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Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 15 septembre 1993, n° ECOC9410058X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Brasseler GmbH & Co KG (Sté)

Défendeur :

Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Canivet

Conseillers :

M. Betch, Mme Beauquis, Mme Pinot, Mme Renard-Payen

Avoués :

SCP Varin-Petit, SCP Roblin-Chaix de Lavarene

Avocats :

Mes Le Pen, Levy.

CA Paris n° ECOC9410058X

15 septembre 1993

Saisi par la société Distribution logistique dentaire et médicale (DLM Diadent), entreprise de vente par correspondance de matériel dentaire, de pratiques anticoncurrentielles reprochées à la société Courtage et montage du Saumurois (CMS Dental), importateur exclusif en France d'instruments de marque Komet fabriqués par la société de droit allemand Brasseler, le Conseil de la concurrence (le Conseil) a, le 15 décembre 1992:

- estimé qu'en fonction de leur relative absence de substituabilité avec les abrasifs d'acier ou de tungstène pour le travail en bouche de l'émail dentaire par les chirurgiens-dentistes, les instruments rotatifs comportant une surface de cristaux de diamant leur conférant une " microdureté Vickers de 8000 HV " constituent un marché spécifique sur lequel les pratiques dénoncées sont à examiner;

- décidé qu'en excluant la vente par correspondance de la commercialisation des instruments dentaires rotatifs diamantés de la marque Komet, les sociétés CMS Dental et Brasseler ont, jusqu'en I1990, date à laquelle la première est devenue la filiale de la seconde, contrevenu aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 sans Pouvoir se prévaloir des dispositions exonératoires de l'article 10-2;

- ordonné la notification aux sociétés Brasseler et CMS Dental de griefs complémentaires fondés sur les dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et 86 du traité instituant la Communauté économique européenne;

- réservé l'application des dispositions de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Parallèlement à cette procédure se sont développés des contentieux, entre la société CMS Dental et les sociétés DLM Diadent, d'une part, et Promodentaire, d'autre part, toutes deux entreprises de vente par correspondance de fournitures dentaires, litiges qui ont donné lieu à diverses décisions en référé et au fond faisant droit aux demandes de cessation des refus de vente injustifiés et d'indemnisation du préjudice qui en est résulté pour la seconde.

Contre ces décisions, la société CMS Dental a relevé des appels sur lesquels il est statué par des arrêts distincts.

Les sociétés CMS Dental et Brasseler ont formé un recours contre cette décision au soutien duquel elles font valoir:

- que le Conseil n'a pas exactement défini le marché en cause en ce que, d'une part, les abrasifs diamantés ne sont pas insubstituables à d'autres instruments rotatifs et sont aussi, d'autre part, utilisés par les prothésistes;

- qu'en outre la CMS Dental n'occupe pas une position dominante sur le marché où le Conseil a examiné les pratiques litigieuses;

- que, sans exclure aucune forme de distribution, lesdites pratiques, se bornant à exiger pour la commercialisation des instruments de marque Komet des conditions qualitatives tenant à la capacité des revendeurs à donner aux praticiens des informations appropriées sur l'usage de la totalité de la gamme des produits que seuls les dépôts dentaires sont aptes à fournir, ne sont pas contraires aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

- qu'avant de devenir sa filiale en 1990, la société CMS Dental était déjà économiquement liée à la société Brasseler avec qui elle n'a pas, de ce fait, pu mettre en œuvre des pratiques d'entente;

- que le Conseil ne pouvait s'abstenir de se prononcer sur le grief déjà notifié de violation de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et demander qu'un nouveau grief soit établi sur le même fondement sans contrevenir aux dispositions des articles 480 et 481 du nouveau code de procédure civile;

- qu'en ce qu'elle est indispensable à la poursuite de l'innovation médicale que développe la société Brasseler par des recherches lui permettant de proposer aux praticiens une gamme étendue d'instruments dentaires propice à une meilleure qualité des soins, la distribution de ses produits réservée à un réseau commercial techniquement formé et en contact direct avec la clientèle, entre dans les prévisions de l'article 10 de l'ordonnance du 1erdécembre 1986.

A ces moyens qu'elle invoque subsidiairement, la société Brasseler fait précéder à titre principal " l'irrecevabilité " de la procédure suivie contre elle devant le Conseil, selon elle exclue du champ d'application de la Convention de Bruxelles.

