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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 27 janvier 1998, n° ECOC9810023X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Électricité de France, Auxiliaire de chauffage (Sté), Société lyonnaise d'exploitation et de chauffage, UTEC (SA), Valenerg (Sté), Compagnie générale de chauffe (SA), Société de chauffage de Vénissieux (Sté), Syndicat national des producteurs indépendants d'électricité, 2 EM (SA), Ségur, Bastide

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Premier président :

M. Canivet

Présidents :

Mmes Favre, Pinot

Avocat général :

M. Woirhaye

Conseillers :

Mmes Kamara, Guirimand

Avoués :

SCP Lagourgue, SCP Fanet

Avocats :

Mes Richer, Meffre, Pecnard

CA Paris n° ECOC9810023X

27 janvier 1998

LA COUR statue sur le recours en annulation et subsidiairement en réformation formé par l'Etablissement public national à caractère industriel et commercial EDF contre une décision du Conseil de la concurrence (le conseil) n° 96-D-80 du 10 décembre 1996, qui lui a infligé une sanction pécuniaire de 30 millions de francs à raison de pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre sur le marché de l'électricité et a ordonné la publication de la décision dans son rapport annuel 1996.

Référence faite à cette décision pour l'énoncé des faits, il convient de rappeler les éléments essentiels suivants, nécessaires à la solution du litige :

Le contexte légal et réglementaire

La loi n° 46-628 du 8 avril 1946 a nationalisé la production, le transport, la distribution, l'importation et l'exportation d'électricité et de gaz combustible. L'article 8 de la loi a prévu des exceptions à la nationalisation au profit de certaines entreprises de production d'électricité.

Par suite de la nationalisation du transport et de la distribution de l'électricité, EDF s'est vu imposer une obligation d'achat et de transport de l'électricité des producteurs autonomes d'énergie électrique aux termes du décret n° 55-662 du 20 mai 1955, lui imposant d'acheter l'électricité produite par eux et de passer avec eux un contrat d'une durée au moins égale à celle de l'amortissement des installations du producteur autonome. En vertu de ce texte, cette obligation est permanente pour les producteurs dispensés de la nationalisation qui produisaient déjà de l'énergie à la date du 8 avril 1946 et, pour les autres, il est prévu que "l'obligation de passer un contrat sera suspendue lorsqu'il aura été constaté par arrêté du ministre de l'industrie et du commerce que l'ensemble des moyens de production existant sur le territoire métropolitain est suffisant pour faire face, à tout instant, à la demande d'énergie dans des conditions économiques satisfaisantes et que les moyens locaux de distribution sont également suffisants".

Le prix de vente de l'électricité est réglementé par le décret n° 88-850 du 19 juillet 1988, lequel détermine la structure de la tarification et énonce que l'évolution des tarifs est arrêtée chaque année par le ministère de l'économie. Le producteur autonome s'engage, pour chaque période tarifaire, à livrer au réseau une certaine puissance. Il est rémunéré, d'une part par une prime fixe, qui traduit les économies d'investissements escomptées par EDF, d'autre part, sur la base de l'énergie effectivement livrée.

Dans sa brochure éditée en 1994, EDF explique le principe de fixation des tarifs d'achat ainsi qu'il suit : "La mission de l'entreprise est de fournir à ses clients l'énergie électrique au moindre coût pour la collectivité. Acheter une fourniture à un producteur autonome permet à la collectivité d'économiser les dépenses que l'entreprise aurait été amenée à engager en l'absence de cette production. Les tarifs reflètent par conséquent cette économie. Puisque les tarifs de vente sont fixés par référence aux coûts marginaux, il est logique de fonder les conditions d'achat sur les tarifs de vente. Ces dispositions encouragent ainsi la production autonome lorsque cette dernière offre un coût pour la collectivité plus faible que celui obtenu par l'entreprise et découragent à l'inverse le développement d'une production autonome qui serait d'un coût plus élevé que celui auquel parvient l'entreprise. Si les signaux tarifaires transmettaient un message de teneur différente, il y aurait risque de gaspillage pour la collectivité".

