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Décisions

Cass. com., 2 décembre 1997, n° 95-19.753

COUR DE CASSATION

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Nike France (Sté), Puma France (Sté), Mizuno France (Sté), Reebok France (Sté)

Défendeur :

Ligue nationale de football, Adidas Sarragan France (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bézard

Rapporteur :

M. Léonnet

Avocat général :

M. Raynaud

Avocats :

Me Guinard, SCP Richard, Mandelkern, SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, Me Ricard.

Cass. com. n° 95-19.753

2 décembre 1997

LA COUR : - Attendu qu'il résulte des énonciations de l'arrêt attaqué (Paris, 23 août 1995) que les sociétés Nike France, Puma France, Mizuno France et Reebok France ainsi que plusieurs autres sociétés, ayant toutes pour objet la fourniture de vêtements et d'équipements sportifs, notamment pour le football, ont saisi, le 9 juin 1995, le Conseil de la concurrence de pratiques qu'elles estimaient illicites existant entre la Ligue nationale de football, association de la loi de 1901 (LNF), et la société Adidas Sarragan France (société Adidas), qui avaient pour objet l'exclusivité qui venait d'être accordée par cette association à la société Adidas en vue d'équiper les joueurs appartenant aux clubs professionnels ; que la LNF, pour rendre effective cette mesure, avait modifié l'article 315 du règlement des championnats de première et deuxième divisions qui prévoyait que " lors des challenges agréés par la LNF, les clubs concernés sont tenus de faire porter à leurs joueurs les brassards afférents à ces manifestations ", par une disposition précisant " les clubs participant au CF 1 et CF 2 sont tenus de faire porter à leurs joueurs les équipements fournis par la LNF " ; que les sociétés concurrentes de la société Adidas ont demandé au Conseil de la concurrence de prendre, en application de l'article 12, alinéa 1er, de l'ordonnance du 1er décembre 1986, les mesures conservatoires permettant de suspendre ce règlement qui tarissait le parrainage sportif des clubs par les fabricants d'équipements et réduisait la clientèle de ces derniers ; que, par décision n° 95-MC10 du 12 juillet 1995, le Conseil de la concurrence a fait droit à cette demande en enjoignant à la LNF de suspendre l'application de l'article 315 nouveau du règlement des championnats de France de football professionnel des première et deuxième divisions et de ne pas s'opposer à l'exécution des contrats en cours signés entre les clubs de première et deuxième divisions de football professionnel et leurs fournisseurs respectifs pour l' équipement de leurs joueurs ; que le Conseil de la concurrence a également enjoint à la LNF et à la société Adidas, dans l'attente d'une décision au fond, de suspendre l'accord relatif à la fourniture d'équipements aux clubs de première et deuxième divisions de football ;