Mise en cause d'office conformément aux dispositions de l'article 7, alinéa 2, du décret du 6 juillet 1987 la société DLM Diadent conclut au rejet des moyens de réformation invoqués par les requérantes.

Usant de la faculté qui lui est offerte par l'article 9 du décret du 9 juillet. 1987 le Conseil a présenté des observations écrites aux termes desquelles

- quelle que soit la nationalité des entreprises en cause, il est compétent pour prendre une décision sur des pratiques entrant dans le champ d'application des articles 7 et 8 de l'ordonnance qui ont produit des effets sur le territoire national;

- aucun grief tiré de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'a été notifié à la société Brasseler préalablement à la décision attaquée et la société CMS Dental ne peut se plaindre de la réitération d'une notification qui renforce ses garanties;

- les sociétés en cause ne fournissent pas la preuve que l'information qu'elles prétendent faire donner par leurs distributeurs sur les instruments dentaires commercialisés en France par la société CMS Dental ne peut être fournie par les entreprises de vente par correspondance;

- les requérantes ne justifient pas davantage qu'avant 1990 la société CMS Dental était privée de l'autonomie commerciale et financière caractérisant une entreprise.

Aux termes des observations écrites qu'il a oralement développées à l'audience, le ministre de l'économie expose que la décision doit être réformée en ce qu'elle apprécie l'effet des pratiques dénoncées sur un marché trop étroitement limité aux instruments rotatifs diamantés vendus aux chirurgiens-dentistes mais au rejet de tous autres moyens invoqués par les requérantes.

Mise en mesure de répondre aux observations dé la société DLM Diadent, du Conseil et du ministre de l'économie dans les conditions prévues par l'ordonnance prise par le magistrat délégué du premier président le 16 février 1993, les requérantes ont maintenu et précisé leurs moyens.

A l'audience, le ministère public a oralement développé des conclusions visant au rejet du recours en estimant toutefois que le marché en cause se peut être restreint aux instruments diamantés.

Sur quoi, LA COUR :

Considérant qu'il n'est pas de l'intérêt d'une bonne administration de la justice de joindre à la présente instance celles qui sont enrôlées sous les numéros 90-021430, 91-12749 et 92-12248;

Considérant qu'à partir du mois de décembre 1988, faisant application d'un protocole du 15 janvier 1980 additionnel au contrat d'exclusivité pour la distribution en France des instruments dentaires de marque Komet conclu le 14 décembre 1976 avec la société allemande Brasseler la société CMS Dental, agissant à la demande expresse de son fournisseur, a refusé la vente desdits produits aux entreprises spécialisées dans le négoce par correspondance de fournitures médicales aux chirurgiens-dentistes, et notamment à la société DLM Diadent qui a saisi le Conseil:

Considérant que le fait qu'elle ait depuis de nombreuses années pour seule activité la diffusion en France des produits fabriqués par la société Brasseler avec laquelle elle est liée par un contrat l'obligeant à respecter ses consignes de distribution et la participation, alléguée mais non prouvée, de cette dernière dans son capital ne suffisent pas à établir, qu'avant la prise de contrôle réalisée en 1990, la société CMS Dental avait déjà perdu son autonomie commerciale et financière à l'égard de son fournisseur exclusif et n'était pas une entreprise distincte de celui-ci; qu'il s'ensuit que la mise en œuvre des accords susvisés conclus entre ces deux opérateurs indépendants pour la constitution sur le territoire français d'un tenu de distribution réservé aux dépôts dentaires caractérise une action concertée au sens de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Que les décisions de justice rendues sur le fondement de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ordonnant la reprise ou la poursuite dés livraisons à l'égard de certaines des sociétés distributrices sont sans incidence sur l'objet et la possibilité d'effets anticoncurrentiels d'une telle entente entre le concessionnaire et son fournisseur ;

Considérant que ni la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale ni les protocoles annexes à cette convention ne font obstacle à l'application des dispositions des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 à une société ayant son siège en Allemagne dès lors qu'elle s'est livrée en France à des pratiques entrant dans le champ d'application de ces textes;

Considérant que les moyens visant à contester la pertinence du marché défini par le Conseil sont en l'espèce sans portée sur la qualification de l'entente conclue entre les sociétés CMS Dental et Brasseler qui a eu pour objet et pu avoir pour effet d'exclure les entreprises de vente par correspondance de la commercialisation de produits de marque Komet dès lors qu'il n'est pas contesté que les instruments diamantés en sont une partie significative et que l'exclusion dont se plaint la société DLM Diadent concerne des distributeurs s'adressant aux chirurgiens-dentistes;