La production d'électricité en France s'est élevée en 1993 à 450,8 milliards de kwh, donc 424 produits par EDF. La demande d'électricité, chiffrée dans le même temps à 385 milliards de kwh, est couverte à hauteur de 93 % par EDF à partir de sa production (pour 92 %) et des importations (pour 1 %), et à concurrence de 7 % par les producteurs privés. L'énergie électrique est distribuée, à hauteur de 96 %, par le réseau EDF au consommateur final qui achète un bien indifférencié, en s'adressant exclusivement à l'établissement public.

Les pratiques reprochées à EDF ont été mises en œuvre dans ce contexte réglementaire, antérieurement, d'une part, à la décision du ministre de l'industrie du 10 octobre 1994 ayant fixé la durée des contrats à neuf ans pour les installations de production d'électricité avec vente totale à EDF et à douze ans pour les installations de cogénération, d'autre part à la publication du décret n° 94-1110 du 20 décembre 1994, modifiant le texte de 1995, ainsi que des arrêtés du 23 janvier 1995 pris pour son application ; qui ont permis au ministre de l'industrie de suspendre l'obligation d'achat de façon modulée mais l'ont maintenue pour l'électricité produite par les entreprises existant avant la loi de nationalisation et au moyen d'installations de cogénération, d'utilisation des déchets ou des énergies renouvelables.

Les faits

A partir de 1991, les prévisions de l'évolution de la consommation d'électricité en France ont conduit EDF à encourager le développement de la production indépendante. C'est ainsi qu'au cours d'un colloque organisé en janvier 1991, le directeur de l'économie, de la prospective et de la stratégie d'EDF a déclaré : "Qu'il soit donc clair qu'EDF, non seulement est tenue d'acheter toute la fourniture issue d'une production indépendante, mais n'a plus aucune objection de principe au développement de celle-ci, dès l'instant où elle-même doit assurer un développement de son parc de production." En conclusion de ce colloque, le ministre de l'industrie a souligné le grand intérêt stratégique du développement de la cogénération (production simultanée d'énergie thermique et électrique) et le rôle d'incitation à la performance du secteur rempli par la production autonome, affirmant que : "Développer la production autonome, c'est en effet introduire un peu de concurrence dans le secteur électrique... Le gisement de puissance que peut apporter la production autonome en France devrait être de l'ordre de 3 à 4 GW d'ici à la deuxième moitié de la décennie. C'est un gisement important. L'ensemble de ces raisons me conduit donc à souhaiter que se développe en France le secteur de la production autonome."

Par une note interne d'octobre 1991, l'établissement public a diffusé de nouvelles orientations, précisant que : "Les projets d'autoproduction de pointe dont la mise en service doit avoir lieu à partir de la mi-94 ne doivent plus être différés et dissuadés ; pour les projets de cogénération, la décision ci-dessus est anticipée à la mi-92."

Jusqu'au milieu de l'année 1993, EDF a maintenu à l'égard de la production autonome une attitude favorable, affirmée notamment lors d'un colloque "cogénération" en mai 1993.

C'est dans ces conditions que la Compagnie générale de chauffe (CGC) et ses filiales ont construit vingt-quatre centrales de production de pointe au début de l'année 1993 et entrepris au début de l'année suivante l'édification de cinquante centrales de cogénération. De même, divers autres producteurs indépendants ont présenté une dizaine de projets fin 1993 et début 1994.

Mais, dans une lettre adressée le 15 juillet 1993 au ministère de l'industrie, le président d'EDF a fait savoir que son conseil d'administration, relevant que les besoins en matière de consommation d'électricité étaient couverts jusqu'à la fin du siècle par les installations existantes, s'était ému de la prolifération des projets de production indépendante, "davantage tournés vers la vente au réseau que vers l'autoproduction, et dont l'utilité pour la collectivité n'apparaît pas fondée".

EDF a ainsi demandé à son ministre de tutelle d'entreprendre les démarches afin d'aboutir par voie réglementaire à la levée de l'obligation d'achat et de modifier la tarification des prix "heures de pointe" jugée trop favorable aux autoproducteurs.

Cependant, dès la fin de l'année 1993, EDF a :

- réduit la durée des contrats proposés aux producteurs indépendants, antérieurement conclus pour quinze ans, à six ou neuf ans pour les centrales de production de pointe et neuf ou douze ans pour les centrales de cogénération ;

- subordonné à la signature de ces contrats le paiement de la prime fixe de l'électricité enlevée au cours des saisons 1993-94 et 1994-95 ;

- exigé des conditions techniques particulièrement onéreuses de raccordement entre les centrales de production et le réseau ;

- fixé des normes en matière de cogénération remettant en cause les projets qui lui étaient soumis ;

- imposé des dates limites pour l'obtention des autorisations administratives délivrées aux entreprises productives par les services préfectoraux et pour le dépôt des demandes de raccordement ;

- employé divers arguments liés à la surcapacité des moyens de production et à l'évolution de la réglementation pour dissuader les entreprises indépendantes de produire de l'électricité.

