com., 4 février 1997, n° 94-21.147

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Béton de France (SA)

Défendeur :

Société méditerranéenne de béton, Super Béton (Sté), Béton chantiers du Var (EURL), Ministre de l'Économie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bézard

Rapporteur :

M. Léonnet

Avocat général :

M. Raynaud

Avocats :

SCP Ryziger, Bouzidi, Me Ricard

Cass. com. n° 94-21.147

4 février 1997

LA COUR : - Attendu, selon les énonciations de l'arrêt attaqué (Paris, 3 novembre 1994), que le ministre de l'Économie a, par lettre du 5 juillet 1994, saisi le Conseil de la concurrence de pratiques anticoncurrentielles sur le marché du béton prêt à l'emploi de la région Provence-Alpes-Côte-d'Azur et demandé le prononcé de mesures conservatoires en application de l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; qu'il a allégué que des baisses de prix avaient été mises en œuvre de manière concertée par les sociétés Béton de France (filiale de RMC), Super Béton (filiale de Ciments Lafarge et de Ciments Vicat, anciennement Béton 83), Béton chantiers du Var (VCV, filiale de Ciments Lafarge) et Société méditerranéenne de béton (SMB), filiale de la société Unimix (elle-même filiale de Ciments français), à partir du mois de novembre 1993, "afin d'empêcher une centrale concurrente appartenant à la Société nouvelle des bétons techniques (SNBT) récemment installée à Ollioules (83) de s'implanter sur le marché géographique concerné" ; que le Conseil de la concurrence a fait droit à cette demande et a enjoint, jusqu'à l'intervention de la décision au fond, à ces différentes entreprises de cesser de vendre, directement ou indirectement, dans un rayon de 25 kilomètres autour de la ville de Toulon, du béton prêt à l'emploi à un prix unitaire inférieur à son coût moyen variable de production, tel qu'il résulte de la comptabilité analytique établie mensuellement par chacune des entreprises concernées pour chacune de ses centrales ; que la société Béton de France a formé un recours contre cette décision ;

Sur le premier moyen, pris en ses trois branches : - Attendu que la société Béton de France fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté son recours, alors, selon le pourvoi, d'une part, que le Conseil de la concurrence peut prendre les mesures conservatoires qui lui sont demandées par le ministre chargé de l'Économie, par des personnes mentionnées à l'article 5 ou par les entreprises ; que ces mesures ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante ; qu'il résulte nécessairement de ces dispositions qu'en l'absence de plainte d'une entreprise lésée directement par des pratiques anticoncurrentielles, le Conseil de la concurrence ne peut prendre de mesures conservatoires pour protéger les intérêts d'une entreprise en particulier ; qu'il en résulte que le ministre ne peut demander de mesures conservatoires que lorsque la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé et à l'intérêt des consommateurs ; qu'en l'espèce actuelle, c'est par une violation de l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 que la décision attaquée affirme que le pouvoir du ministre de l'Économie de demander au Conseil de la concurrence de prendre des mesures conservatoires s'exerce dans le cadre du pouvoir général de saisine qui lui est conféré par l'article 11 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, les limites du pouvoir du ministre résultant de l'article 12 de l'ordonnance ; alors, d'autre part, que la recevabilité de la demande de mesures conservatoires formulée par le ministre est indépendante de la recevabilité de la saisine du Conseil de la concurrence en ce qui concerne le fond et doit s'apprécier séparément ; que la décision attaquée, après avoir énoncé que le ministre dans sa lettre de saisine du 5 juillet 1994 a dénoncé des pratiques qui portent atteinte à l'intérêt des consommateurs, n'a pu, sans violer le principe de l'indépendance des saisines et, par conséquent, l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, décider qu'en insérant le cas particulier de la SNBT dans le contexte de la défense des intérêts généraux du marché, le ministre a souligné que les comportements en matière de prix paraissent particulièrement graves dans la mesure où ils sont susceptibles d'entraîner la disparition d'un opérateur sur un marché qui compte du fait de sa dimension restreinte un nombre d'offres réduit et qu'en conséquence, c'est dans l'exercice régulier de ses prérogatives relevant de la protection générale de l'ordre public économique liée au libre jeu de la concurrence que le ministre a demandé au Conseil de la concurrence de prononcer les mesures conservatoires critiquées ; et alors, enfin, que la cour n'a pu sans dénaturer la lettre de saisine du 5 juillet 1994 et, par conséquent, violer l'article 1134 du Code civil, énoncer que c'est dans l'exercice régulier de ses prérogatives relevant de la protection générale économique liée au libre jeu de la concurrence que le ministre a demandé au Conseil de la concurrence de prononcer les mesures conservatoires critiquées en insérant le cas particulier de la SNBT dans le contexte de la défense des intérêts généraux du marché ; qu'en effet, il résulte de l'examen de la lettre de saisine ministérielle en date du 5 juillet 1994 que les mesures conservatoires demandées ne l'ont été qu'au motif qu'il apparaissait à l'examen du dossier transmis par le ministre que les pratiques anticoncurrentielles qu'il prétendait avoir été constatées portent une atteinte grave et immédiate à l'entreprise SNBT et ont pour objet de faire disparaître un opérateur ;

