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Décisions

Conseil Conc., 26 octobre 1993, n° 93-D-44

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Conditions de passation d'un marché de fourniture de tableaux basse tension avec Electricité de France

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport oral de Mme Marie-Christine Daubigney par M. Jenny, vice-président, présidant, MM. Blaise, Gicquel, Pichon, Robin, Sargos, Urbain, membres.

Conseil Conc. n° 93-D-44

26 octobre 1993

Le Conseil de la concurrence (section II),

Vu la lettre enregistrée le 21 juin 1991 sous le numéro F. 417 par laquelle le ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et du budget, a saisi le Conseil de la concurrence des conditions de passation d'un marché de fourniture de tableaux basse tension avec Electricité de France ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence, ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986, modifié, pris pour son application ; Vu le décret n° 48-1442 du 18 septembre 1948, modifié, instituant des commissions des marchés auprès des entreprises publiques dépendant du ministère chargé de l'industrie et du commerce ; Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement et les parties ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants de la société Socomec, de la société Manufacture d'appareillage électrique de Cahors (MAEC), de la société des Etablissements Guérin, de la Société d'appareillage électrique Gardy et de la société Simplex entendus ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et sur les motifs (II) ci-après exposés :

I. - CONSTATATIONS

A. - Le secteur

Le tableau à encombrement réduit

Pour transformer le courant électrique moyenne tension en courant basse tension utilisable par le particulier ou le petit artisan pour sa consommation d'énergie, Electricité de France installe des postes moyenne tension-basse tension d'un portée de 250 mètres environ.

Pour les ventes de tableaux à encombrement réduit basse tension à Electricité de France, les entreprises doivent respecter la norme EDF HN 63-5-61 de février 1979. Ces tableaux se composent d'un châssis métallique, de plusieurs départs monoblocs, d'un appareil de coupure (disjoncteur ou interrupteur) et, éventuellement, d'un dispositif d'alimentation pour l'éclairage public, la plupart des postes assurant cette fonction.

Quatre types de tableaux basse tension sont disponibles pour trois intensités de courant électrique : 800 ampères, 1 200 ampères et 1800 ampères. Le tableau réduit basse tension a été conçu par la Société d'appareillage électrique Gardy à la demande d'Electricité de France. Les spécifications adoptées par Electricité de France sont conformes à ce modèle et ont été imposées aux autres constructeurs.

Une innovation technologique est intervenue à compter de 1989 en ce qui concerne les interrupteurs des tableaux, sans que la norme HN 63-5-61 ait été modifiée.

Les caractéristiques de l'offre :

A la date de passation du marché en cause, les fabricants suivants étaient agréés par Electricité de France et donc en mesure de répondre à son appel d'offres :

- la Société d'appareillage électrique Gardy, filiale du groupe Merlin-Gerin, spécialisée dans l'appareillage électrique basse tension destiné à la distribution publique ; elle a réalisé en France, en 1992, un chiffre d'affaires hors taxes de 262 millions de francs ;

- la société MAEC, moins dépendante d'Electricité de France que d'autres entreprises présentes sur le marché, du fait de la diversité de sa clientèle ; elle a réalisé en France, en 1992, un chiffre d'affaires hors taxes de 206 millions de francs ;

- la société Simplex, qui a réalisé en France, en 1992 un chiffre d'affaires hors taxes de 158 millions de francs ;

- la société des Etablissements Guérin, qui intervient dans deux secteurs d'activité : la production de matériel électrique, d'une part, l'importation et le négoce de bateaux de plaisance, d'autre part. En 1989, cette société a racheté la société Durand-Pilven qui, jusqu'alors, intervenait également sur le marché des tableaux à encombrement réduit. La société des Etablissements Guérin a réalisé en France, en 1992, un chiffre d'affaires hors taxes de 31,5 millions de francs ;

- la société Socomec, qui a réalisé en France, en 1992 un chiffre d'affaires hors taxes de 283,9 millions de francs dont 5,5 p. 100 avec Electricité de France.