Sur le premier moyen, pris en ses quatre branches, du pourvoi n° 95-19.820 formé par la LNF : - Attendu que la LNF fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir accueilli partiellement son recours contre la décision du Conseil de la concurrence en se déclarant compétente pour connaître de l'accord relatif à la fourniture d'équipements aux clubs de première et deuxième divisions de football passé entre elle et la société Adidas, alors, selon le pourvoi, d'une part, que les litiges nés des décisions de personnes privées qui s'inscrivent dans le cadre d'une délégation étatique tendant à l'exécution d'un service public relèvent de la compétence des seules juridictions de l'ordre administratif ; qu'en l'espèce, l'accord litigieux a été négocié par la LNF dans le cadre de la délégation qui lui a été attribuée par le ministre des Sports, délégation qui s'inscrit dans la mission de service public plus générale confiée à la FFF, en sa qualité de fédération sportive, pour promouvoir le développement des activités sportives en France ; que, dès lors, en se déclarant compétente au seul motif que la LNF était intervenue en qualité d'association et donc de personnes relevant du droit privé et que l'objet de l'accord était différent de celui de l'article 315 nouveau du règlement qui impose aux clubs une obligation à l'égard de la LNF, sans rechercher si, ce faisant, elle n'avait pas agi néanmoins, en négociant un tel accord, directement et indépendamment de toute considération relative à l'article 315 nouveau du règlement dans le cadre de la délégation reçue du ministre des Sports pour l'organisation et la promotion du football professionnel en France, la cour d'appel n'a pas légalement fondé sa décision au regard de l'article 13 de la loi des 16-24 août 1790 ; alors, d'autre part, que, pour n'avoir pas procédé à une telle recherche, la cour d'appel n'a pas non plus répondu au moyen des conclusions d'appel pris de ce que l'accord négocié par la LNF et la société Adidas relevait de la délégation consentie par le ministre des Sports, ainsi que cela résulte de l'article 1-1 du décret du 13 février 1985 modifié et, de ce fait, a violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ; alors, de surcroît, que, et en toute hypothèse, les litiges nés des décisions de personnes privées qui s'inscrivent dans le cadre d'une activité qualifiée de nécessaire à l'amélioration des prestations fournies ou à l'intérêt financier du service concerné, relèvent eux aussi de la seule compétence des juridictions de l'ordre administratif ; qu'en l'espèce, l'accord envisagé entre la LNF et la société Adidas a pour effet de faire participer cette société au développement du football en France, tant par l'importance de la dotation par elle versée que par les accords techniques conclus par les parties ; que, dès lors, en se déclarant compétente au seul motif que la LNF était intervenue en qualité d'association et que l'objet de l'accord était différent de celui de l'article 315 nouveau du règlement qui impose aux clubs une obligation à l'égard de la LNF, sans rechercher si, ce faisant, elle n'avait pas agi néanmoins, en négociant un tel accord directement et indépendamment de toute considération relative à l'article 315 nouveau du règlement, dans le cadre de la mission de service public dont elle était chargée s'agissant du développement du football professionnel en France, la cour d'appel n'a pas légalement fondé sa décision au regard de l'article 13 de la loi des 16-24 août 1790 ; et alors, enfin, que, pour n'avoir pas procédé à une telle recherche, la cour d'appel n'a pas non plus répondu au moyen des conclusions d'appel pris de ce que l'accord négocié par la LNF avec la société Adidas s'inscrivait de façon directe et nécessaire dans le cadre de l'exécution de la mission de service public dont elle était chargée s'agissant du football professionnel en France et, de ce fait, a violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;

Mais attendu que la cour d'appel ne s'est pas seulement fondée sur le motif que l'accord liant la LNF à la société Adidas concernait deux personnes de droit privé ; qu'elle a également constaté que cet accord portait sur l'équipement des équipes professionnelles des première et deuxième divisions participant au championnat de France et que cet accord prévoyait une dotation de 60 millions pour la société Adidas " pour l'année contractuelle (1er juillet-30 juin) ainsi que la représentation par les joueurs de la marque Adidas pour le port des équipements fournis " ;qu'elle a pu en déduire qu'un tel accord, notifié le 5 mai 1995 à tous les clubs de première et deuxième divisions, avait pour objet la fourniture de vêtements et d'équipements de football ainsi que des prestations publicitaires au profit de la marque Adidas, ne mettait en œuvre aucune prérogative de puissance publique;qu'ainsi, la cour d'appel, qui s'est prononcée au regard des dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986, notamment de l'article 53 de ce texte, et qui a effectué les recherches nécessaires en répondant aux conclusions prétendument omises, n'encourt pas les griefs du moyen ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Sur le deuxième moyen du pourvoi formé par la Ligue nationale de football, pris en ses deux branches : - Attendu que la LNF fait encore grief à l'arrêt d'avoir rejeté la demande de suspension des mesures conservatoires ordonnées par le Conseil de la concurrence par application de l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, alors, selon le pourvoi, d'une part, que les personnes publiques ou leurs mandataires, tout en étant soumises, comme n'importe quel acteur de l'économie, au respect des règles de la concurrence, échappent au champ d'application de l'ordonnance du 1er décembre 1986 tel que défini par son article 53, lorsque leurs décisions participent d'une prérogative de puissance publique mise en œuvre dans le cadre de leur mission ; qu'en l'espèce, aux termes de l'article 1-1 du décret du 13 février 1985 modifié, la LNF a reçu délégation du ministre des Sports s'agissant du développement du football professionnel en France ; qu'ainsi, l'accord litigieux, qui vise l'amélioration et l'égalité dans les conditions d'exploitation et de gestion dans l'équipement des équipes de football professionnel en France, participe de la mission de service public confiée à la LNF, tendant au développement du sport dans le pays, et ne s'inscrit donc pas dans les activités de production, de distribution ou d'échange de biens, produits ou services visées par l'article 53 de l'ordonnance de 1986 et qui en conditionnent l'application ; que, dès lors, la cour d'appel ne pouvait prononcer des mesures conservatoires sur le fondement de l'article 12 de l'ordonnance de 1986, s'agissant de l'accord entre la LNF et la société Adidas, sans violer l'article 53 de ladite ordonnance ; et alors, d'autre part, qu'il ressort des termes de l'article 12, alinéa 2, de l'ordonnance du 1er décembre 1986 que les mesures conservatoires demandées au Conseil de la concurrence sont subordonnées à la constatation par les juges saisis de l'existence d'agissements illicites constitutifs de pratiques prohibées par les articles 7 et 8 de l'ordonnance précitée ; qu'en l'espèce, la cour d'appel s'est uniquement attachée à relever les éléments qui, selon elle, caractériseraient l'atteinte grave et imminente au secteur considéré ; que, dès lors, en considérant que les faits litigieux constituaient une atteinte grave et imminente au marché considéré pour refuser de suspendre les mesures conservatoires ordonnées par le Conseil de la concurrence sans, tout à la fois, constater le caractère illicite de ces mêmes faits au regard des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, la cour d'appel a violé l'article 12 de ladite ordonnance ;

