CA Paris, 1re ch. H, 9 décembre 1997, n° ECOC9710432X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Ordre des avocats au barreau de Quimper
Défendeur :
Confédération syndicale du cadre de vie
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Premier président :
M. Canivet
Présidents :
M. Bargue, Mme Pinot
Avocat général :
M. Salvat
Conseillers :
Mme Beauquis, M. Carre-Pierrat
Avoué :
SCP Gaultier-Kistner
Avocats :
Mes Coroller-Bequet, Franck.
L'Ordre des avocats du barreau de Quimper (l'Ordre) a formé un recours contre une décision du Conseil de la concurrence (le conseil) n° 96-D-69 du 12 novembre 1996 qui :
- a estimé établi que, en élaborant et en diffusant parmi ses membres un document intitulé " Barème 1992 ", il avait enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
- lui a enjoint, d'une part, de ne plus élaborer ni diffuser de barèmes d'honoraires, d'autre part, d'adresser, dans un délai de deux mois à compter de sa notification, la copie de la présente décision, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, à l'ensemble des avocats constituant son barreau ;
- lui a infligé une sanction pécuniaire de 200 000 F.
Au soutien de son recours, l'Ordre prétend :
Aux fins d'annulation de la décision déférée ;
1. Que le barème indicatif en cause n'a pas d'objet anticoncurrentiel, en soutenant :
- que, tant en droit communautaire de la concurrence que par la jurisprudence de la Cour de cassation, des barèmes de prix sont regardés comme licites dès lors que, comme en l'espèce, ils n'ont pas la nature d'une norme contraignante ;
- qu'il n'a pas cherché à imposer le barème en cause ;
- qu'en établissant et en diffusant ledit barème, il n'a pas eu l'intention de fausser le jeu de la concurrence ;
2. Que ledit barème n'a pas eu d'effet sensible sur la concurrence ;
3. Subsidiairement, que, remplissant les conditions de l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le barème en cause est soustrait à la prohibition édictée à l'article 7 en ce qu'il a assuré un progrès économique, en permettant au justiciable d'être mieux informé sur les honoraires des avocats, a ainsi favorisé l'accès des citoyens à la justice et permis une meilleure comparaison et discussion sur les prix des prestations juridiques, sans avoir le moindre effet restrictif de concurrence.
Très subsidiairement, aux fins de réformation de la décision attaquée, que le montant de la sanction est démesuré au regard de ses ressources réelles et de sa situation financière.
La Confédération syndicale du cadre de vie, auteur de la saisine du conseil, s'est jointe à l'instance devant la Cour, par application de l'article 7 du décret du 19 octobre 1987, pour demander le rejet du recours.
Le conseil ainsi que le ministre de l'économie et des finances ont déposé des observations écrites visant aux mêmes fins.
Le ministre de l'économie et des finances a, comme le ministère public, présenté à l'audience des observations orales tendant au rejet du recours ;
L'Ordre requérant, qui a eu la parole en dernier, a pu répliquer à l'ensemble de ces observations écrites et orales.
Sur quoi, LA COUR :
Considérant que l'Ordre des avocats du barreau de Quimper a établi un document intitulé " Barème 1992 " ; que, selon les indications de son préambule, ce barème, de caractère indicatif " concerne uniquement les honoraires hors taxes proprement dits, à l'exclusion des frais émoluments de postulation faisant l'objet d'une demande distincte ainsi que la TVA au taux de 18,60 % à laquelle la profession est assujettie " ;
Qu'il précise :
- que "les honoraires concernent une procédure principale de type courant suivant son déroulement normalement prévisible" ;
- que " les procédures annexes ou incidentes font l'objet d'une facturation complémentaire, de même que les assistances à expertise, réunions, enquêtes ou instructions... " ;
- qu'un " un honoraire complémentaire pourra être fixé et réglé par prélèvement après achèvement de l'affaire et selon le résultat obtenu, afin de tenir compte des diligences et des services particuliers rendus par l'avocat " ;
- que " sauf accord particulier, les honoraires seront réglés sous la forme de provisions successives dont la première, réglée lors de l'introduction de la procédure (incluant les premiers frais à engager) correspond à la moitié des honoraires ci-dessous établis " ;
- que, pour près d'une centaine de prestations, le document donne très fréquemment des montants déterminés (HT et TTC), parfois une fourchette, plus occasionnellement, des montants " minimums " d'honoraires.