Les caractéristiques de la demande :

La demande de tableaux à encombrement réduit émane soit d'Electricité de France directement, soit d'industriels, appelés incorporateurs, qui incluent ces tableaux dans des matériels d'appareillage électrique plus complets et qui livrent ces produits finis à l'établissement public.

Dans un cas comme dans l'autre, Electricité de France est toujours l'utilisateur final du produit dont il définit les spécifications qui s'imposent aux incorporateurs.

Electricité de France intervient auprès de ses fournisseurs afin d'obtenir des produits conformes à ses exigences. Ainsi organise-t-il régulièrement des réunions relatives à la qualité des produits et mettant en présence l'ensemble des fabricants. En particulier, entre 1978 et 1981, Electricité de France a confié une analyse de la valeur du tableau à encombrement réduit à un cabinet spécialisé à cette occasion, des réunions se sont tenues avec les fournisseurs au cours desquelles ont été évoqués non seulement des problèmes techniques mais également la question du coût de revient. Depuis 1981, si des questions de coût ont été à nouveau abordées dans des réunions avec les fournisseurs, ce sujet n'y a été évoqué qu'exceptionnellement et il ne l'a plus été à partir de 1989.

B. - Le marché

Electricité de France a un besoin permanent de fourniture de tableaux à encombrement réduit.

Afin d'assurer la continuité de son approvisionnement, l'établissement public passe avec ses fournisseurs des marchés à commandes pour une durée de deux années. Chaque fournisseur se voit attribuer une part globale du marché dans la limite de cette répartition, chaque centre d'Electricité de France négocie la quantité d'appareils qu'il souhaite acheter à chacun des fournisseurs.

Electricité de France n'est pas soumis au respect des règles du code des marchés publics mais un décret du 18 septembre 1948 a institué une commission des marchés qui est chargée de déterminer les conditions dans lesquelles l'établissement public passe ses marchés, et d'émettre un avis préalable pour les marchés d'un montant supérieur à 6 millions de francs, relevant de la direction de l'équipement.

La consultation, objet de la présente décision, est relative à un marché à commandes réalisées du 1er octobre 1989 au 30 septembre 1991 ; celui-ci portait sur une quantité globale de 13 000 tableaux à encombrement réduit et de 86 000 départs monoblocs.

Le montant du marché était estimé, par Electricité de France, à 83,6 millions de francs hors taxes.

Pour répondre à cette consultation, les fournisseurs d'Electricité de France devaient remplir une grille de prix de 25 références utiles à la réalisation du produit fini pour un volume annuel de 1 000 tableaux et 6 700 départs monoblocs, quantité désignée Q 1.

Sur la base de la quantité Q 1, les fournisseurs pouvaient appliquer un coefficient C 1 déterminant les prix pour 1 500 tableaux à encombrement réduit et 10 000 départs monoblocs (Q 2), et un coefficient C 2 fixant les prix pour 2 000 tableaux et 12 900 départs monoblocs (Q 3).

Electricité de France avait choisi d'attribuer le marché selon la règle suivante : des quantités représentant respectivement 30,5 p. 100 et 23 p. 100 du marché seraient attribuées aux deux fournisseurs les mieux disants ; chacun des trois autres fournisseurs serait attributaire d'une quantité égale à 15,5 p. 100 du marché.

L'ouverture des plis a eu lieu le 30 mai 1989. Compte tenu du caractère anormalement élevé des prix déposés, Electricité de France a pris la décision de négocier individuellement avec chacun des soumissionnaires en leur demandant de faire une nouvelle proposition présentant un gain de productivité minimum pour la quantité de base.

A la suite de la négociation avec Electricité de France, chacun des soumissionnaires a remis une offre définitive ; au vu des offres et en application de la règle qu'il s'était fixée, Electricité de France a attribué le marché de la façon suivante : la société Gardy a obtenu 30,5 p. 100 du marché, la société des Etablissements Guérin 23 p. 100 et les trois autres fournisseurs 15,5 p. 100.