Invoquant le caractère anticoncurrentiel de ces pratiques, d'abord la compagnie générale de chauffe, la société Valenerg, la société UTEC SA, la Société auxiliaire de chauffage (SAC) et la Société lyonnaise d'exploitation de chauffage (SLEC), puis MM. Bastide et Ségur, la société SA 2EM et le Syndicat national des producteurs indépendants d'électricité thermique (SNPIET) ont saisi le conseil qui, par la décision déférée, a :

- retenu sa compétence par application de l'article 53 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 pour connaître des pratiques mises en œuvre par EDF dans ses relations avec les producteurs autonomes ;

- rejeté la demande de sursis à statuer jusqu'à la décision du Tribunal administratif de Paris sur le recours contre la décision du ministre de l'industrie du 10 octobre 1994 ;

- défini le marché de référence comme celui de l'électricité sur lequel EDF et les producteurs autonomes se trouvent en position d'offreurs et sur lequel EDF détient une position dominante ;

- énoncé qu'en s'opposant à l'entrée sur le marché de l'électricité de producteurs disposant de techniques plus performantes EDF a fait une exploitation abusive de sa position dominante prohibée par les dispositions de l'article 8 de l'ordonnance précitée.

Enfin, saisi par EDF d'une demande de sursis à exécution, le premier président de cette cour a, aux termes d'une ordonnance du 25 mars 1997, autorisé EDF à publier la décision entreprise par extraits.

EDF poursuit l'annulation de la décision du conseil en demandant à la cour de dire que celui-ci était incompétent pour se prononcer sur la légalité d'actes administratifs unilatéraux, les refus de conclure les contrats administratifs d'achat d'électricité aux conditions souhaitées par les producteurs constituant des décisions dont seul le juge administratif peut connaître et les pratiques incriminées ayant été artificiellement considérées comme des comportements détachables du processus de décision conduisant à des actes administratifs.

L'établissement requérant fait valoir à cet égard qu'en refusant de contracter nonobstant l'obligation résultant du décret du 20 mai 1955 il a nécessairement exercé une prérogative de puissance publique, que les tribunaux administratifs de Nancy et de Châlons-sur-Marne se sont reconnus compétents pour statuer sur les recours en annulation formés par des sociétés du groupe CGC contre ses décisions de refus de contracter et qu'en toute hypothèse les juridictions administratives peuvent apprécier la légalité d'un acte administratif au regard des règles de la concurrence.

Subsidiairement, il soutient qu'il conviendrait de surseoir à statuer jusqu'à la décision du juge administratif sur la légalité de la décision ministérielle du 10 octobre 1994 afin d'éviter toute contrariété de décision.

Sur le fond, EDF prétend qu'en l'absence d'un marché concurrentiel de l'électricité du fait de l'obligation légale d'achat et du régime de prix administrés organisé par les textes, il ne peut y avoir restriction de concurrence, que les pratiques incriminées sont donc dépourvues d'effet anticoncurrentiel et que l'article 8 de l'ordonnance ne s'applique pas.

A défaut, le requérant prie la cour de juger que son comportement a bénéficié au progrès économique et à l'intérêt général des consommateurs, puisque, en sollicitant la réduction de la durée des contrats qui ne correspondait plus aux exigences techniques et "commerciales" actuelles et en demandant la suspension de l'obligation d'achat, il n'a nullement agi dans son intérêt propre et n'a cherché qu'à préserver les intérêts généraux de la collectivité.

A tout le moins, il demande la réduction de la sanction pécuniaire pour tenir compte de ce que les pratiques retenues trouvent leur origine dans l'obligation faite au service public de s'adapter aux circonstances économiques.

Enfin, exposant que la publication prescrite par le conseil est intervenue dans les conditions déterminées par le premier président, EDF entend voir limiter cette mesure à la publication ainsi réalisée.