Qu'on y relève par exemple :
" EMPLACEMENT TABLEAU 1 "
" EMPLACEMENT TABLEAU 2 "
" EMPLACEMENT TABLEAU 3 "
" EMPLACEMENT TABLEAU 4 "
" EMPLACEMENT TABLEAU 5 "
Qu'en ce qui concerne l'honoraire complémentaire le document comporte, enfin, les précisions :
" A cet égard, les bases ci-dessous indiquées sont conformes aux principes régissant la nouvelle profession, soit :
- de 25 000 à 125 000 : 10 % ;
- de 125 000 à 250 000 : 8 % ;
- de 250 000 à 500 000 : 5 % ;
- au-delà de 500 000 : 2 % ".
Considérant que, par une exacte analyse de ce document, le conseil a relevé que, présenté comme un barème indicatif, il comporte une liste exhaustive des prestations juridiques ou judiciaires susceptibles d'être fournies par les avocats pour lesquelles sont indiqués soit des fourchettes, soit des montants minimaux, soit, le plus souvent, un montant déterminé d'honoraires ;
Que la cour retient, en outre, que les chiffres mentionnés ne sont, dans le document, étayés d'aucune étude explicite des coûts, frais et charges supportés par les cabinets d'avocats ;
Considérant que le conseil a estimé que le barème, établi par l'Ordre des avocats au barreau de Quimper et par lui diffusé à ses membres, est constitutif d'une action concertée ayant eu pour objet et ayant pu avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence, de ce fait prohibée par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
1. Sur l'objet anticoncurrentiel des pratiques en cause :
Considérant que, comme le constatait déjà la Commission de la concurrence dans son avis du 19 novembre 1981, concernant des recommandations publiées par le conseil de l'Ordre des avocats du barreau de Paris et relatives à leurs honoraires, le " juste montant de l'honoraire " et son explication sont l'objet des préoccupations actuelles de la profession; que les consommateurs de prestations juridiques ou judiciaires admettent de plus en plus difficilement de ne pas savoir, lorsqu'ils vont voir un avocat pour une consultation ou pour un procès, quel sera le montant de la rétribution de l'auxiliaire de justice ;
Considérant toutefois que cette recherche nécessaire de transparence et de prévisibilité du coût d'accès au droit ne saurait conduire à des pratiques faisant obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ;
Considérant, en l'espèce, d'une part, que, ainsi que l'a relevé le conseil par une analyse détaillée du document ci-dessus reproduit, et en dépit de l'affirmation préalable de son caractère indicatif, par les formules directives qu'il emploie tant en ce qui concerne les modes de calcul et de paiement des honoraires que le recours aux tarifs mentionnés, le " Barème 1992 " se présente comme une référence normative ;
Que, d'autre part, il n'est produit aucun justificatif établissant que les prix proposés étaient fondés sur une étude sérieuse et objective du coût de revient des prestations concernées ;
Que, surtout,même s'il n'a été accompagné d'aucune démarche visant à le rendre obligatoire, un tel document, émanant de l'organe investi de l' autorité réglementaire et disciplinaire sur les membres de la profession, dont le représentant dispose, en outre, du pouvoir de se prononcer sur les réclamations formées contre les honoraires qu'ils facturent, et proposant aux membres du barreau des prix praticables de leurs prestations - de ce fait assimilable à un barème et se présentant comme tel - était de nature à inciter ceux-ci à fixer leurs honoraires selon les tarifs suggérés plutôt qu'en tenant compte des critères objectifs de gestion propres à leur cabinet ;
Que, s'il a indiqué, lors de son audition, le 11 mai 1994, que les montants proposés n'étaient pas systématiquement suivis et qu'ils n'avaient aucun caractère contraignant, le bâtonnier de l'Ordre en cause a néanmoins admis que le barème avait pu avoir pour fonction de contrebalancer les tarifs à la baisse imposés sur les prestations judiciaires par les compagnies d'assurance et avait, aussi, été guidé par un souci d'harmonisation vis-à-vis de la clientèle, compte tenu des grandes variations possibles entre avocats et entre barreaux ;