La commission des marchés d'Electricité de France a émis l'avis suivant au cours de sa séance du 13 décembre 1989 :

" Considérant que l'établissement n'a pas respecté la totalité des engagements pris envers la commission lors de l'examen des précédents marchés de tableaux basse tension en 1988 ;

" Considérant que la rédaction regrettable de l'appel d'offres lancé par l'établissement, rédaction qui ne permettait pas d'obtenir la souplesse nécessaire à la recherche des meilleures conditions de passation des marchés, notamment sur le plan de la concurrence et des prix ;

" Considérant que l'appel d'offres n'a pas été déclaré infructueux en dépit du caractère anormal de plusieurs prix remis ;

" Considérant que les négociations engagées après l'appel d'offres ont conduit l'établissement à proposer une répartition entre constructeurs différente de celle qui aurait résulté de la prise en compte des réponses à cet appel d'offres ;

" Considérant que cette répartition se justifie difficilement mais que cependant aucune autre ne reposerait sur des bases plus valables en raison de l'incertitude affectant les critères de choix ;

"Considérant que dans ces conditions, la commission aurait pu émettre un avis défavorable, mais qu'un tel avis aurait conduit à une situation extrêmement complexe du fait, notamment, de la présentation tardive du projet de marché devant la commission. "

C. - Les pratiques relevées

Parmi les documents fournis aux enquêteurs de la direction de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes par les responsables des entreprises ayant répondu à la consultation, trois télex émanant de M. Ode, directeur commercial de la société d'appareillage électrique Gardy, démontrent qu'il y a eu concertation entre les fournisseurs d'Electricité de France aussi bien pour la rédaction de la première offre que pour l'offre définitive.

Le premier document, en date du 18 mai 1989, est relatif au premier dépôt de plis.

Ce document précise, référence par référence, pour chacun des soumissionnaires et pour les quantités Q 1, Q 2 et Q 3, l'indice qu'il doit appliquer aux prix des dernières commandes du précédent marché, réactualisés sur la base de la formule définie par Electricité de France dans son appel d'offres.

La comparaison des prix ainsi obtenus et les prix réellement proposés montrent que chaque entreprise soumissionnaire a eu connaissance de ce document et en a respecté les termes.

Les deux autres documents ont été élaborés lors des négociations entreprises par Electricité de France avec ses fournisseurs, postérieurement au rejet de leurs propositions initiales.

Le premier, sans date, est ainsi rédigé :

" Strictement personnel et confidentiel.

" A l'attention de MM. Capelli, Henri, Léger, Matton de la part de P. Ode.

" Ci-joint notre proposition finale en ce qui concerne notre marché.

" 1 000 pièces

" Suite à la demande de M. Vassout de nous rapprocher du prix mini (Soco), nous vous proposons de réduire l'écart pour 1 000 pièces d'environ 1 p. 100 sauf Maec 0,6 p. 100 pour conserver la couverture Soco.

" 1 500 pièces

" De manière à augmenter l'écart pour les quantités supplémentaires et à proposer un rabais réaliste pour 1 500 pièces, nous vous proposons de baisser notre prix d'environ 0,5 p. 100 pour cette quantité.

"2 000 pièces

"Pas de changement par rapport à notre grille de rabais initiale.

"Important: dans les trois cas, Soco ne doit pas modifier son offre actuelle.

" De manière à nous simplifier le travail et à ce que chacun d'entre nous puisse posséder l'ensemble des informations, je me suis permis de calculer dans le détail nos propositions respectives. La règle adoptée étant de ne pas déroger par rapport à la grille de coefficient approuvée (sauf en ce qui concerne M. Capelli dont la couverture est réduite à 1 p. 100).

" Vous trouverez également un calcul de prix de chaque tableau tout équipé ainsi que le coefficient de comparaison par rapport à l'offre Gardy pour 1 500 pièces (base 100), ceci afin d'étalonner nos propositions.

" Le calcul du prix du tableau complet a été fait en sommant les prix du tableau avec ACG monté, de 8 départs (4 pour le 800 A), de 24 (12 pour le 800 A) protecteurs porte-fusibles, d'un panneau de réservation, d'un panneau de condamnation, d'une clé, de la boulonnerie de raccordement de départ et d'arrivée.

"N'hésitez pas à m'appeler pour toute explication complémentaire.