La Compagnie générale de chauffe, la société Valenerg, la société UTEC, la SAC, la SLEC et la SECV concluent à la confirmation de la décision déférée, motifs pris de ce que :

Le conseil était compétent pour se prononcer sur l'objet ou l'effet anticoncurrentiel du comportement d'EDF sur le marché de l'électricité puisqu'il ne s'agissait pas d'apprécier la légalité d'un acte administratif, que ne se trouvait pas en cause l'organisation d'un service public ou la concession d'un tel service à une entreprise et que, la production d'électricité constituant une activité de production au sens de l'article 53 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et peu important que cette activité soit celle d'un établissement public ou bien celle d'une entreprise de "droit commun", il appartenait au conseil d'examiner les pratiques mises en œuvre par EDF ;

Le marché pertinent est celui de l'électricité, l'énergie produite par les entreprises indépendantes étant parfaitement substituable à celle fournie par EDF et la circonstance que l'activité des producteurs autonomes soit encadrée par une réglementation portant sur la capacité de production, l'écoulement de l'énergie et les prix ne suffisant pas pour conclure à l'absence d'un marché, dès lors que lesdits producteurs assurent une veille technologique permettant de diminuer les coûts de production dans l'intérêt du consommateur final ;

Le changement d'attitude d'EDF au cours de la seconde partie de l'année 1993 et au cours de l'année 1994 et les nombreuses pratiques anti-concurrentielles auxquelles il s'est livré caractérisent l'exploitation abusive de la position dominante détenue par l'établissement public sur ce marché et l'abus de dépendance économique dans lequel se trouvent les entreprises autonomes, pratiques destinées à évincer celles-ci ou à les dissuader d'accéder au marché ;

Les décisions ministérielles postérieures ne peuvent valoir validation rétrospective des pratiques d'EDF, alors surtout que, par de nombreux courriers, les ministres de l'économie et de l'industrie ont exigé de cet établissement qu'il adopte un comportement en adéquation avec les textes ;

EDF ne peut invoquer aucune justification titrée de l'intérêt général puisque, s'il est exact que le parc nucléaire dont il dispose est surdimensionné, il n'en demeure pas moins que l'énergie produite par l'établissement public est d'un coût très supérieur à celle fournie par les centrales diesel et que EDF ne peut satisfaire l'intégralité des besoins en électricité des utilisateurs lors d'une pointe de la demande, en sorte qu'il construit actuellement deux centrales de pointe en Bretagne et en région parisienne.

Le Syndicat national des producteurs indépendants d'électricité thermique, la société SA 2EM, M. Ségur et M. Bastide requièrent, pour les mêmes motifs, la confirmation de la décision critiquée.

Ils soulignent que l'ensemble des moyens de pression employés par EDF visait à empêcher l'accès au marché de l'électricité aux entreprises indépendantes et que, comme l'a relevé le rapporteur du conseil, les producteurs autonomes se sont vu imposer des conditions contractuelles non conformes à celles qui les avaient incités à investir, que cet arbitraire a contribué à créer une incertitude pour les producteurs destinée à les décourager, comme les différences de traitement entre les producteurs indépendants les plaçant dans des situations de concurrence inégales, et qu'il s'est agi d'une politique d'obstruction de grande ampleur.

Le SNPIET sollicite en outre la condamnation d'EDF à lui verser la somme de 414 645 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Présentant des observations écrites, le conseil rappelle qu'il n'a nullement exclu que les contrats d'achat d'électricité étaient des contrats administratifs relevant de la compétence du juge administratif et ne s'est nullement prononcé sur la validité ou la légalité des actes administratifs susceptibles d'être intervenus en l'espèce, mais a considéré que les pratiques mises en œuvre avant que le ministre de l'industrie ne tranche les litiges opposant EDF aux producteurs indépendants ont porté atteinte aux règles de la concurrence comme ayant eu pour objet d'empêcher ou de retarder l'accès au marché de producteurs disposant de techniques plus performantes que celles de l'établissement public, lequel détient une position dominante et se trouve en situation de concurrence avec les producteurs autonomes.