Que, pour apprécier l'effet desdites pratiques, il suffit de relever que l'entente incriminée a réservé aux dépôts dentaires le monopole de la commercialisation des abrasifs diamantés de marque Komet, que ces produits, jouissant d'une forte notoriété, représentaient selon les requérantes 31,62 p. 100 de l'offre (56,01 p. 100 selon l'enquête administrative) dont la vente par correspondance assurait 13,4 p. 100 de la distribution en France lors de son éviction du marché en 1988;

Qu'il est vainement soutenu qu'en n'opérant aucune sélection entre les dépôts dentaires cette pratique n'a eu aucun effet restrictif de concurrence alors qu'elle élimine la concurrence de toute autre forme de vente;

Qu'ainsi qu'il résulte de l'enquête administrative, en l'état connu de leur utilisation rationnelle par les praticiens, ces instruments sont, en fonction de leurs propriétés spécifiques de dureté, ceux qui, dans la gamme des abrasifs, ont le plus large emploi en fonction des substances et matériaux dentaires à traiter et les seuls utilisables pour le travail de l'émail et les préparations coronaires;

Que, dans un système commercial où pour un détaillant l'offre d'un assortiment de tous les types de produits utiles est indispensable, ces entreprises ont été privées de la possibilité de proposer, dans les gammes soumises à leur clientèle, des articles décisifs sinon indispensables en raison de leurs qualités propres et de leur notoriété ;

Considérant que par les dispositions critiquées de leur convention les requérantes prétendent distribuer leurs produits dans ces conditions conformes à l'image haute gamme dont ils jouissent et permettant la présentation de la totalité des instruments techniquement sophistiqués fabriqués par la société Brasseler, comptant près de 4000 articles, en fournissant aux praticiens des informations directes sur leurs caractéristiques. de leur domaine d'application, ce que, selon ce qu'elles soutiennent. peuvent faire tous les dépôts dentaires disposant nécessairement d'un personnel qualifié alors que les entreprises de vente par correspondance privées de contact direct avec leurs clients se bornent à référencer un nombre limité d'instruments sur lesquels elles ne fournissent aucun renseigne ment, étant même dans l'impossibilité de mettre au catalogue des produits Komet à la disposition des acheteurs;

Considérant qu'un tel système commercial réservant aux seuls dépôt dentaires la distribution d'instruments médicaux entraîne par lui-même une restriction de concurrence en ce qu'il exclut la vente par correspondance; qu'il pourrait être admissible si le choix de ce mode exclusif de commercialisation correspondait à des critères objectifs de caractère qualitatif relatifs à la qualification professionnelle des revendeurs, de leur personnel et de leurs installations, si ces critères étaient justifiés par les nécessités d'une distribution adéquate des produits, s'ils n'avaient pas pour objet et pour effet d'exclure par nature une ou des formes déterminées de commerce qui seraient aptes à une telle distribution et s'ils étaient appliqués de manière non discriminatoire;

Considérant qu'il est supposé sans justification que les dépôts dentaires disposent par nature et dans tous les cas d'un personnel spécialisé apte à fournir des informations techniques appropriées sur toutes catégories d'instruments; que les requérantes n'ont imposé à ceux-ci ni vérifie aucune qualification particulière de leurs vendeurs pour la présentation des produits de la marque Komet; que les documents qu'elles versent aux débats montrent qu'au cours des dernières années certains d'entre eux ont fait participer leurs employés à des stages organisés par la société CMS Dental mais n'établissent pas l'exigence objective d'une formation technique qui, si elle paraît recherchée par le fabricant, n'a aucun caractère obligatoire et à laquelle la majorité des distributeurs ne s'est pas soumise:

Qu'il n'est pas davantage établi que les dépôts dentaires s'obligent à détenir ou proposer la totalité de la gamme des instruments de marque Komet ni même de mettre à la disposition de la clientèle le catalogue et la documentation diffusés par la société CMS Dental;