Mais attendu, en premier lieu, qu'il ne résulte pas des dispositions des articles 11 et 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 que la recevabilité de la demande des mesures conservatoires formulée par le ministre soit indépendante de la recevabilité de la saisine du Conseil de la concurrence sur le fond ;

Attendu, en second lieu, que c'est à bon droit que la cour d'appel a énoncé, après avoir constaté que les comportements des sociétés litigieuses en matière de prix paraissaient particulièrement graves dans la mesure où elles étaient susceptibles d'entraîner la disparition d'un opérateur sur un marché comportant du fait de sa dimension restreinte un nombre d'offres réduit, que le ministre avait qualité, dans l'exercice de ses prérogatives relevant de la protection générale de l'ordre public économique liée au libre jeu de la concurrence, pour demander au Conseil de la concurrence de prendre les mesures conservatoires qui s'imposaient; que c'est, dès lors, hors toute dénaturation, que la cour d'appel a pu statuer ainsi qu'elle l'a fait ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Sur le deuxième moyen, pris en ses trois branches : - Attendu que la société Béton de France fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté son recours, alors, d'une part, selon le pourvoi, que l'instruction et la procédure devant le Conseil de la concurrence sont pleinement contradictoires ; que, par ailleurs, le Conseil de la concurrence peut, après avoir entendu les parties en cause et le commissaire du Gouvernement, prendre des mesures conservatoires qui lui sont demandées notamment par le ministre chargé de l'Économie ; que l'article 12 ne prévoit pas l'intervention d'un rapporteur autre qu'un membre du Conseil de la concurrence dans le cadre de l'article 12 mais seulement l'audition des parties en cause et du commissaire du Gouvernement ; que l'intervention d'un rapporteur, dans le cadre de la procédure de l'article 12 constitue une violation de ce texte ; alors, d'autre part, qu'à supposer qu'un rapporteur figurant dans la liste prévue à l'article 4, alinéa 3, de l'ordonnance du 1er décembre 1986 puisse intervenir dans le cadre de l'article 12, la préparation d'un rapport par celui-ci, antérieurement à la séance, et sa lecture à l'audience sans que ce rapport ait été communiqué aux parties, constitue une violation du principe de l'instruction contradictoire imposée par l'article 18 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; et alors, enfin, que toute partie a droit à un procès équitable ; que doit être considérée comme une poursuite en matière pénale au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, une mise en cause d'une partie devant un organe susceptible de lui infliger une sanction pécuniaire d'un montant élevé ; qu'en l'espèce actuelle, le fait qu'un rapporteur ait pu proposer lors des débats des mesures différentes de celles demandées par l'auteur de la saisine (en l'espèce, le ministre) et que le commissaire du Gouvernement représentant le ministre ait pu modifier lors des débats la demande ministérielle sans que les parties en aient été avisées préalablement et n'aient été en mesure de discuter cette nouvelle mesure autrement qu'au cours des débats et sans avoir disposé d'un délai pour préparer leur défense sur la nouvelle mesure proposée, les a privées d'un procès équitable au sens de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ;

Mais attendu, en premier lieu, quel'article 15 modifié du décret du 29 décembre 1986 prévoit que pour l'application des articles 12 et 19 de l'ordonnance un rapporteur peut présenter des observations orales au cours de la séance ; qu'aucune disposition de l'ordonnance ou du décret précité impose que ce rapport oral ait préalablement revêtu une forme écrite et ait été communiqué aux parties;