Sur le fond, il fait valoir qu'EDF s'est, grâce à sa position dominante, arrogé un pouvoir normatif et soustrait à l'obligation d'achat, qui ne pouvait pourtant être levée que par décision ministérielle, en utilisant des procédés dilatoires, en remettant en cause des projets d'installations, en introduisant des délais supplémentaires et en refusant de payer la prime fixe due aux producteurs indépendants, et que ces pratiques anticoncurrentielles ne peuvent être justifiées par la mission de service public remplie par l'établissement public, dès lors que les coûts de la production de pointe alternative indépendante étaient moins élevés que ceux de l'établissement public.

Le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie demande à la cour de confirmer la décision querellée, d'abord parce que la présente affaire met en cause un comportement économique global sur le marché de l'électricité, démontré par un ensemble diversifié de pratiques anticoncurrentielles se situant bien au-delà du refus de signer un contrat d'achat, en sorte que le conseil avait compétence pour se prononcer sur les diverses atteintes à la concurrence, ensuite parce que la fixation unilatérale de la durée des contrats d'achat d'électricité, le refus d'acquitter la prime fixe malgré le prélèvement de l'électricité produite, l'absence de définition par EDF de critères techniques homogènes et fermes pour le raccordement des centrales au réseau, la définition arbitraire de la cogénération, l'imposition de dates limites pour l'obtention des autorisations administratives et les demandes de raccordement ont caractérisé des pratiques abusives ayant eu pour effet de fausser la concurrence sur le marché.

Il remarque au surplus que, pour la mise en œuvre des pratiques qui lui sont reprochées, EDF n'avait reçu aucun mandat des pouvoirs publics, que l'établissement requérant n'établit pas que ces pratiques auraient eu pour effet d'assurer un progrès économique et qu'en conséquence, en sanctionnant EDF pour ses pratiques anticoncurrentielles, le conseil s'est fait le gardien d'un ordre économique garantissant le progrès technique et économique.

Il soutient enfin que, eu égard à la gravité des comportements incriminés, la sanction, qui représente 0,016 % du chiffre d'affaires d'EDF, apparaît justifiée.

Le ministère public a conclu oralement à la confirmation de la décision, en ce qui concerne tant la compétence du conseil que la sanction prononcée.

Il a exposé en effet que les règles définies à l'ordonnance du 1er décembre 1986 s'appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques, notamment dans le cadre de conventions de délégation de service public, que rien ne s'oppose à ce que les pratiques anticoncurrentielles adoptées à l'occasion de la conclusion de contrats administratifs soient examinées par le conseil et qu'en l'espèce celui-ci ne s'est en aucune façon prononcé sur la légalité de décisions administratives, mais sur l'utilisation générale, brutale et systématique qu'EDF a faite, malgré les instructions réitérées de son ministre de tutelle, de sa position dominante sur le marché et de sa disposition des moyens essentiels au transport et à l'acheminement de l'électricité pour contraindre, sans possibilité de négociations, certains de ses interlocuteurs à renoncer ou à différer leurs projets de production d'électricité.

Il a énoncé encore que EDF est un intermédiaire obligé entre le producteur et l'utilisateur final d'électricité, que le recours à la production indépendante d'électricité résulte bien de la confrontation de l'offre et de la demande, même si les prix d'achat et de vente sont administrés, et qu'il existe bien un marché, eu égard à la capacité des producteurs autonomes de développer des moyens de production plus compétitifs que ceux d'EDF, de sorte qu'il y a bien concurrence technologique et offre ou demande de produits ou services considérés par les acheteurs comme substituables entre eux.

Il a souligné que la législation et la législation française avaient, tout en confiant à EDF une mission d'intérêt économique général, défini les conditions d'exercice d'une certaine concurrence, pour la production d'électricité et que, dès lors qu'il lui est reproché d'avoir fait obstacle à cette concurrence, EDF ne peut se prévaloir, fut-ce par analogie, de l'article 90, paragraphe 2, du traité de Rome.