"A détruire après usage..."

Figurent, à la suite de ce texte, les prix par fournisseur et par référence pour chaque quantité demandée par Electricité de France.

Le dernier télex en date du 13 juillet 1989 est ainsi libellé :

" Objet : marché TUR-ultime info.

" M. Vassout propose de passer le coefficient de raccordement de 0,98 à 0,985 sur la deuxième année du nouveau marché.

" Par rapport aux prix que nous avons convenus, nous baissons tous nos prix de 0,25 p. 100 pour 1 000 pièces, pas de modification de C 1 et C 2.

" A détruire après lecture. P. Ode."

Par ailleurs, un document postérieur à l'attribution du marché découvert au siège de la société Gardy et émis par la société Simplex indique, sous la mention " Ils ont faim "

" Nous avons appliqué pour la première fois la compensation sur les disjoncteurs sur poteau à la fin du premier semestre 89.

" Il va de soi que cette méthode qui garantit à chacun une activité régulière ne peut être à sens unique et doit s'appliquer à tous les matériels sur lesquels le respect de la discipline des prix peut amener des déséquilibres par suite de décisions du client principal, ou par suite d'évolution du marché d'une clientèle vers une autre.

" C'est ce qui se passe actuellement sur les tableaux réduits. "

Enfin, un document, non daté, trouvé au siège de la société Simplex et intitulé " réponse marchés TR ", indique :

" On ne peut mettre sous une même réflexion EDF et Prive. " EDF, nous avons été trompés.

"Prive, c'est un phénomène de marché.

" Les raisons et les arguments peuvent être différents mais ces deux marchés forment un tout sur lequel l'entente doit jouer.

" Si elle joue normalement, le plus simple est de se faire des compensations sur EDF. Dans ce cas, nous n'avons pas à inquiéter nos partenaires en demandant une compensation pour pénétration du marché incorporateurs.

"Si la compensation ne joue pas ou mal, notre issue est alors dans l'attaque du marché incorporateurs selon la position de chacun des confrères. "

L'audition des fournisseurs d'Electricité de France confirme une concertation généralisée en réponse à sa consultation.

Ainsi, M. Matton, directeur général de la société Simplex, a-t-il déclaré :

" En ce qui concerne le marché tableaux électriques lancé par Electricité de France en avril 1989, Simplex avait pour objectif de maintenir la part de marché qu'elle détenait et à un prix donnant satisfaction à l'entreprise et au client.

" L'objectif était le même pour les quatre concurrents de Simplex, toutes les entreprises concernées ont décidé d'un commun accord de mettre sur pied une grille de prix correspondant aux prix à remettre à Electricité de France, de manière à ce que chacune d'entre elles conserve approximativement sa part de marché ...

" Cette opération purement défensive avait pour but de maintenir les parts de marché acquises, et non d'aboutir à une dérive des prix. "

M. Léger, directeur commercial et industriel de la société des Etablissements Guérin, déclarait :

"... Les cinq constructeurs se sont téléphoné de manière à établir une grille de prix permettant à chacun d'eux de retrouver la part de marché qu'il détenait, ceci de manière à ne pas désorganiser la production.

" La centralisation des renseignements recueillis a été confiée à Gardy. Le niveau des prix défini pour la première soumission correspondait à un niveau jugé raisonnable à la fois pour les constructeurs et pour Electricité de France, qui de toute manière n'aurait pas accepté une dérive des prix excédant celle résultant de la formule paramétrique et de la prise en compte des gains de productivité ... Finalement, la soumission déposée par les Etablissements Guérin auprès d'Electricité de France différait un peu de la grille que Gardy avait diffusée.

" L'objectif des Etablissements Guérin pour le marché TUR 1989 était d'obtenir une part équivalente à celle détenue conjointement par les Etablissements Guérin et Durand-Pilven dans le marché précédent. "

M. Henry, directeur commercial de la société MAEC, déclarait :

" Pour le marché lancé par Electricité de France en 1989, il y a eu des évolutions techniques par rapport aux marchés précédents : nouvel interrupteur, qui nécessitait une modification du châssis et du jeu de barres, et adjonction d'un écran supplémentaire.

