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Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 24 juin 1993, n° ECOC9310111X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

L'Entreprise industrielle (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Borra

Avocat général :

M. Jobard

Conseillers :

Mmes Renard-Payen, Pinot, Beauquis, M. Betch

Avoué :

SCP Fisselier Chiloux Boulay

Avocats :

Mes Elkaim, Donnedieu de Vabres.

CA Paris n° ECOC9310111X

24 juin 1993

Saisi par le ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et du budget de pratiques relevées lors d'un appel d'offres relatif à un marché d'extension du réseau d'éclairage public de la commune de Venarey-les-Laumes en Côte-d'Or, le Conseil de la concurrence a, par décision n° 92-D-63 du 24 novembre 1992, infligé notamment à chacune des sociétés Cegélec et L'Entreprise industrielle une sanction de 1 000 000 F et a ordonné à leurs frais la publication du texte intégral de la décision.

Le Conseil a retenu :

- que les éléments relevés par l'instruction avaient apporté la preuve de l'existence d'un échange d'informations entre les cinq entreprises Bizouard, Cegélec, Demongeot, L'Entreprise industrielle et Vernet Bosser ;

- que de telles pratiques qui avaient pour objet et pouvaient avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence entre les entreprises se trouvaient prohibées par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

- qu'il convient de déterminer le plafond de la sanction applicable par référence au chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France par les sociétés Cegélec et L'Entreprise industrielle et non par référence au chiffre d'affaires de leur direction régionale ou agence locale dès lors qu'il ne résultait pas des délégations de pouvoirs produites par celles-ci que ces direction ou agence pouvaient déterminer de façon autonome les conditions commerciales auxquelles elles contractaient ;

- que ces sociétés n'ignoraient pas lorsqu'elles ont mis en œuvre les pratiques reprochées, le caractère prohibé de ces pratiques ni le risque qu'elles encouraient à les mettre en œuvre ;

- que le dommage potentiel causé à l'économie du fait des agissements des sociétés Cegélec et L'Entreprise industrielle dépassait le simple enjeu du marché public sur lequel ils ont été observés en raison de l'importance de ces deux sociétés dans le secteur de l'équipement des réseaux d'électricité et de l'éclairage ;

- qu'à l'inverse il devait être tenu compte des efforts faits par la société Cegélec dans le sens du respect des règles de la concurrence.

Les sociétés L'Entreprise industrielle et Cegélec ont formé un recours contre cette décision dont elles poursuivent pour la première la réformation et la réduction de la sanction à la somme de 40 000 F et pour la seconde l'annulation ou la réformation et par voie de conséquence la réduction de la sanction.

Ces deux sociétés, qui ne contestent pas les faits retenus à leur encontre, critiquent la décision du conseil :

- en ce qu'il a retenu leur chiffre d'affaires global alors qu'elles estiment que le plafond de la sanction qui pouvait leur être infligée devait être déterminé par référence au seul chiffre d'affaires pour L'Entreprise industrielle de sa direction régionale Est et Centre à Dijon et pour la Cegélec de son agence locale de Dijon ;

- en ce que la sanction qui leur a été infligée est disproportionnée compte tenu de la gravité des faits qui leur sont reprochés et du dommage porté à l'économie du marché de référence.

La société L'Entreprise industrielle fait valoir en substance :

- que contrairement à l'appréciation globale portée par le conseil sur sa situation et sur celle des autres entreprises en cause concernant l'autonomie de leurs structures locales, la délégation de pouvoirs qu'elle a produite, rédigée en termes généraux dépourvus d'ambiguïté, donne au directeur régional Est et Centre autonomie pleine et entière pour passer et signer tout marché à telle enseigne que le directeur des travaux " Lignes et réseaux " du secteur Est et Centre basé à Dijon a déclaré lors de l'instruction avoir établi lui-même les prix de la soumission à l'appel d'offres lancé par la commune de Venarey-les-Laumes. Que c'est d'ailleurs sur le chiffre d'affaires du seul service " Lignes et réseaux " qu'il convient d'asseoir la sanction ;

- que le seul élément retenu par le conseil pour caractériser la gravité des faits qui lui sont reprochés, à savoir l'état de récidive dans lequel elle se trouvait du fait de trois décisions rendues antérieurement à son encontre par le Conseil de la concurrence, doit être écarté dans la mesure où deux de ces décisions ne sont pas passées en force de chose jugée ;

- que par ailleurs le dommage potentiel causé à l'économie retenu par le conseil comme élément déterminant du préjudice causé à l'économie ne saurait être admis par la cour.

La société L'Entreprise industrielle ajoute enfin que sa situation économique est loin d'être florissante puisque sa marge bénéficiaire atteint un niveau critique et surtout que le chiffre d'affaires des "Lignes et réseaux" du secteur Est et Centre de la direction régionale de Dijon, secteur seul concerné par la pratique prohibée, s'est élevé en 1991 à la somme de 55 678 956 F (HT) découvrant une perte de 472 635 F.