Qu'ainsi que le relève le Conseil, il n'est pas non plus justifié que la vente par correspondance, exclue par nature de la distribution des produits de marque Komet, soit inapte à satisfaire l'exigence de conseil an consommateur souhaitée par les requérantes selon des moyens appropriés à cette forme de commercialisation; que si les catalogues de venir par correspondance ne font figurer que les produits les plus courants dé la gamme Komet, il n'est toutefois pas exclu que cette information puisse être complétée notamment par l'envoi de documents supplémentaires, une assistance téléphonique par des professionnels qualifiés ou l'accueil dans quelques points de vente, telle que déjà mise en œuvre par la société DLM Diadent qui justifie être en mesure de recevoir des commandés sur la totalité des références de la marque Komet même non reproduites. dans son propre catalogue;

Qu'en outre l'offre de produits sélectionnés par des praticiens dans l'ensemble de la gamme comme les plus appropriés à un usage habituel n'est pas contraire à la politique commerciale adoptée par la société Brasseler qui propose à sa clientèle des coffrets d'instruments assortis, ce mode de vente représentant une partie importante de son chiffre d'affaires;

Qu'il n'est ni allégué ni démontré que les choix de référencement opérés par les sociétés de vente par correspondance sont inappropriés ou abusifs qu'ils procèdent d'une politique de marque d'appel alors que la part de la vente par correspondance dans la distribution des produits de marque Komet a progressé de 0,35 p. 100 en 1982 à 6,35 p. 100 en 1988;

Considérant enfin que les documents versés aux débats et les constatations de l'enquête révèlent que le conseil à la vente n'est pas pour le fabricant d'instruments dentaires le seul moyen d'informer les praticiens sur les caractéristiques des produits de sa gamme et en particulier sur les innovations qu'il propose; qu'entre autres formes de communication propres aux professions médicales, cette promotion peut notamment être réalisée par l'envoi direct de documentation et des publications dans des revues et ouvrages médicaux comme ceux qui sont joints au rapport ou communiqués par les parties;

Qu'en conséquence le système de distribution mis en œuvre par la société CMS Dental par application du contrat d'exclusivité conclu avec La société Brasseler et son avenant du 15 janvier 1980 tombe sous le coup des dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Considérant qu'il n'est au surplus nullement établi que la restriction de concurrence résultant de l'éviction des entreprises de vente par correspondance de la distribution des instruments rotatifs diamantés de marque Komet soit indispensable à l'objectif de progrès que prétendent atteindre les requérantes dès lors, d'une part, qu'ainsi qu'il est ci-dessus énoncé il n'est pas acquis que ces distributeurs soient incapables de fournir une information appropriée sur les produits en cause, d'autre part, que le conseil à la vente n'est pas le seul moyen dont dispose la société Brasseler pour faire connaître ses nouveaux produits; que pour ces seuls motifs et sans qu'il y ait lieu d'examiner si l'entente a pour effet d'assurer un progrès économique et si elle réserve aux utilisateurs une partie substantielle du profit qui en résulte, les requérantes ne sont pas fondées à prétendre que, par application de l'article 10-2 de l'ordonnance susvisée, les pratiques en cause ne sont pas soumises à son article 7;

Considérant qu'aucune disposition de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et de son décret d'application du 29 décembre 1986, seules dispositions applicables à la procédure suivie devant le Conseil, n'interdit à celui-ci, par une décision qui ne porte atteinte ni au principe du contradictoire ni aux garanties de la défense et n'est pas susceptible de recours, de renvoyer l'affaire à l'instruction pour la notification d'un grief complémentaire à l'une des entreprises en cause ou un complément d'instruction sur un grief déjà notifié à l'autre; qu'il s'ensuit que les requérantes ne sont pas recevables à contester la décision en ce qu'elle a décidé une notification de griefs complémentaires à leur encontre sur le fondement de l'article 8 de l'ordonnance susvisée et qu'il n'y a lieu de la réformer en ce qu'en l'état elle ne s'est pas prononcée sur le grief notifié sur le même fondement à la société CMS Dental;

Considérant que l'équité ne commande pas l'application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile,

Par ces motifs : Dit n'y avoir lieu à joindre à la présente instance celles qui sont enrôlées sous les numéros 90-021430, 91-12749 et 92-12248 ; Déclare irrecevables les recours des sociétés Courtage et montage de Saumurois et Brasseler contre la décision de leur notifier un grief complémentaire sur le fondement de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986; Les rejette pour le surplus; Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ; Met les dépens à leur charge.