" En plus l'ACG changeait de position. Comme MAEC ne fabrique pas les interrupteurs, la société a du prendre des contacts, notamment avec Gardy et Socomec, pour étudier les problèmes techniques et leurs incidences sur le coût de revient.

" En raison de ces incertitudes, et compte tenu du fait que systématiquement les prix sont renégociés par Electricité de France après leur dépôt, Gardy qui est le constructeur le plus représentatif sur le marché TUR a entrepris une synthèse des prix proposés par les constructeurs, suite à des contacts téléphoniques.

" Pour ce qui est de MAEC, elle ne s'est jamais considérée comme liée par cette synthèse.

" D'ailleurs l'objectif de MAEC était au moins de maintenir sa part de marché qu'elle détenait, donc de viser la quantité 1 500. MAEC n'a pas déposé d'offre pour la tranche 2 000 pour laquelle elle n'était pas compétitive. "

M. Ode, directeur commercial de la société Gardy, déclarait :

" Dans le cadre du lancement du marché TUR de 1989, et de ce marché seulement, EDF a modifié sa manière de répartir les commandes entre les constructeurs et leur a fait comprendre qu'ils étaient trop nombreux sur ce marché.

"Ainsi Gardy et probablement les autres constructeurs en cause ont-ils craint l'arrêt de leur activité tableaux.

" Pour éviter cela, des contacts téléphoniques réciproques ont eu lieu à plusieurs reprises courant mai 1989. Le but de ces contacts était double : permettre à chacun de ne pas se faire éliminer, tout en définissant les remises qui pourraient être consenties à Electricité de France sans nuire à l'activité de chacun.

" Ces remises devaient d'ailleurs être compatibles avec la volonté d'Electricité de France.

" Les contacts ont surtout eu lieu après la première remise d'offres, en vue de la renégociation de prix demandée par Electricité de France et prévue pour juillet 1989.

" J'ai personnellement été chargé, étant le plus jeune des cinq directeurs commerciaux impliqués dans ce marché, de faire la synthèse de ces conversations, sous forme d'un tableau de prix récapitulatif adressé par télex aux quatre ;

Enfin, M. Capelli, directeur commercial et marketing de la société Socomec, déclarait :

" En ce qui concerne le marché tableau réduit 1989, la situation était différente par rapport au marché précédent : Durand-Pilven racheté par les Etablissements Guérin ne soumissionnait plus, Socomec et Gardy apportaient une plus-value technique, l'interrupteur boîtier moulé.

" Toutes ces circonstances ont probablement provoqué un "vent de panique". Pour Socomec, malgré ces nouveautés, l'objectif pour ce marché n'était pas très différent des marchés précédents.

" En effet, la relative stabilité des parts au cours de ces marchés, le type de consultation, les niveaux de prix très bas (donc la faible marge de manœuvre) nous orientaient vers une stratégie d'évolution à plus long terme.

" La première phase de cette stratégie était la proposition d'un produit amélioré qui nous a permis de nous faire apprécier par les services techniques d'Electricité de France.

" Pour l'offre en question, le seul but de Socomec, d'ailleurs traduit par la proposition, était de rester présent sur ce marché avec une part cohérente avec notre présence commerciale sur le terrain Electricité de France...

"Je reconnais que des contacts téléphoniques ont eu lieu entre les constructeurs avant le premier dépôt de prix (mai 1989) et surtout pendant la négociation.

" A cette occasion, j'ai reçu le fax de M. Ode de Gardy (19 juin 1989) contenant la grille de prix, que je n'ai d'ailleurs pas appliquée. "

II. - SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL

Sur la procédure :

Considérant que la société Socomec soutient que le télex du 18 mai 1989 ainsi que les premières offres déposées par Electricité de France ne figurent pas en annexe au rapport, alors que le rapporteur fonde son argumentation sur ces pièces ;

Mais considérant que, par courrier en date du 30 juillet 1993, ces pièces ont été communiquées aux parties qui ont disposé d'un nouveau délai de deux mois pour présenter d'éventuelles observations ;