Cela étant exposé, LA COUR :

Sur la compétence :

Considérant qu'en vertu de l'article 53 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, les dispositions des articles 7 et 8 relatives à la prohibition des pratiques anticoncurrentielles s'appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques ;

Considérant que l'électricité est tenue, en droit français et en droit communautaire, pour une marchandise soumise aux dispositions des articles 37, 85, 86 et suivants du traité ;

Considérant que la production d'électricité destinée à être achetée par EDF, non en sa qualité d'utilisateur final pour l'incorporer à sa propre activité, mais comme intermédiaire détenteur du monopole du transport et de la distribution de cette énergie en vue de la commercialiser auprès des utilisateurs des secteurs industriel, tertiaire et domestique est une activité économique de production entrant dans le champ d'application de l'ordonnance;

Considérant que le décret du 20 mai 1955 organise un régime d'achat obligatoire par EDF de l'électricité produite par les producteurs autonomes d'électricité et que l'article 27 du cahier des charges annexé à la convention passée le 27 novembre 1958 entre l'Etat et EDF contient des dispositions relatives aux achats d'énergie aux producteurs autonomes effectués par le service national en vertu du décret précité et prévoit, dans son dernier alinéa, qu'"en cas de désaccord sur les conditions d'application du présent article, il sera statué par le ministre chargé de l'électricité après avis du Conseil supérieur de l'Électricité et du Gaz" ;

Considérant, toutefois, quene se trouvent pas en cause en la présente affaire les contrats conclus par EDF, ni même les refus individuels de contracter de l'établissement public, mais un comportement global caractérisé par un ensemble de pratiques générales, détachables des contrats administratifs et des litiges individuels entre EDF et producteurs autonomes, indépendantes des modalités d'organisation du service public et adoptées par un opérateur économique auquel il est imputé d'avoir entravé l'accès de ses concurrents au marché concerné;

Qu'en effetles procédés dilatoires et abusifs incriminés, tels que la modification soudaine de la durée des contrats d'achat de l'électricité produite par les entreprises indépendantes, la subordination du paiement de la prime fixe à la signature desdits contrats, la mise en place de modalités variables et onéreuses pour le raccordement au réseau, l'introduction de nouvelles normes discrétionnaires et floues relatives à la cogénération, l'imposition de dates limites unilatéralement décidées pour l'obtention d'autorisations délivrées par diverses administrations et pour le dépôt de projets, ne se confondent pas avec des actes administratifs unilatéraux et, au surplus, ne peuvent être tenus comme mis en œuvre dans l'exercice d'une prérogative de puissance publique dès lors qu'aucune réglementation applicable en la matière n'autorisait de telles pratiques, ainsi que les autorités ministérielles de tutelle l'ont à plusieurs reprises rappelé à EDF, en lui donnant instructions d'y mettre fin;

Considérant que,par suite, le conseil, qui ne s'est pas substitué au juge du contentieux de la légalité, avait compétence pour connaître des pratiques anticoncurrentielles reprochées à EDF sur le marché de l'électricité au regard desquelles sont sans incidence les allégations de la nature administrative des contrats par lui conclus, de la qualification d'acte administratif individuel de son refus de contracter et de l'exercice par lui de prérogative de puissance publique;

Sur le sursis à statuer :

Considérant que la décision du ministre de l'industrie du 10 octobre 1994, qui a fixé la durée des contrats d'achat aux producteurs autonomes, fait l'objet d'un recours devant le juge administratif ;

Considérant qu'en la présente espèce, indépendamment de la légalité ou de la validité de cette décision sur lesquelles il n'appartient ni au conseil ni à la cour de se prononcer, il convient d'apprécier, au regard du droit de la concurrence et de la réglementation spécifique de la production et de la distribution d'électricité, le caractère éventuellement anticoncurrentiel des pratiques mises en œuvre par EDF, antérieurement à la décision ministérielle, pour limiter la durée des nouveaux contrats ;

Considérant qu'en conséquencel'issue de l'instance administrative est en l'occurrence indifférente, en particulier quant à la compétence du conseil, en sorte que celui-ci a à bon droit rejeté la demande de sursis à statuer;

Sur le marché pertinent :

Considérant qu'il est constant que l'électricité produite par les producteurs autonomes est cédée en contrepartie d'un prix à EDF, laquelle vend aux utilisateurs tant l'énergie fournie par les entreprises indépendantes que celle qu'elle produit elle-même; que ces énergies sont, pour le consommateur, totalement substituables entre elles;

Qu'ainsi se rencontrent une pluralité d'offreurs d'électricité, les producteurs indépendants et EDF, et une pluralité de demandeurs, les utilisateurs de ce type d'énergie ;

Que,nonobstant le monopsone légal dont dispose EDF et en dépit de l'intervention des pouvoirs publics dans la fixation des prix de l'électricité, il existe une concurrence entre EDF et les producteurs indépendants, ainsi qu'entre les différentes entreprises indépendantes, ayant nécessairement une répercussion sur le coût final de l'énergie, qui tient compte de la productivité et la compétitivité des divers modes de production de l'électricité et des investissements évités par EDF;