Mais attendu que la cour d'appel, après avoir constaté que les activités de fourniture de vêtements et d'équipements sportifs et de prestations publicitaires faisant l'objet de la convention intervenue entre la LNF et la société Adidas ne concernaient pas les missions de service public qui lui avaient été déléguées en vue d'organiser les compétitions sportives, a vérifié si les effets de cette convention pouvaient avoir des conséquences anticoncurrentielles à l'égard des autres fabricants ; qu'elle a relevé, à cet égard, qu'au regard de l'article 12, alinéa 2, de l'ordonnance, il existait des présomptions pour que les pratiques dénoncées constituent à l'encontre des fabricants d'articles de sport " une entrave à l'accès au marché des équipements sportifs pour le football en imposant aux clubs de football disputant les championnats de première et deuxième divisions un fournisseur exclusif pour l'équipement de leurs joueurs " susceptibles d'être qualifiées d'illicites " au regard des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 " ; qu'en l'état de ces constatations, la cour d'appel n'a pas violé le texte susvisé ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Et sur le troisième moyen du pourvoi formé par la LNF, pris en ses trois branches : - Attendu que la LNF fait enfin grief à l'arrêt d'avoir refusé d'appliquer l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, alors, selon le pourvoi, d'une part, que, faute pour le texte et l'article 10 de l'ordonnance de prévoir expressément qu'il ne peut trouver à s'appliquer que dans le cadre limité à l'instance au fond, rien ne s'oppose, sauf à ajouter une condition au texte, à ce qu'il soit invoqué lors d'une demande de mesures conservatoires ; qu'il ressort de l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 que l'apport d'une pratique au progrès économique pouvait avoir pour effet d'en effacer le caractère anticoncurrentiel lorsqu'elle réserve aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte ; qu'en l'espèce, l'accord incriminé a pour objectif et pour effet de procurer à l'ensemble des clubs de football professionnel, dans le cadre restreint et très précis du championnat de France, des moyens en équipements identiques, quelle que soit leur notoriété, et de procurer à la LNF des ressources financières supplémentaires destinées à leur développement et à leur promotion, sans autre considération que leur appartenance à la première et deuxième divisions ; que, dès lors, la cour d'appel ne pouvait écarter la justification de l'accord en cause par le progrès économique sans s'être, au préalable, expliquée sur le profit que tirent les clubs de football professionnel dans leur ensemble d'un tel accord et, ce faisant, elle a violé l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 par refus d'application ; alors, d'autre part, que, et en toute hypothèse, l'article 10-1 prévoit la possibilité de justifier la pratique incriminée lorsqu'elle résulte d'un texte législatif ou réglementaire pris pour son application si elle en est la conséquence inéluctable ; qu'en l'espèce, la pratique incriminée par les équipementiers doit être regardée comme une conséquence inéluctable et incontournable des dispositions de la loi du 16 juillet 1984 et de son décret d'application modifié, confiant à la LNF le développement du football professionnel en France ; que, dès lors, en refusant d'examiner l'accord critiqué au regard des dispositions de l'article 10-1 de l'ordonnance du 1er décembre, alors même qu'elle avait constaté que la LNF tenait de la loi le droit d'exploitation des manifestations et compétitions sportives et que, conformément au décret d'application de cette loi, elle avait été chargée, par convention avec la FFF, de réglementer la publicité sur les équipements sportifs et dans les stades, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales qui s'évinçaient de ses propres constatations et, ce faisant, violé ensemble les articles 18, alinéa 1er, de la loi du 16 juillet 1984, 1-1 du décret d'application du 13 février 1985 et 10-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 par refus d'application ; et alors, enfin, qu'en refusant de faire application des dispositions de l'article 10-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, la cour d'appel n'a pas non plus répondu au moyen des conclusions d'appel pris de ce que l'accord négocié par la LNF avec la société Adidas était justifié par un texte législatif et réglementaire et, de ce fait, violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;

