CA Paris, 1re ch. H, 4 avril 1997, n° FCEC9710171X
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Syndicat des médecins de la Somme, Conseil départemental de l'ordre des médecins de la Somme
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Feuillard
Avocat général :
M. Alexandre
Conseillers :
Mmes Kamara, Marais
Avocats :
Mes Vagogne, Devauchelle.
LA COUR statue sur les recours formés par le syndicat des médecins de la Somme et le conseil départemental de l'ordre des médecins de la Somme contre une décision n° 96-D-49 du conseil de la concurrence, rendue le 3 juillet 1996, relative à certaines pratiques mises en œuvre dans l'organisation du service de garde des médecins du "Grand Amiens" (Amiens, Camon, Longueau et Rivery), qui a :
- enjoint au syndicat des médecins de la Somme et au conseil départemental de l'ordre des médecins de la Somme de modifier le service de garde médicale de telle sorte qu'il concerne tous les médecins régulièrement inscrits auprès de l'ordre et leur permettre de se faire remplacer par les praticiens de leur choix ainsi que d'éliminer toute discrimination financière entre les adhérents du syndicat et les autres praticiens pour l'accès au service de remplacement ;
- infligé au syndicat des médecins de la Somme et au conseil départemental de l'ordre des médecins de la Somme une sanction pécuniaire de 20 000 F chacun ;
- et a ordonné la publication de sa décision dans le journal Le Quotidien du médecin.
Référence faite à cette décision pour la constatation des faits, il convient de rappeler les éléments essentiels qui sont indiqués ci-après.
En 1987, le syndicat des médecins de la Somme, seul syndicat présent dans le département jusqu'en 1990, auquel adhèrent actuellement 124 des 860 médecins libéraux du département et le tiers des membres du conseil départemental de l'ordre, a décidé, en accord avec le conseil départemental de l'ordre des médecins de la Somme, de réorganiser le service de garde des médecins du "Grand Amiens", qu'il avait mis en place dès l'origine pour assurer le respect du principe de la permanence et de la continuité des soins aux malades ;
Un seul numéro d'appel téléphonique, correspondant à celui du centre régulateur du SAMU, répercute désormais les appels vers les médecins de garde. L'établissement d'une liste trimestrielle est maintenu pour le tour des gardes de nuit ainsi que des fins de semaine et jours fériés, dont sont exemptés les médecins femmes et ceux âgés de plus de cinquante ans. Le nom et les coordonnées des médecins de garde sont publiés dans l'édition du samedi du journal Le Courrier picard ;
En outre, courant décembre 1988, le syndicat des médecins de la Somme et le conseil départemental de l'ordre ont, par l'intermédiaire de l'association AESCULAP, instauré, avec le SAMU d'Amiens, un service de garde de jour dénommé PUMA, assurant ainsi, avec le service déjà existant, une permanence 24 heures sur 24.
Par ailleurs, un système de remplacement permet à chaque médecin de s'exonérer de sa garde en se faisant remplacer pour une garde déterminée, pour la durée du trimestre ou pour toute l'année. Il est accessible aux médecins syndiqués ou non syndiqués, moyennant, pour ces derniers, le paiement d'une participation annuelle ;
Créée en 1988, l'association SOS Médecins 80 Amiens n'a pas été incorporée au service de garde ni incluse dans le système de remplacement, les présidents du syndicat des médecins de la Somme et du conseil départemental de l'ordre ayant estimé que le service mis en place était un service de garde et non d'urgence et qu'il ne pouvait donc intégrer des praticiens qui n'étaient pas installés en cabinet et ne disposaient pas d'une clientèle ;
C'est dans ces conditions que le conseil a retenu que l'organisation mise en œuvre par le syndicat des médecins de la Somme, consistant en l'exclusion de certains médecins du tour de garde, à laquelle s'est associé, par son agrément du système, le conseil départemental de l'ordre des médecins de la Somme, constituait une pratique qui s'assimilait au boycottage et était prohibée par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, sans pouvoir bénéficier des dispositions du 1 de l'article 10.
En outre, il a considéré que l'exclusion de certains médecins du service de remplacement et les discriminations liées au financement de ce service avaient pour effet de fausser le jeu de la concurrence entre les praticiens de la région du "Grand Amiens" ;
Le syndicat des médecins de la Somme poursuit l'annulation de cette décision, à défaut sa réformation, en faisant valoir, à titre principal, que l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'est pas applicable à l'activité médicale dès lors que celle-ci se caractérise par une relation très fortement marquée par l'intuitus personae ;
A titre subsidiaire, il prétend :
- qu'aucune discrimination n'est ressentie par SOS Médecins qui rappelle ostensiblement ne pas souhaiter participer au tour de garde ;
- que la saisine du conseil n'était en réalité pour cette association qu'un moyen de pression indirect destiné à peser sur d'autres contentieux ;
- que SOS Médecins a admis avoir, dans le cadre des discussions sur un service de garde commun, adressé au syndicat des médecins, le 2 novembre 1989, une proposition rédigée en des termes manifestement inacceptables pour celui-ci ;
- qu'il est pour le moins paradoxal de voir l'administration reprocher des faits d'entrave à la concurrence qui ne sont nullement ressentis comme tels par les intéressés eux-mêmes ;
- que la nécessité de faire payer une cotisation pour rémunérer le recours au service de remplacement n'a pas fait l'objet de contestations ;
- qu'en toute hypothèse le faible montant des cotisations annuelles, qui ne peut peser significativement sur la décision des médecins, adhérents ou non du syndicat, de se faire remplacer, ne peut manifestement pas constituer une entrave à la concurrence.