La société Cegélec soutient de son côté :

- que la subdélégation de pouvoirs faite par sa direction régionale de Lyon en faveur du chef de l'agence de Dijon établit l'autonomie commerciale de cette agence relativement au marché en cause et la non-imputabilité de l'infraction constatée à la société Cegélec ;

- qu'aux termes de cette subdélégation et de la lettre d'instructions adressée au chef de l'agence de Dijon celui-ci pouvait, sans en référer au siège, passer tout marché jusqu'à la somme de 2 000 000 F, somme que l'appel d'offres en cause était loin d'atteindre ;

- que, dans la mesure où ce n'est pas la société Cegélec qui a décidé de participer à un échange d'informations mais l'agence de Dijon, dont le responsable a été licencié, la gravité des faits reprochés doit être appréciée par rapport à cette agence et non par rapport à la société Cegélec, qui a mis en place un dispositif de respect des régies de la concurrence dont le conseil a relevé l'efficacité.

Le ministre chargé de l'économie fait observer que les sociétés requérantes n'établissent ni l'une ni l'autre l'autonomie économique de leur direction régionale ou agence locale :

- que, pour la société Cegélec, le fait même qu'il existe une subdélégation de pouvoirs à caractère limité, qui précise ce qui est autorisé et ce qui ne l'est pas, apporte la preuve que l'agence locale de Dijon ne dispose pas d'une véritable autonomie commerciale et technique ;

- que, pour la société L'Entreprise industrielle, une délégation de pouvoirs ne pouvait être prise en compte pour démontrer l'autonomie d'une agence territoriale que si elle était générale et absolue, c'est-à-dire sans limitation dans le temps ni dans le champ d'activité et si elle était de nature à permettre au dirigeant de l'agence d'effectuer tous les actes d'un chef d'entreprise.

Il ajoute, concernant la proportionnalité des sanctions, que les moyens développés par les sociétés requérantes, relatifs tant à la gravité des faits qu'au dommage à l'économie, doivent être rejetés.

Le conseil fait valoir :

- s'agissant de la société Cegélec, qu'il ressort de la lettre d'instructions du 16 avril 1987, adressée par le directeur régional de Lyon à l'agence de Dijon, produite pour la première fois en appel, que l'agence de Dijon n'a jamais bénéficié d'une autonomie pour déterminer les conditions commerciales auxquelles elle contractait puisqu'elle devait respecter les directives générales de la société, informer sa hiérarchie des faits importants et faire signer par le directeur régional, et non par le responsable de l'agence, les commandes supérieures à 200 000 F ;

- s'agissant de la société L'Entreprise industrielle, que la délégation produite est très générale et ne permet pas de penser que les directions régionales peuvent s'affranchir, dans leurs relations contractuelles, des directives du siège.

Il fait par ailleurs observer sur le montant des sanctions qu'il est très en deçà du maximum de 5 p. 100 du chiffre d'affaires fixé par le texte de l'ordonnance.

La société L'Entreprise industrielle réplique qu'il n'est pas possible de prétendre qu'une délégation de pouvoirs destinée à établir l'autonomie d'une direction régionale doit être générale et de reprocher en même temps à celle qu'elle a produite d'être trop générale pour être retenue.

La société Cegélec fait valoir en réponse que c'est par rapport au marché en cause que la subdélégation faite à l'agence de Dijon doit être appréciée.

Le ministère public a conclu oralement au rejet des recours.

Sur quoi, LA COUR :

Considérant que l'article 13, alinéa 3, de l'ordonnance du 1er décembre 1986 fixe le montant maximum de la sanction pouvant être infligée à une entreprise à 5 p. 100 du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos ;

Considérant que les sociétés L'Entreprise industrielle et Cegélec, reconnaissant la matérialité des faits reprochés, prétendent en revanche que le chiffre d'affaires à prendre comme assiette de la sanction est, pour la première, celui de sa direction régionale Est et Centre de Dijon et, pour la seconde, celui de son agence de Dijon, lesquelles bénéficieraient d'une autonomie commerciale permettant de les assimiler à des entreprises ;

1° Concernant L'Entreprise industrielle :

Considérant que celle-ci invoque pour établir l'autonomie de sa direction régionale Est et Centre de Dijon, l'existence d'une délégation de pouvoirs donnée au directeur régional prévoyant qu'il pourra " prendre part à toutes adjudications ... et à cet effet signer tous cahier des charges, procès-verbaux, marchés, contrats " et prétend que le texte même de cette délégation donne à ce directeur régional la capacité sans réserve de signer les marchés, ce qui, selon elle, implique une autonomie pleine et entière ;

Considérant que la délégation produite donne pouvoir au directeur régional Est et Centre de Dijon :

