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Décisions

Conseil Conc., 29 octobre 1997, n° 97-D-79

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques relevées lors du marché de création de la bibliothèque multimédia et de réhabilitation des bâtiments de l'ancien hôpital à Limoges

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré, sur le rapport de M. Stéphane Dewailly, par M. Barbeau, président, , MM. Cortesse, Jenny, vice-présidents.

Conseil Conc. n° 97-D-79

29 octobre 1997

Le Conseil de la concurrence (commission permanente),

Vu la lettre enregistrée le 19 décembre 1996 sous le numéro F 931, par laquelle le ministre délégué aux finances et au commerce extérieur a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques relevées lors du marché de création de la bibliothèque multimédia et de réhabilitation des bâtiments de l'ancien hôpital à Limoges ; Vu l'ordonnance n° 86­1243 du 1er décembre 1986 modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 86­1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu la lettre du président du Conseil de la concurrence en date du 15 juillet 1997 notifiant aux parties et au commissaire du Gouvernement sa décision de porter l'affaire devant la commission permanente, en application de l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; Vu les observations présentées par la société J. Raynaud et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants des sociétés J. Raynaud et Seralu entendus ; Adopte la décision rendue sur les constatations (I) et les motifs (II) ci­après exposés :

I­ CONSTATATIONS

A- Le marché concerné

En juin 1994, la ville de Limoges, qui avait désigné la Société d'Equipement du Limousin (SELI) pour mandataire, a lancé un appel d'offres ouvert, portant sur 26 lots, relatif à un marché concernant la réalisation d'une bibliothèque multimédia de 13 400 m2, de son parc de stationnement enterré de 14 400 m2 et la réhabilitation des bâtiments de l'ancien hôpital de Limoges non affectés à la bibliothèque. Cet appel d'offres a été publié le 26 juillet 1994 au BOAMP. La date limite de réception des offres était fixée au 19 septembre 1994 à 17 heures.

Le lot n° 9 concernait l'ensemble des opérations relatives aux travaux de la verrière sur jardin d'hiver, des façades réalisées en verre agrafé et des verrières sur puits de lumière.

Lors de la première réunion de la commission chargée de l'ouverture des plis du 21 septembre 1994, toutes les offres relatives au lot n° 9 ont été jugées recevables. Elles étaient de 3 005 908 F pour la SA Durand Structures, de 3 358 677 F pour le groupement SA GBM / SA Raynaud et SARL Verial, de 3 565 900 F pour la SA Sori Père & Fils, de 3 690 000 F pour la SA Seralu et de 4 280 325,50 F pour la SA Laubeuf.

Le 4 octobre 1994, le maître d'œuvre adressait aux soumissionnaires un questionnaire portant sur certains points de leur proposition. Ce questionnaire précisait dans son paragraphe " Généralités " que " toute modification du montant de votre offre serait de nature à la rendre irrecevable ". La société Durand Structures, dans un premier temps, confirmait au maître d'œuvre ses prix pour le lot n° 9 (lettre du 5 octobre 1994) puis, le 12 octobre suivant, elle majorait son offre de 581 200 F HT , la portant à 3 587 108 F HT , ce qui avait pour conséquence de l'éliminer.

Le 18 octobre 1994, la commission s'est réunie afin de désigner les entreprises attributaires. Pour ce qui concerne le lot n° 9, elle a considéré que l'offre présentée par l'entreprise Durand Structures n'était " pas conforme " et elle a retenu celle présentée par le groupement GBM/Raynaud/Verial , pour un montant de 3 358 677 F HT.

B­ Les pratiques constatées

Mme Brouillet et M. Dumas, respectivement métreur et chargé d'affaires de la société Durand Structures, ont déclaré le 25 septembre 1996 : " Nous savions que cette modification in extremis de notre devis nous éliminait d'office de la compétition. Nous préférions perdre ce marché qui représentait certains risques techniques de mise en œuvre (...). Nous n'avons pas été contactés, ni subi de pression sur ce marché de la part d'un concurrent ni d'une organisation professionnelle ". M. Bouchet, président­directeur général de la société a déclaré pour sa part le 11 octobre 1996 : " Je n'ai eu aucun contact avec d'autres entreprises dans le cadre de ce marché. Je confirme en tous points les termes du procès­verbal de déclaration établi le 25 septembre 1996 à Saint­Yriex avec M. Dumas Jean­Michel et Mme Brouillet Yvette. "

Le président­directeur général de l'entreprise J. Raynaud, M. Raynaud, a communiqué aux enquêteurs un document intitulé " Cadre de décomposition du prix global et forfaitaire " qui correspond à la page n° 1 de l'offre pour le lot n° 9. Envoyé par télécopie, il comporte le devis détaillé, poste par poste, du lot n° 9 ainsi que les date, heure et coordonnées de l'expéditeur : " 16 sep. 1994 ven. 16 : 56 Seralu Mouchamps n° fax 51.66.28.09. P.05 ". Ce document reproduit très exactement l'offre qu'a effectivement déposée la société Seralu pour le lot n° 9.