Considérant qu'il en résulte que le conseil a exactement retenu que le marché de référence est celui de l'électricité sur lequel EDF et les producteurs autonomes se trouvent en situation d'offreurs et sur lequel EDF détient une position dominante;

Sur les pratiques anticoncurrentielles :

Considérant qu'au cours de la seconde moitié de l'année 1993 et durant l'année suivante, EDF, prenant prétexte de la surproduction électrique en France, a mis en œuvre diverses pratiques destinées à éliminer ses concurrents ou à les empêcher d'accéder au marché ;

Considérant, en effet, en premier lieu, que l'établissement public a, hors de toute réglementation et excédant les pouvoirs qui lui étaient conférés pour conclure les contrats d'achat d'électricité qu'il avait légalement l'obligation de signer, brutalement réduit de quinze à six, neuf ou douze ans la durée des conventions, sans égard pour les investissements qu'elle avait préalablement suscités de la part des producteurs indépendants ; qu'en particulier le directeur du gaz, de l'électricité et du charbon au ministère de l'industrie lui a, par une note du 4 février 1994, rappelé que ses exigences étaient contraires aux dispositions du contrat par lui approuvé le 27 juillet 1993, qui prévoyait que, "à la demande du producteur, le contrat portera sur un nombre d'années suffisant pour permettre un amortissement industriel normal des installations de production, dans la limite de quinze années" ;

Que le fait que le ministre de l'industrie ait ultérieurement, aux termes de sa décision du 10 octobre 1994, fixé à neuf ans la durée des contrats concernant les installations de production d'électricité avec vente totale à EDF et à douze ans celle des contrats relatifs aux installations de cogénération - entérinant ainsi, mais partiellement seulement, les durées contractuelles qu'EDF tentait d'imposer - n'est pas de nature à justifier le procédé discrétionnairement mis en œuvre par EDF pour réduire soudainement la durée des conventions, en contravention tant avec les clauses des contrats types approuvés par l'autorité de tutelle qu'avec la pratique suivie antérieurement et encouragée par l'établissement public lui-même ;

Considérant, en deuxième lieu, qu'EDF a abusivement subordonné le paiement de la prime fixe due aux producteurs d'électricité à la signature des contrats à durée réduite, alors que, dans le même temps, elle enlevait l'énergie, par eux produite, le montant des primes qu'elle retenait ainsi indûment, malgré les instructions données par le secrétaire d'Etat aux finances et le ministre de l'industrie en vue de leur règlement, s'étant élevé à près de 70 millions de francs pour 1994 et 1995 ; que la décision prononcée en référé par le juge administratif, retenant qu'en l'absence de contrat signé l'obligation de payer la prime fixe était sérieusement contestable, outre qu'elle n'a qu'un caractère provisoire, est sans effet au regard du droit de la concurrence, qui n'est pas le droit du contrat ;

Considérant, en troisième lieu, que l'établissement public a modifié en 1994 les conditions de raccordement des centrales de production autonomes au réseau, sans porter à la connaissance des producteurs les nouveaux critères techniques retenus ni justifier leur nécessité, faisant varier de manière arbitraire le coût de ce raccordement de 260 000 F à 1 865 000 F ; que ces exigences supplémentaires ont, comme l'a justement relevé le conseil, donné lieu à des différences de traitement entre les producteurs autonomes et conduit à un renchérissement du coût initial des projets et à un retard dans leur mise en œuvre ;

Considérant, en quatrième lieu, qu'EDF a refusé plusieurs projets de cogénération motif pris de ce qu'ils ne correspondaient pas à des installations de "vraie" cogénération, mais n'a pas précisé ses critères en la matière et a invoqué, de surcroît de manière discriminatoire, une durée minimale annuelle de fonctionnement de l'installation, que ne prévoyait, et ne prévoit à ce jour, aucun texte ;

Considérant, en cinquième lieu, que le requérant a retardé sans raison des réunions préparatoires à la conclusion de certains contrats et refusé de signer d'autres contrats en se référant à la surcapacité des moyens de production de pointe ainsi qu'à l'évolution de la réglementation, et en particulier à la levée de l'obligation d'achat, alors que, dans le même temps, d'une part, elle construisait deux centrales pour l'électricité de pointe en Bretagne et en région parisienne, d'autre part, la cogénération n'était pas concernée par la suppression de l'obligation d'acheter telle qu'envisagée par les pouvoirs publics ;