- " d'assurer les travaux de réseaux et d'installations électriques, instrumentation, automatisme, génie civil et construction ... de la société dans la région Est et Centre ... ainsi que les travaux de télécommunications ... sur l'ensemble du territoire national ; "

- " de représenter la société vis-à-vis des tiers ... ; "

- " de prendre part à toutes adjudications ... faire toutes soumissions ... et à cet effet signer tous cahiers des charges ... marchés ou contrats " ;

- " d'assurer la responsabilité pénale des infractions aux textes légaux et réglementaires ... " ;

Considérant que si cette délégation reconnaît au directeur régional la capacité de contracter, elle ne comporte toutefois aucune précision sur les conditions notamment financières auxquelles il contracte ;

Que l'absence de cet élément essentiel dans le texte fait ressortir que le délégué régional, s'il est doté d'une large liberté d'action dans les domaines technique et juridique, ne dispose pas en revanche de l'autonomie réelle de décision dans le domaine économique, autonomie sans laquelle une entité ne peut pas être considérée comme une entreprise dans le contexte du droit de la concurrence;

Que la direction régionale Est et Centre de Dijon ne pouvant être assimilée à une entreprise, a fortiori son service "Lignes et réseaux" ne peut l'être non plus ;

2° Concernant Cegélec :

Considérant que celle-ci invoque pour démontrer l'autonomie de son agence de Dijon, la subdélégation de pouvoirs et la lettre d'instructions adressées au chef de ladite agence par sa direction régionale de Lyon ;

Considérant qu'aux termes de cette subdélégation sont donnés à M. Morin, chef de l'agence de Dijon, tous pouvoirs :

- " pour représenter la société ... " (n° 1) ;

- " acheter et vendre toutes marchandises ... fournir et recevoir toutes prestations de service ... " (n° 5) ;

- " se charger de tous travaux et entreprises de gré à gré ou par adjudication, faire toutes soumissions, passer, signer, exécuter tout marché " (n° 6) ;

Que la lettre d'instructions prévoit l'obligation générale pour l'agence d'exercer ces pouvoirs " en conformité avec les directives générales de la société ... de consulter ou d'informer la hiérarchie des faits importants de son activité " ;

Que cette lettre fait également obligation au chef d'agence d'obtenir l'accord de la direction régionale avant de signer toutes soumissions égales ou supérieures à 2 millions de francs et pour toutes commandes d'un montant égal ou supérieur à 200 000 F ;

Que force est de constater que ces instructions limitent étroitement et de diverses façons la sphère de décision dévolue au responsable de l'agence de Dijon, en fixant des plafonds aux soumissions et aux commandes qu'il est habilité à signer seul, en encadrant son activité dans les directives générales de la société et en l'incitant à en référer à sa hiérarchie pour tout fait important ;

Qu'il en résulte que l'agence de Dijon ne constitue pas au sein de la Cegélec une organisation jouissant du minimum d'indépendance économique et financière qui permettrait de l'assimiler à une entreprise au sens de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant que, même du point de vue de l'accord en cause, le fait que la décision de soumissionner entrait dans la compétence attribuée aux représentations régionales de l'Entreprise industrielle et de la Cegélec ne signifie pas que ces divisions des deux sociétés gardaient la maîtrise des développements ultérieurs, notamment financiers de l'opération ;

Que les profits ou les pertes éventuelles engendrés par celle-ci étaient destinés à remonter finalement aux échelons centraux à l'instar des autres résultats des dépendances régionales de chacune des deux requérantes ;

Que la comptabilité analytique produite par l'agence de Dijon de la Cegélec ne constitue qu'une partie de la comptabilité générale de cette société;

Considérant en conséquence que c'est à juste titre que le Conseil de la concurrence s'est fondé sur l'absence d'autonomie véritable de la direction régionale de l'Entreprise industrielle et de l'agence de Dijon de la Cegélec pour retenir comme assiette des sanctions applicables les chiffres d'affaires hors taxes des deux sociétés réalisés en France pour le dernier exercice connu, soit respectivement les sommes de 8 714 millions de francs pour Cegélec et 5 582 millions de francs pour l'Entreprise industrielle ;

Considérant qu'eu égard à cette assiette, c'est par des motifs exacts que la Cour adopte que le Conseil de la concurrence a pondéré les différents éléments d'appréciation de la sanction infligée à chacune des deux entreprises requérantes, en proportionnant son montant à la gravité intrinsèque de la pratique incriminée et au dommage potentiel causé à l'économie à travers le marché public en cause ;

Qu'il s'ensuit qu'il y a lieu de rejeter les recours ;

Par ces motifs : Rejette les recours formés par les sociétés l'Entreprise industrielle et Cegélec contre la décision n° 92-D-63 du 24 novembre 1992 du Conseil de la concurrence, condamne les requérantes aux dépens.