M. Raynaud a déclaré le 25 septembre 1996 à propos de ce document : " Je suis dans l'incapacité d'expliquer pourquoi nous sommes en possession de ce document dont j'ignorais l'existence à ce jour. Personnellement, je ne connaissais pas l'existence de la société Seralu (...). Il est bien entendu que ce chantier représentait un chiffre important pour mon entreprise ". Il a par ailleurs déclaré, à propos de la soumission déposée par le groupement de son entreprise et des sociétés GBM et Verial : " Verial, seule entreprise à posséder les qualifications requises (...), a réalisé l'étude technique et financière seule, le seul poste que nous ayons chiffré concernant la porte extérieure. L'entreprise GBM n'a pas participé au chiffrage de ce marché (...). (L)es modifications normatives nous ont conduit à une modification de l'offre initiale sur la verrière, soit une plus­value de 293 514,38 F HT".

M. Vincendeau, président du directoire de la société Seralu, a déclaré le 9 octobre 1996 avoir adressé une télécopie à l'entreprise Raynaud, à la demande de cette dernière, en précisant que seul le lot n° 10 l'intéressait : " Je vous remets copie de la page du vendredi 16 septembre 1994 du registre des appels reçus, sur laquelle figure notamment un appel de la société Raynaud (Reno) de Limoges. Concernant le fax que vous me présentez, que nous avons adressé à l'entreprise Raynaud le vendredi 16 septembre 1994 à 16 h 56, je vous précise que la personne qui s'est occupée de ce marché est actuellement hospitalisée. Je pense que nous avons pu répondre à une demande de l'entreprise Raynaud. Ce lot 9, pour lequel nous n'avons pas les compétences (...) et que nous aurions dû de ce fait sous­traiter, ne nous intéressait pas spécialement. Par contre le lot n° 10 concernait pleinement nos activités et donc nous intéressait particulièrement. Dans l'hypothèse où notre entreprise aurait obtenu ce lot, nous aurions vraisemblablement acheté le verre à l'entreprise Raynaud, en qualité d'entreprise locale ".

La page du vendredi 16 septembre 1994 du registre des appels reçus par la société Seralu mentionne, pour l' " après­midi ", la " Sté Reno Limoges-André ".

M. Mounet, président­directeur général de la société GBM, a déclaré le 25 septembre 1996 que l'offre conjointe, avec les sociétés Raynaud et Verial, avait été " étudiée conjointement avec Raynaud qui était la mandataire du groupement. Ces études ont été faites sous l'autorité de M. Floucaud, responsable du service Alu pour notre entreprise et dans les locaux de la SA Raynaud. (...) Il y a eu des évolutions de la réglementation technique qui ont entraîné des contraintes supplémentaires et vraisemblablement nous avons été conduits à compléter notre offre ".

II­ SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL,

Sur les pratiques constatées :

Considérant qu'il résulte des documents recueillis et des déclarations du responsable de la société Seralu que la société J. Raynaud, qui en groupement avec deux autres entreprises entendait déposer une offre pour le lot n° 9 du marché de création de la bibliothèque multimédia et de réhabilitation des bâtiments de l'ancien hôpital à Limoges, a pris contact avec la société Seralu par appel téléphonique du 16 septembre 1994, antérieurement à la date limite de remise des offres, et que cette dernière lui a fait parvenir le même jour une copie de l'offre qu'elle allait déposer pour ce même lot n° 9 ;

Considérant, en premier lieu, que la société J. Raynaud avance que rien ne permettrait d'établir que le document du 16 septembre 1994 " a bien été envoyé et qu'il a bien été reçu " ni que " la société Raynaud a été destinataire de la télécopie " ; que par ailleurs elle conteste la valeur probante de la mention " Reno " à la date du 16 septembre 1994 sur le registre des communications téléphoniques de la société Seralu ;

Mais considérant que la télécopie en cause a été communiquée aux enquêteurs par le responsable de la société Raynaud, qui l'avait donc bien reçue ; que le responsable de la société Seralu a déclaré, lors de l'instruction et devant le Conseil de la concurrence, que son entreprise avait adressé cette télécopie à la société Raynaud à la demande de cette dernière et qu'il a lui­même interprété la mention " Reno " figurant sur le registre des communications téléphoniques reçues par son entreprise à la date du 16 septembre 1994 comme indiquant " un appel de la société Raynaud de Limoges " ;

Considérant, en deuxième lieu, que, dans ses observations et devant le conseil, la société Raynaud a reconnu cet échange d'informations avec la société Seralu et qu'elle l'a expliqué par le fait que cette dernière " n'avait pas les compétences pour le lot n° 9 et qu'elle aurait dû sous­traiter, vraisemblablement à l'entreprise Raynaud " mais que, la société Raynaud ne pouvant être sous­traitante pour diverses raisons, c'est la société Verial, avec qui elle avait formé un groupement momentané d'entreprises et qui disposait des compétences nécessaires, qui était " le destinataire de cette information " ;