Qu'est inopérante la référence faite par l'Ordre requérant au règlement CEE n° 408-88 de la Commission des Communautés européennes du 30 novembre 1988, concernant l'application de l'article 85, paragraphe 3, du traité CE à des accords de franchises permettant à certaines conditions au franchiseur la recommandation de prix de vente au franchisé, dès lors qu'il ne s'agit pas d'apprécier la licéité d'un accord vertical de distribution mais celle d'un accord tarifaire horizontal élaboré et diffusé par un organe professionnel; qu'est également sans portée la citation du rapport annuel, pour 1995, de la Cour de cassation (page 150) rappelant sa jurisprudence en matière de contestation d'honoraire et qui n'examine pas la validité des barèmes indicatifs d'honoraires d'avocats au regard du droit de la concurrence ;
Qu'il est ainsi établi que la barème d'honoraires élaboré et diffusé par l'Ordre des avocats du barreau de Quimper a un objet anticoncurrentiel ;
Considérant que, dès lors qu'il est avéré que la pratique examinée a un objet anticoncurrentiel, le conseil avait le pouvoir de l'interdire et de la sanctionner ;
2. Sur l'atteinte sensible à la concurrence :
Considérant, en outre, que le conseil a relevé, d'une part, que le barème examiné comprend des indications de prix concernant une centaine de prestations susceptibles d'être fournies par les avocats, d'autre part, que ledit barème a été diffusé à chaque membre du barreau; qu'il s'ensuit qu'une telle pratique concertée portant sur la détermination du montant des honoraires d'avocats, couvrant toute l'activité des professionnels en cause et impliquant, par sa diffusion à l'initiative de l'autorité ordinale, l'ensemble des avocats d'un même barreau, a nécessairement pu avoir un effet anticoncurrentiel sensible sur le marché local des prestations juridiques et judiciaires relevant, au surplus, du monopole édicté par l'article 4 de la loi du 31 décembre 1971 même si, comme l'indique le rapport d'enquête (page 17), l'influence directe d'un tel barème est impossible à mesurer ;
3. Sur l'application de l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 :
Considérant qu'aux termes de l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne sont pas soumises aux dispositions des articles 7 et 8 les pratiques dont les auteurs peuvent justifier qu'elles ont pour effet d'assurer un progrès économique et qu'elles réservent aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, sans donner aux entreprises intéressées la possibilité d'éliminer de la concurrence une partie substantielle des produits en cause ;
Considérant que l'objectif invoqué par l'Ordre requérant d'une meilleure information des justiciables n'a pu être réalisé dès lors que le barème n'était connu du public ni par publication, affichage ou diffusion, ni même par communication par les avocats à leurs clients (rapport d'enquête, page 16) ; qu'au surplus, le bâtonnier de l'Ordre a indiqué, dans une lettre adressée le 17 septembre 1991, à M. Giordano (annexe n° 00068), que le barème indicatif " n'était établi qu'à l'usage interne des cabinets d'avocats " et " n'était pas destiné à être diffusé aux clients "; que l'attestation délivrée le 7 janvier 1997 par la secrétaire de l'Ordre affirmant qu'elle donnait, aux particuliers, par téléphone, des renseignements à partir du barème, ne suffit pas à conférer à celui-ci une fonction effective d' information des demandeurs de prestations juridiques ou judiciaires sur les honoraires pratiqués par les divers cabinets d'avocats de Quimper ;
Qu'il n'est, en conséquence, pas établi que le barème examiné ait contribué à une meilleure information des justiciables, favorisé l'accès à la justice ou permis une plus facile comparaison et discussion sur le prix des prestations des avocats ; qu'il n'est pas davantage démontré que de tels objectifs de transparence et d'information sur la méthode de calcul des honoraires ne puissent être atteints que par la publication de tarifs ; qu'il s'ensuit que la pratique de concertation tarifaire ci-dessus caractérisée ne peut être soustraite à l'application de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.