Enfin, il soutient que la sanction pécuniaire prononcée à son encontre, augmentée du coût de l'insertion dans la presse, dépasse 30 000 F, soit plus de 10 % de ses ressources annuelles ; que ce montant est manifestement excessif.
Le conseil départemental de l'ordre des médecins de la Somme s'est désisté de son recours.
Le ministre de l'économie conclut au rejet du recours du syndicat des médecins de la Somme, estimant que l'activité médicale entre dans le champ d'application de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; que le conseil a justement relevé que les pratiques incriminées avaient pour objet et pouvaient avoir pour effet d'exclure des services de garde et de remplacement certains médecins, en particulier ceux qui appartenaient à SOS Médecins et ceux qui n'étaient pas syndiqués ; que leur caractère était d'autant plus anticoncurrentiel qu'elles portaient atteinte à l'activité de praticiens pour lesquels le service de garde et son corollaire, le service de remplacement, constituent l'un des moyens par lesquels ils peuvent se faire connaître, notamment de patients qui n'ont pas de médecin traitant.
Le Conseil de la concurrence rappelle que l'ordonnance du 1er décembre 1986 est applicable à l'activité médicale, que le code de déontologie médicale impose à chaque médecin le devoir de participer aux services de garde et qu'un rapport du Conseil national de l'ordre des médecins a précisé que les praticiens de SOS Médecins pouvaient participer aux services de garde.
Il souligne que les pratiques en cause empêchaient les médecins de SOS d'accéder à la clientèle du service de garde et que le fait que ces médecins n'aient pas de clientèle attitrée ne permettait nullement de justifier qu'ils ne puissent avoir accès à ce service. Il ajoute que la tarification du service de remplacement était de nature à fausser le jeu de la concurrence entre les médecins syndiqués et non syndiqués et encore entre les médecins syndiqués désirant se faire remplacer et les autres.
Le ministère public a conclu oralement à la confirmation de la décision déférée, relevant qu'aucune disposition du code de déontologie n'exclut une catégorie de médecins de la possibilité de participer à des gardes ni n'autorise un syndicat de médecins à imposer aux praticiens des modalités particulières de remplacement de leur tour de garde.
Cela étant exposé, LA COUR :
Considérant qu'il sera donné au conseil départemental de l'ordre des médecins de la Somme acte de son désistement de recours ;
Sur l'application de l'ordonnance du 1er décembre 1986 :
Considérant que l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne distingue pas selon la nature ou l'objet des différentes activités de services;
Considérant que, si l'activité professionnelle libérale de soins médicaux a un caractère spécifique en ce que le choix du patient est dicté par des considérations personnelles où l'aspect financier n'est sans doute pas prioritaire, elle n'est pas pour autant exclue du champ d'application du droit de la concurrence dès lors qu'elle s'analyse en une activité de services, permettant la rencontre, moyennant un paiement, d'une demande de la part des malades et d'une offre de la part des médecins;
Sur les pratiques constatées :
Sur le service de garde :
Considérant que, si l'association SOS Médecins 80 Amiens n'a pas été intégrée au service de garde médicale réorganisé par le syndicat des médecins de la Somme avec l'approbation du conseil départemental de l'ordre des médecins de la Somme, bien qu'aucune disposition de la déontologie médicale n'interdise aux médecins "urgentistes" de participer à un tel service ;
Il n'apparaît pas que des pratiques anticoncurrentielles auraient été en l'espèce mises en œuvre, ni le syndicat ni le conseil n'ayant entendu entraver l'exercice de l'activité de l'association ou de ses membres et celui-ci n'étant pas, en fait, affecté par les mesures prises ;
Considérant, en effet, que le président de SOS Médecins a déclaré au cours de l'enquête :
- que, SOS Médecins ayant été créée en septembre 1988, ses membres n'ont pas demandé à participer au service de garde puisque la garde constitue déjà leur activité ;
- qu'ils avaient été alertés par des médecins homéopathes ne souhaitant pas effectuer leur garde ni acquitter une quote-part pour en être dispensés et désirant se faire remplacer par SOS Médecins et qu'à cette époque, l'association subissant diverses procédures initiées par des confrères, auxquelles s'associait l'ordre, ses membres avaient considéré que leur dénonciation du système de la quote-part leur permettait d'exercer une contre-pression face à celle qu'ils estimaient subir, mais que, sur le fond, ils n'avaient aucune volonté de participer au service de garde ;
- que la "proposition de service de garde commun pour Amiens" formulée par l'association en nombre 1989 était présentée dans des termes manifestement inacceptables pour le syndicat dès lors qu'elle réservait à SOS Médecins un rôle prépondérant dans le fonctionnement du service ;