Mais considérant que rien dans le dossier ne permet d'établir que la société Verial ait participé à cet échange d'informations ;

Considérant, en troisième lieu, que la société Seralu a exposé que, spécialisée en menuiserie d'aluminium, elle avait envoyé son offre par télécopie à la société Raynaud en espérant que celle­ci, qu'elle supposait être le plus important négociant en verre de Limoges auprès duquel elle devrait se fournir si elle emportait le marché, lui accorderait des conditions d'achat plus favorables ; qu'elle invoque le fait qu'une entente anticoncurrentielle entre deux entreprises aurait eu peu de chances de prospérer, alors que d'autres entreprises ont soumissionné ; qu'elle ajoute qu'aucun élément n'établit qu'elle aurait bénéficié de contreparties à la suite de cette concertation ;

Mais considérant, d'une part, que la société Raynaud a affirmé qu'elle avait cessé son activité de négoce en verre depuis le 27 octobre 1992; que, même si le document produit par la société Raynaud à l'appui de cette dernière affirmation ne concerne que la suspension du négoce des produits de marque Cekal (procédé " VIR Novatherm 415 "), le seul fait pour la société Seralu, soumissionnaire demandeur de verre, d'adresser, avant la remise des plis, à son fournisseur potentiel susceptible d'être son concurrent à sa demande le détail de son offre, comportant au demeurant un chiffrage des postes incluant les prix du verre, est constitutif d'un échange d'informations;

Considérant, d'autre part, que le fait que l'instruction n'ait permis de mettre en cause que deux soumissionnaires à l'appel d'offres est sans incidence sur la responsabilité de ces derniers dès lors que la preuve est rapportée qu'ils ont procédé à un échange d'informations avant la date de dépôts de leurs offres, que le caractère anticoncurrentiel de cette pratique est indépendant de l'existence éventuelle de contreparties, que celles­ci interviennent à l'occasion de la passation du marché considéré ou d'autres marchés, alors que l'instruction n'a pas porté sur l'ensemble du secteur ;

Considérant enfin que la société J. Raynaud avance que " tout échange d'informations entre concurrents n'est pas illicite au regard de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 " et que " si la concertation en vue de la répartition des marchés publics est prohibée, de même que la présentation d'offre de couverture, l'échange d'information n'est pas prohibé " ;

Mais considérant que l'échange d'informations en cause portait précisément sur le lot n° 9 du marché concerné, qu'il est antérieur à la remise des plis etqu'il a permis au groupement dont la société Raynaud était le mandataire d'élaborer une offre qui n'était pas exclusivement fondée sur ses propres conditions d'exploitation, mais également sur la connaissance qu'il avait de l'existence et du détail de l'offre de l'entreprise " concurrente " Seralu ; que cet échange d'informations avait pour objet et a pu avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché considéré; qu'il est donc contraire aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Sur les sanctions :

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : " Le Conseil de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières. Il peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos " ; qu'en application de l'article 22 de la même ordonnance la commission permanente peut prononcer les mesures prévues à l'article 13, les sanctions infligées ne pouvant, toutefois, excéder 500 000 F pour chacun des auteurs des pratiques prohibées ;

Considérant que pour apprécier la gravité de la pratique constatée il convient de considérer qu'elle est intervenue entre deux des quatre entreprises dont la soumission était recevable ; que cette pratique a trompé la municipalité de Limoges sur la réalité de la concurrence et l'a empêchée de passer le marché aux meilleures conditions ; qu'elle a été mise en œuvre par deux entreprises locales ; que l'importance du dommage causé à l'économie par cette pratique résulte de ce qu'elle concerne un marché de plus de 4 millions de francs ;

Considérant que la SA Miroiterie Jacques Raynaud s'est livrée à une pratique anticoncurrentielle en ayant échangé des informations avant le dépôt des offres avec l'entreprise Seralu ; qu'elle a réalisé en France au cours de l'exercice 1996, dernier exercice clos disponible, un chiffre d'affaires de 23 309 710 F ; qu'en fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés ci­dessus, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 180 000 F ;

Considérant que la SA Seralu s'est livrée à une pratique anticoncurrentielle en ayant échangé des informations avant le dépôt des offres avec l'entreprise J. Raynaud ; qu'elle a réalisé en France au cours de l'exercice de douze mois clos le 30 septembre 1996, dernier exercice clos disponible, un chiffre d'affaires de 36 552 980 F ; qu'en fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés ci­dessus, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 270 000 F ;

Décide :

Article 1er : Il est établi que les sociétés Miroiterie Jacques Raynaud et Seralu ont enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Article 2 : Sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes :

- 180 000 F à la SA Miroiterie Jacques Raynaud ;

- 270 000 F à la SA Seralu.