Que, de même, en dépit de l'absence de toute date butoir dans la réglementation applicable, EDF a imposé aux producteurs indépendants des dates limites pour les autorisations qu'il devait obtenir de diverses administrations et pour le dépôt de leur dossier ;

Considérant que, de ce qui précède et des éléments des pratiques incriminées relevés par le conseil aux termes de motifs pertinents que la cour adopte, il résulte que,détenant une position dominante sur le marché pertinent, EDF s'est arrogé un pouvoir normatif qui relève, aux termes de la réglementation, de la compétence du ministre de l'industrie et s'est soustrait à son obligation d'achat en utilisant des procédés dilatoires, en remet tant en cause des projets d'installation établis selon les paramètres précédemment définis, en introduisant des délais supplémentaires et en refusant de payer la prime fixe aux producteurs indépendants;

Que l'établissement public a ainsi utilisé son monopole légal de transport et de distribution de l'électricité pour protéger sa position dominante dans la production de cette énergieet qu'elle a abusé de la dépendance économique dans laquelle se trouvaient à son égard, pour la disposition d'infrastructures essentielles nécessaires à la commercialisation de l'énergie par elles produites, les entreprises indépendantes, qui disposaient de techniques plus compétitives et performantes que la sienne en matière de production de pointe et de cogénération, étant rappelé à ce propos que, devant le conseil, le représentant de la direction du gaz, de l'électricité et du charbon a déclaré qu'EDF n'avait pas intégré, au moment de l'établissement de ses programmes d'investissement pour la production de pointe, les gains technologiques des installations fonctionnant au diesel et que les coûts de la production de pointe alternative sont moins élevés que ceux de l'établissement public;

Considérant qu'il s'ensuit qu'EDF s'est livrée à des pratiques ayant eu pour objet et pour effet de porter atteinte à la concurrence sur le marché concerné, laquelle s'exerce, entre les entreprises et dans l'intérêt commun des utilisateurs, par le biais de la mise en compétition de moyens techniques contribuant notamment à la baisse des prix par le réaménagement de la structure des tarifs qui, même réglementés, reflètent le coût de la production de l'énergie;

Que, dans ces circonstances, il ne saurait être retenu qu'EDF aurait agi exclusivement en vue d'accomplir la mission d'intérêt économique général qui lui était confiée ;

Considérant qu'en conséquencec'est à juste titre que le conseil a retenu qu'en s'opposant à l'entrée sur le marché de producteurs disposant de techniques plus performantes, EDF a fait de sa position dominante une exploitation abusive prohibée par les dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Sur la sanction :

Considérant qu'au regard de l'ampleur des pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre de manière prolongée et du dommage causé à l'économie, résultant à la fois du retard dans le règlement des primes fixes d'un montant d'environ 70 millions de francs et des obstacles opposés à l'installation de structures performantes, susceptibles en particulier d'entraîner une baisse du coût de l'électricité pour les utilisateurs, et compte tenu à la fois de la part modeste de la production indépendante d'électricité et du chiffre d'affaires d'EDF, qui s'est élevé à 170 145 199 956 F en 1995, le conseil a justement fixé à 30 000 000 de francs la sanction pécuniaire infligée à l'établissement public ;

Considérant que la publication de la décision déférée dans le rapport annuel d'EDF sous forme d'extraits, conformément à l'autorisation accordée par le premier président, constitue une sanction suffisante et qu'elle sera donc substituée à la mesure de publication intégrale ordonnée par le conseil ;

Sur les frais irrépétibles :

Considérant qu'eu égard à la nature de la présente affaire et aux frais irrépétibles dont le SNPIET a justifié, il convient de lui allouer la somme de 100 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Par ces motifs : Rejette le recours formé par EDF, sauf en ce qui concerne la mesure de publication ; Dit qu'à la publication intégrale de la décision ordonnée par le conseil est substituée la publication par extraits autorisée par l'ordonnance du premier président du 25 mars 1997 ; Dit EDF tenue de verser au SNPIET la somme de 100 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Met les dépens à la charge du requérant.