- que, du moment que les coordonnées de SOS Médecins figurent parmi les services d'urgence dans Le Courrier picard, il estime ne subir aucun préjudice ni aucune exclusion ;
Considérant qu'il est constant que le numéro d'appel de SOS Médecins est publié dans le journal susmentionné aux côtés du numéro du centre régulateur du SAMU ;
Considérant que le tableau récapitulatif des appels reçus au SAMU en 1995 met en évidence que, sur les 3 323 appels reçus pour la seule ville d'Amiens, ayant donné lieu à l'intervention d'un médecin généraliste, 52,5 % ont été renvoyés par le régulateur sur des médecins du PUMA et 47,5 % sur des médecins appartenant à SOS Médecins ;
Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments que le défaut d'incorporation de SOS Médecins au service de garde n'a eu ni pour objet ni pour effet, même potentiel, de porter atteinte à la libre concurrence entre les médecins libéraux du "Grand Amiens" ;
Sur le service de remplacement :
Considérant que le service de remplacement organisé par le syndicat des médecins de la Somme ne permet pas aux médecins ne souhaitant pas effectuer leurs gardes de désigner librement leur remplaçant en dehors des listes officielles établies par lui ; qu'à cet égard le président du syndicat a, à plusieurs reprises, refusé que des médecins, notamment homéopathes et acupuncteurs, qui ne pouvaient effectuer leur garde, se fassent remplacer par des praticiens appartenant à l'association SOS Médecins 80 Amiens, ces mesures ayant été entérinées par le conseil départemental de l'ordre des médecins de la Somme ;
Qu'en outre les médecins qui ne sont pas membres du syndicat doivent, pour bénéficier du service de remplacement, acquitter une participation à laquelle ne sont pas assujettis les praticiens syndiqués ; qu'il est inopérant de prétendre que ces derniers régleraient une quote-part de participation à ce service incluse dans leur cotisation syndicale dès lors que cette prétendue quote-part n'est pas individualisée dans le montant de la cotisation et qu'elle s'est élevée certaines années à un montant supérieur à celui de la cotisation syndicale elle-même (ainsi pour 1990, la participation était fixée à 745 F alors que la cotisation syndicale s'élevait à 360 F pour la première année d'installation et à 720 F pour la seconde) ; qu'au demeurant, à supposer qu'une telle quote-part soit effectivement incluse dans la cotisation syndicale, cette pratique serait discriminatoire à l'égard des médecins syndiqués ne souhaitant pas se faire remplacer ;
Considérant que ces pratiques, qui entravent la libre concurrence entre les praticiens du "Grand Amiens", sont prohibées par l'article 7 de l'ordonnance;
Considérant, toutefois, que seule une atteinte sensible, avérée ou potentielle, au jeu de la concurrence peut justifier la sanction d'une pratique anticoncurrentielle;
Qu'en l'espèce il est établi, en premier lieu, que les coordonnées de l'association SOS Médecins sont toujours publiées à côté de celles du service de garde et que les médecins souhaitant se faire remplacer par SOS laissent un message sur leur répondeur téléphonique indiquant d'appeler cette association, en sorte que le remplacement par SOS Médecins peut effectivement s'opérer ; en second lieu, que le montant de la quote-part annuelle d'accès au service de remplacement, chiffré à quelques centaines de francs par an, n'est pas de nature à empêcher les médecins désireux de se faire remplacer de recourir à ce service ou à pénaliser réellement les médecins syndiqués qui ne souhaitent pas en bénéficier ;
Considérant qu'il s'ensuit que les pratiques incriminées n'ont eu sur le marché de la médecine libérale du "Grand Amiens" qu'une portée limitée ne pouvant porter atteinte de façon sensible au jeu de la concurrence;
Considérant, en conséquence, qu'il n'y a lieu ni à injonction ni à sanction sur le fondement de l'article 13 de l'ordonnance;
Qu'il devient dès lors sans intérêt d'examiner la pertinence des autres moyens proposés par le requérant d'où il ne résulte pas que la décision du conseil devrait être annulée ;
Considérant que, les agissements du syndicat requérant ayant été à l'origine de la présente procédure, les dépens seront mis à sa charge,
Par ces motifs : donne acte au conseil départemental de l'ordre des médecins de la Somme de son désistement de recours ; infirme dans toutes ses dispositions la décision du Conseil de la concurrence n° 96-D-49 du 3 juillet 1996 ; dit que l'organisation du service de garde des médecins du "Grand Amiens", mise en place par le syndicat des médecins de la Somme avec l'agrément du conseil départemental de l'ordre des médecins de la Somme, ne constitue pas une pratique prohibée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; dit n'y avoir lieu à injonction ou à sanction pécuniaire au titre de l'organisation du service de remplacement ; dit que les sommes qui devraient être restituées par le Trésor public porteront intérêts au taux légal à compter de la notification du présent arrêt comportant sommation de payer ; met les dépens à la charge du syndicat des médecins de la Somme.