Attendu, en second lieu, que le Conseil de la concurrence, lorsqu'il prononce des mesures conservatoires sur le fondement de l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne condamne pas les parties au paiement de sanctions pécuniaires ; qu'après avoir énoncé que le principe de la contradiction doit s'apprécier au regard de la procédure d'urgence prévue par ces textes, et, après avoir constaté que le rapporteur avait, tant en ce qui concerne les intérêts en cause qu'en ce qui concerne la formulation de l'injonction proposée au conseil, exposé oralement l'affaire en présence des parties a décidé, à bon droit, et sans méconnaître les textes susvisés, que celles-ci avaient pu "sans que cela soit contesté" s'exprimer les dernières et débattre contradictoirement des mesures proposées ; - que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Sur le troisième moyen, pris en ses quatre branches : - Attendu que la société Béton de France fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté son recours, alors, selon le pourvoi, que la société Béton de France avait fait valoir dans son assignation devant la cour d'appel que les prix pratiqués par elle ne révélaient aucune pratique sélective de prédation à l'encontre de la société SNBT ; que pour déterminer s'il a existé un prix de prédation si on veut utiliser le critère de la comparaison prix-coût, il faut l'appliquer de la manière la plus rigoureuse possible et pour cela comparer le prix d'une quantité donnée de produit au supplément de coût que sa production a exigé (coût marginal) ; que, dans l'industrie du béton prêt à l'emploi des coûts marginaux sont sensiblement différents selon les chantiers où sont livrés les produits, le coût des transports variant selon des zones géographiques ; qu'ainsi, la différence des coûts matière et des coûts transport peut engendrer des écarts significatifs entre le coût marginal des quantités livrées sur un chantier et le coût variable moyen (comme approximation) du coût marginal calculé sur l'ensemble des quantités produites ; que la comparaison proposée par le cCnseil de la concurrence entre un coût variable moyen et les prix est trompeuse puisqu'elle consiste à mettre en balance une moyenne de prix tous chantiers confondus et d'autre part, un prix spécifique à un chantier ; que la décision attaquée, en se contentant d'affirmer que le coût variable moyen doit être considéré comme étant représentatif des coûts variables unitaires, par le seul motif que sur la courte période concernée, les coûts n'ont pas connu de variation d'une amplitude notable (observation est faite qu'une telle variation n'avait pas été invoquée par la société Béton de France), et que le rapprochement fait par le conseil entre les prix unitaires et les coûts variables moyens n'est pas entâché d'incohérence, sans rechercher, comme elle y était invitée, si le coût des transports ne faussait pas précisément la comparaison, la décision attaquée a privé son arrêt de base légale au regard des articles 7 et 12 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 ; alors, d'autre part, que la société Béton de France avait fait valoir devant la cour d'appel que sur les chantiers livrés à partir de sa centrale de La Valette, la société SNBT n'était en général pas en rivalité avec la société Béton de France et ce, pour des raisons tenant à l'éloignement géographique de ces centrales à béton ; que précisément, on pouvait relever, en novembre 1993, des livraisons effectuées par la société Béton de France à partir de sa centrale de La Valette à des prix bas de 280 francs par exemple et que si la thèse de la prédation était pertinente, on ne voyait pas pourquoi la société Béton de France aurait décidé de perdre de l'argent dans des zones géographiques dont les prix pratiqués étaient sans effet sur la survie de sa prétendue cible, qu'au contraire, dans des hypothèses où elle était en compétition avec la société SNBT, la société Béton de France avait proposé des prix nettement supérieurs au coût marginal ; qu'en se contentant ici encore de se référer au coût moyen variable, sans examiner concrètement le rapport entre les prix unitaires et les coûts unitaires dans les cas où la société Béton de France se trouvait en compétition avec la société SNBT, la décision attaquée n'a pas suffisamment motivé sa décision et par là-même violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ; alors, de surcroît, que la charge de la preuve reposait en toute hypothèse sur le ministre, qui demandait que soient prises des mesures conservatoires ; qu'en se contentant d'utiliser les coûts variables moyens par le motif que le prix prédateur est défini comme étant le prix de vente unitaire d'un produit inférieur au coût variable unitaire de celui-ci et que si l'examen des factures établies par les sociétés requérantes permet de connaître les prix de vente unitaires, cependant que seuls les coûts variables moyens sont disponibles en l'état de la procédure d'urgence dont était saisie le conseil, la décision attaquée a, en fait, dispensé le ministre de rapporter une preuve qui était nécessaire pour aboutir à une conclusion sur la pratique de prix prédateurs, et par là-même violé l'article 12 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 ; et alors, enfin et subsidiairement, que le Conseil de la concurrence a nécessairement le pouvoir, dans le cadre de la procédure d'urgence, comme dans le cas de procédure sur le fond, de demander aux parties toutes précisions complémentaires ; que la cour d'appel a les mêmes pouvoirs ; qu'en se contentant d'affirmer que les coûts moyens étaient seuls disponibles (c'est-à-dire, avaient été fournis par le ministre), sans faire reproche au Conseil de la concurrence de ne pas avoir réclamé les coûts unitaires ou sans les réclamer elle-même, la décision attaquée a méconnu les pouvoirs du Conseil de la concurrence et, par là-même, violé les articles 12, 21 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et l'article 11 du nouveau Code de procédure civile ;

Mais attendu que la cour d'appel, appréciant les éléments de fait résultant de l'enquête administrative diligentée par le ministre de l'Économie préalablement à la saisine du Conseil de la concurrence, et qui avaient été analysés par le conseil dans sa décision ayant fait l'objet du recours après avoir été confrontés aux divers documents produits par les requérants, a pu estimer, sans avoir à suivre la société Béton de France, dans le détail de son argumentation et sans avoir à demander aux parties des précisions complémentaires, que le rapprochement fait par le conseil entre les prix de vente unitaires et les coûts variables moyens permettait de déceler l'existence d'une entente par la pratique de prix "prédateurs" ; que la cour d'appel, qui n'a pas inversé la charge de la preuve, n'encourt pas les griefs du moyen ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Par ces motifs : rejette le pourvoi.