Mais attendu que la cour d'appel, qui était saisie d'une demande de mesures conservatoires sur le fondement de l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, a énoncé à bon droit que les conditions d'exemption prévues par l'article 10 de ce texte, qui relèvent de l'instruction de la saisine au fond prévue par l'article 11 de l'ordonnance, n'ont pas à être examinées dans le cadre d'une telle instance ; qu'elle a toutefois relevé, à titre surabondant, que " la LNF ne fournissait, en l'état, aucun élément permettant d'établir que l'accord litigieux est indispensable pour atteindre l'objectif de progrès économique dont elle se prévaut " ; qu'en l'état de ces constatations, et alors qu'elle avait exclu que la convention conclue entre la LNF et la société Adidas puisse relever d'une mission de service public, la cour d'appel n'encourt pas les griefs du moyen ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Mais sur le moyen unique du pourvoi n° 95-16.753 des sociétés Nike France, Mizuno France et Puma France et sur la seconde branche du moyen unique du pourvoi n° 95-19.814 de la société Reebok France : - Vu les articles 16 et 17 de la loi n° 84-610 du 16 juillet 1984 relative à l'organisation et à la promotion des activités physiques et sportives, le décret n° 85-238 du 13 février 1985 fixant les conditions d'attribution et de retrait de la délégation prévues à l'article 17 de la loi du 16 juillet 1984, ensemble l'article 53 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence ; - Attendu que pour annuler partiellement la décision du Conseil de la concurrence ayant suspendu l'application de l'article 315 nouveau du règlement des championnats de France de football professionnel de première et deuxième divisions, la cour d'appel énonce que la Ligue nationale de football, instituée par la Fédération française de football, pour diriger les activités sportives de caractère professionnel, bénéficie de cette délégation ministérielle conformément aux dispositions de l'artic 1-1 du décret n° 85-238 du 13 février 1985 ; qu'elle tient de l'article 18-1 de la loi du 16 juillet 1984 le droit d'exploitation des manifestations ou compétitions sportives et que, par application de l'article 4-2 de la convention passée avec la Fédération française de football, elle a compétence pour réglementer la publicité sur les équipements sportifs et dans les stades ; que l'arrêt relève encore qu'eu égard à la mission qui a été conférée à la LNF par le législateur les dispositions de l'article 315 du règlement des championnats de France professionnels de première et deuxième divisions, telles qu'elles résultent de la modification de ce texte adoptée par le conseil d'administration de cet organisme le 28 avril 1995, constituent l'usage de prérogatives de puissance publique et revêtent le caractère d'acte administratif et que le Conseil de la concurrence et la cour d' appel n'ont pas, dès lors, compétence pour connaître de la validité de cet acte qui ressortit aux juridictions de l'ordre administratif ;

Attendu qu'en statuant ainsi,alors qu'une telle disposition qui a pour seul objet la fourniture exclusive de vêtements et d'équipements sportifs par la LNF aux clubs de première et deuxième divisions ne peut être caractérisée comme une mesure mettant en œuvre des prérogatives de puissance publique et concerne seulement des activités commerciales, de distribution de produits qui ne se rattachent pas à la mission de service public que les articles 16 et 17 de la loi du 16 juillet 1984 et le décret n° 85-238 du 13 février 1985 reconnaissent à la LNF, en sa qualité de fédération sportive agréée, liée par une convention avec la FFF en vue d'organiser les championnats de France de football de première et deuxième divisions, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

Par ces motifs, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur la première branche du moyen unique du pourvoi n° 95-19.814, casse et annule, mais seulement en ce qu'il s'est déclaré incompétent pour suspendre l'application de l'article 315 nouveau du règlement de la Ligue nationale de football et apprécier la validité de cette disposition, l'arrêt rendu le 23 août 1995, entre les parties, par la Cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Paris, autrement composée.