Considérant que la société des Etablissements Guérin soutient que le rapport établi en application des dispositions de l'article 21 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne répond pas aux moyens de défense qu'elle a présentés en réponse à la notification de griefs ;

Mais considérant qu'aux termes de l'article 21 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : " ... Le Conseil notifie les griefs aux intéressés ainsi qu'au commissaire du Gouvernement, qui peuvent consulter le dossier et présenter leurs observations dans un délai de deux mois. Le rapport est ensuite notifié aux parties, au commissaire du Gouvernement et aux ministres intéressés. Il est accompagné des documents sur lesquels se fonde le rapporteur et des observations faites, le cas échéant, par les intéressés " et qu'aux termes de l'article 18 du décret du 29 décembre 1986 : " Le rapport contient l'exposé des faits et griefs finalement retenus par le rapporteur à la charge des intéressés ainsi qu'un rappel des autres griefs " ; que ces dispositions n'imposent pas que le rapport réponde de façon exhaustive à chacun des arguments invoqués par les parties dès lors qu'il contient l'essentiel des considérations concernant les éléments soumis à la discussion contradictoire; qu'en se rapportant aux faits notifiés, le Conseil peut se déterminer à partir d'éléments du dossier soumis à la libre discussion des parties sans enfreindre le principe de contradiction ni les garanties de la défense;

Sur le marché de référence :

Considérant que la consultation relative au marché de fournitures pour des commandes réalisées du 1er octobre 1989 au 30 septembre 1991, si elle ne constituait pas un appel d'offres au sens du code des marchés publics auquel Electricité de France n'est pas soumis, avait pour effet de confronter une demande spécifique et des offres destinées à lui répondre et substituables entre elles ; qu'ainsi, le marché à commandes passé par Electricité de France constitue bien un marché au sens du titre III de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Sur les pratiques constatées :

Considérant qu'il est constant qu'Electricité de France est le principal acheteur sur le marché des tableaux à encombrement réduit ; que l'établissement public exerce également une influence sur le marché de l'appareillage électrique comprenant ce type de tableaux par le biais des agréments accordés à ces derniers ;

Considérant que les entreprises en cause font valoir qu'Electricité de France a, dans le passé, incité ses fournisseurs de tableau basse tension à se concerter sur la qualité des produits fabriqués et à échanger des informations sur le niveau de leurs coûts ; qu'ils soutiennent que la concertation reprochée serait ainsi principalement due à l'acheteur ;

Considérant, en premier lieu, qu'Electricité de France a confié entre 1978 et 1981 à un cabinet spécialisé une analyse de la valeur du tableau à encombrement réduit ; qu'à l'occasion de cette analyse ont été organisées des réunions entre Electricité de France et ses fournisseurs au cours desquelles des informations sur les coûts de revient de ces derniers étaient échangées : que cependant ces échanges d'informations, qui se sont terminés en 1981, soit huit ans avant la passation du marché en cause, et à une époque où la structure de l'offre de tableaux basse tension était différente de celle qui existait en 1989, ne pouvaient être de nature à interdire le jeu de la concurrence entre les soumissionnaires pour le marché à commandes relatif à la période allant du 1er octobre 1989 au 30 septembre 1991 ;

Considérant, en deuxième lieu, qu'entre 1981 et 1989 des questions relatives aux coûts de certaines pièces des tableaux basse tension ont été occasionnellement évoquées lors de réunions, en principe consacrées à l'examen de problèmes techniques, entre Electricité de France et ses fournisseurs ; que, si ces échanges d'informations ont pu avoir pour effet de limiter le champ de la concurrence entre ces derniers, ils n'impliquaient pas que toute possibilité de concurrence entre eux était exclue pour l'appel d'offres relatif au marché couvrant la période 1989-1991 dès lors, notamment, qu'Electricité de France avait fait savoir qu'il entendait, pour ce marché, attribuer des lots plus importants aux deux entreprises moins disantes ;