4. Sur la proportionnalité de la sanction :
Considérant qu'aux termes de l'article 13, alinéa 3, de l'ordonnance du 1er décembre 1986, les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné ; qu'elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction ; que selon l'alinéa 4, le montant maximum de la sanction est de 10 millions de francs si le contrevenant n'est pas une entreprise ;
Considérant que, pour apprécier la proportionnalité de la sanction prononcée, le conseil a retenu que le document en cause donnait des indications d'honoraires, comportant, notamment, des montants minimums, pour une centaine de prestations concernant toutes les procédures devant l'ensemble des juridictions; que la gravité des pratiques doit s'apprécier en tenant compte de la circonstance que ledit document a été diffusé à l'ensemble des membres du barreau concerné ; que le ministère d'avocat est, s'agissant des différentes procédures, obligatoire; qu'en outre le conseil de l'Ordre en cause ne pouvait ignorer les dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986; qu'enfin, pour l'année 1995, les ressources de l'Ordre des avocats du barreau de Quimper se sont élevées à 1 118 550 F ;
Considérant que le conseil a ainsi apprécié, d'une part, le dommage causé à l'économie en référence à l'ampleur des prestations concernées pax le barème examiné et à la généralité de sa diffusion sur le marché local relativement étroit des prestations judiciaires et juridiques ; qu'il a, d'autre part, examiné la gravité relative des pratiques, en fonction du monopole légal dont disposent les avocats pour la fourniture des prestations visées par la concertation et de leur nécessaire connaissance de l'illicéité des pratiques tarifaires mises en œuvre, en raison notamment des décisions déjà prises par l'autorité de la concurrence en matière d'honoraires, en particulier de l'avis de la Commission de la concurrence du 19 novembre 1981, concernant des recommandations publiées par le conseil de l'Ordre des avocats du barreau de Paris en janvier 1977 et en janvier 1979 et relatives à leurs honoraires ;
Que, s'agissant de sa situation, l'Ordre requérant expose que le montant de ses ressources retenu pour l'appréciation du quantum de la sanction pécuniaire est erroné, la somme de 1 118 550 F comprenant celle de 179 467 F correspondant aux fonds de l'aide juridictionnelle destinés à ses membres ; qu'en outre le conseil a ignoré que, pour l'exercice de 1995, le compte de résultats faisait apparaître une perte de 85 033 F et que, selon les prévisions pour l'année 1996, cette perte atteindrait 232 187 F ;
Considérant que, eu égard au nombre réduit d'avocats inscrits au tableau de l'Ordre des avocats du barreau de Quimper (60 en 1994), du montant corrigé des ressources de l'organe responsable et de sa situation financière difficile justifiée par les pièces versées, il y a lieu de réduire le montant de la sanction à la somme de 100 000 F,
Par ces motifs : Rejette le recours en annulation formé par l'Ordre des avocats du barreau de Quimper contre la décision n° 96-D-69 du 12 novembre 1996 ; Réformant ladite décision, réduit à la somme de 100 000 F le montant de la sanction pécuniaire prononcée à l'encontre de l'Ordre des avocats du barreau de Quimper ; Condamne l'Ordre des avocats du barreau de Quimper aux dépens du recours.