Considérant, en troisième lieu, qu'il est constant que les fournisseurs appelés à soumissionner à l'appel d'offres relatif au marché de fourniture de tableau couvrant la période 1989-1991 se sont concertés sur les prix à proposer avant le premier dépôt des plis puis préalablement à la remise des offres définitives à l'insu du donneur d'ordre et en prévoyant des mesures destinées à faire disparaître les traces de leur concertation ;

Considérant, dans ces conditions, qu'il ne saurait être utilement soutenu que les concertations reprochées à l'occasion du marché à commandes couvrant la période 1989-1991 seraient principalement dues à l'acheteur ;

Considérant que la société Socomec conteste avoir appliqué les consignes tarifaires précitées tout en admettant en avoir été destinataire ; qu'elle en déduit ne pas avoir participé à la concertation ;

Mais considérant, d'une part, que le directeur commercial et marketing de la société Socomec reconnaît lui-même que " des contacts téléphoniques ont eu lieu entre les constructeurs avant le premier dépôt de prix (mai 1989) et surtout pendant la négociation " que les grilles tarifaires figurant dans les télex établissent l'existence de cet échange d'informations entre les cinq fournisseurs d'Electricité de France ; que d'autre part, il résulte des pièces du dossier que la société Socomec a suivi les consignes figurant dans le télex du 18 mai 1989 (pièce 441 du rapport) : qu'en effet, la comparaison entre les prix portés sur ce document et les prix effectivement déposés (annexe complémentaire au rapport) fait apparaître une stricte égalité, pour près de la moitié des références demandées par Electricité de France, en ce qui concerne la quantité Q 1, et une similitude pour plus de la moitié des références (14 sur 25) en ce qui concerne le dépôt définitif des plis (annexe 9 du rapport) ; que dans ces conditions, il y a lieu de retenir que la société Socomec a participé aux échanges d'informations intervenus avant les dépôts de plis et a suivi les consignes formulées ;

Considérant, en premier lieu, que les pratiques constatées ont eu pour objet et pu avoir pour effet d'entraver la concurrence par les prix ; qu'en effet, les prix déposés par les entreprises en cause, tant lors du premier dépôt de plis que lors de l'offre définitive, résultant d'une concertation généralisée, présentaient de ce fait un caractère artificiel ;

Considérant, en second lieu, que ces pratiques avaient pour objet de procéder à un partage du marché, comme le reconnaissent d'ailleurs plusieurs fournisseurs de tableaux basse tension ; qu'en admettant même que les conditions dans lesquelles a été lancé l'appel d'offres étaient telles que chaque soumissionnaire pouvait penser qu'il bénéficierait d'une part du marché dès lors qu'il proposerait des prix " satisfaisants ", il est constant que les entreprises en cause ont tenté de s'opposer à la volonté d'Electricité de France de faire jouer pleinement la concurrence pour les attributions correspondant à 22,5 p. 100 du marché ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les pratiques susmentionnées auxquelles se sont livrées la société d'appareillage électrique Gardy, la société Socomec, la société Manufacture d'appareillage électrique de Cahors, la société Simplex et la société des Etablissements Guérin sont prohibées par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Sur l'application de l'article 10 de l'ordonnance du /er décembre 1986 :

Considérant que la société des Etablissements Guérin et la société MAEC soutiennent que les pratiques qui leur sont imputées entrent dans le champ d'application des dispositions du 2 de l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; qu'elles font valoir que ces pratiques concourent au progrès économique dans la mesure où elles maintiendraient une offre compétitive émanant de plusieurs entreprises sur le marché considéré ;

Mais considérant que les entreprises concernées ne justifient pas que la mise en œuvre d'une entente, destinée à figer leur part de marché et à assurer leur présence continue sur celui-ci en contrecarrant le souhait de l'acheteur de voir jouer la concurrence pour une partie du marché, soit de nature à contribuer à l'accroissement de la productivité ou au développement de l'innovation ;

Sur les sanctions :

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le Conseil de la concurrence " peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est pour une entreprise de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos ... " ;

Considérant que la gravité des pratiques dénoncées, imputables aux sociétés Socomec, MAEC, Appareillage électrique Gardy, Simplex et à la société des Etablissements Guérin, est caractérisée par le fait qu'il ressort des documents figurant au dossier que les entreprises auteurs de ces pratiques n'ignoraient manifestement pas le caractère illicite de la concertation qu'elles ont mise en œuvre à l'encontre d'Electricité de France ; que la dépendance vis-à-vis d'Electricité de France dont se prévalent certaines des entreprises en cause, à la supposer établie, ne saurait atténuer la gravité de ces pratiques qui ont concerné un important marché de fournitures dont le montant total s'élevait à 83,6 millions de francs hors taxes ;

Considérant que le dommage à l'économie s'apprécie au regard de l'ensemble du marché des tableaux à encombrement réduit où les marchés conclus avec Electricité de France servent de référence pour la fixation des prix sur le marché de l'appareillage électrique incluant de tels tableaux ;

Considérant, cependant, qu'il résulte de l'avis émis par la commission des marchés d'Electricité de France que les conditions de passation du marché en cause " ne permettaient pas d'obtenir la souplesse nécessaire à la recherche des meilleures conditions de passation des marchés, notamment sur le plan de la concurrence et des prix" ; qu'il y a lieu, en conséquence, de tenir compte de cette circonstance dans l'application de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Considérant que le chiffre d'affaires de la société Gardy pour l'année 1992 s'élève, en France, à 262 millions de francs ; que cette société a joué un rôle déterminant dans l'entente en acceptant de collecter et de transmettre des documents à ses concurrents ; qu'eu égard à la gravité des faits qui lui sont imputables et à l'importance du dommage causé à l'économie, tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, mais en tenant compte du rôle de l'acheteur, il y a lieu d'infliger à cette entreprise une sanction pécuniaire égale à 1 200 000 francs ;

Considérant que le chiffre d'affaires de la société Socomec réalisé, en France, pour l'année 1992, s'élève à 283,9 millions de francs ; qu'eu égard à la gravité des faits qui lui sont imputables et à l'importance du dommage causé à l'économie, tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, mais en tenant compte du rôle de l'acheteur, il y a lieu d'infliger à cette entreprise une sanction pécuniaire égale à 1.000.000 francs

Considérant que le chiffre d'affaires de la société MAEC pour l'année 1992 s'élève, en France, à 206 millions de francs ; qu'eu égard à la gravité des faits qui lui sont imputables et à l'importance du dommage causé à l'économie, tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, mais en tenant compte du rôle de l'acheteur, il y a lieu d'infliger à cette entreprise une sanction pécuniaire égale à 720 000 francs ;

Considérant que le chiffre d'affaires de la société Simplex pour l'année 1992 s'élève, en France, à 158 millions de francs ; qu'eu égard à la gravité des faits qui lui sont imputables et à l'importance du dommage causé à l'économie, tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, mais en tenant compte du rôle de l'acheteur, il y a lieu d'infliger à cette entreprise une sanction pécuniaire égale à 550 000 francs ;

Considérant que le chiffre d'affaires de la société des Etablissements Guérin pour l'année 1992 s'élève, en France, à 31,5 millions de francs ; qu'eu égard à la gravité des faits qui lui sont imputables et à l'importance du dommage causé à l'économie, tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, mais en tenant compte du rôle de l'acheteur, il y a lieu d'infliger à cette entreprise une sanction pécuniaire égale à 110 000 francs,

Décide :

Article 1er. Sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes :

1 200 000 francs à la société d'appareillage électrique Gardy ;

1 000 000 francs à la société Socomec ;

720 000 francs à la société MAEC ;

550 000 francs à la société Simple ;

110 000 francs à la société des Etablissements Guérin.

Article 2. Dans un délai maximum de trois mois à compter de la date de notification de la présente décision, les sociétés Socomec, MAEC, Simplex, la société d'appareillage électrique Gardy et la société des Etablissements Guérin feront publier à frais communs et au prorata des sanctions prononcées le texte intégral de la présente décision dans Le Moniteur des travaux publics et du bâtiment. Cette publication sera précédée de la mention "Décision du Conseil de la concurrence en date du 26 octobre 1993 relative aux conditions de passation d'un marché de fournitures de tableaux basse tension avec Electricité de France ".