Livv
Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 10 février 1998, n° ECOC9810052X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Conseil central section A de l'Ordre National des Pharmaciens

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Thin

Avocat général :

M. Woirhaye

Avocat :

Me Vatier

CA Paris n° ECOC9810052X

10 février 1998

LA COUR statue sur le recours en réformation, formé par le Conseil central A de l'Ordre National des Pharmaciens contre la décision n° 97-D-18 du Conseil de la concurrence du 18 mars 1997, qui lui a infligé une sanction pécuniaire de 300 000 F à raison de pratiques relevées dans le secteur du portage de médicaments à domicile.

Référence faite à la décision attaquée pour l'énoncé des faits, il convient de rappeler les éléments suivants nécessaires à la solution du litige.

Par un communiqué diffusé en 1993 auprès de l'ensemble des conseils régionaux de l'ordre des pharmaciens et publié dans la revue "La Lettre des nouvelles pharmaceutiques" le 16 mars 1993, puis évoqué dans un article du "Quotidien des pharmaciens" du 24 juin 1993, M. Gaulin, en sa qualité de président du Conseil central A de l'Ordre National des Pharmaciens, indiquait que "le portage (de médicaments) à domicile "organisé", mis en place par quelque entreprise que ce soit, ne répond pas à l'article L. 568 du Code de la santé publique duquel il ressort que l'officine reste le lieu naturel de dispensation des médicaments", et que le conseil était opposé à ce type de prestation "qui dépersonnalise" cette dispensation et "est contraire au bon déroulement de l'acte pharmaceutique".

Se référant à ce communiqué, les conseils régionaux de l'Ordre des pharmaciens de Lorraine, d'Alsace, du Nord-Pas-de-Calais et de Basse-Normandie ont adressé par écrit des mises en garde contre le portage de médicaments à domicile tant à leurs adhérents qu'aux entreprises pratiquant ce service.

C'est dans ces circonstances que, saisi le 11 décembre 1995 par le ministre délégué aux Finances et au Commerce extérieur, le Conseil, aux termes de la décision entreprise, a considéré que le Conseil central A de l'Ordre National des Pharmaciens a mis en œuvre une action concertée de boycott de nature à entraver l'accès au marché des entreprises de portage de médicaments à domicile, à laquelle, en outre, se sont associés les conseils régionaux.

Le Conseil central A de l'Ordre National des Pharmaciens poursuit la réformation de cette décision et sollicite la restitution de l'amende de 300 000 F ainsi que la publication de la décision à intervenir dans "Le moniteur du pharmacien".

Il fait en substance valoir :

- que les pratiques de boycott ne sont pas caractérisées en l'absence de preuve d'un accord entre lui et les conseils régionaux et de ce qu'il aurait implicitement ou explicitement incité ces derniers ainsi que les pharmaciens à ne pas livrer de médicaments aux entreprises de portage ;

- que son intervention répondait à la mission de service public qui lui a été confiée, qui est d'assurer le respect des devoirs professionnels ainsi que la défense de l'honneur et de l'indépendance de la profession, et qu'elle trouvait sa justification dans la prohibition de la sollicitation de clientèle, du courtage et du colportage dans le secteur concerné, qui résulte tant des textes que de la jurisprudence et de la position adoptée par l'administration de la santé ; que le Conseil de la concurrence n'a aucun pouvoir de contrôle sur un acte de puissance publique ;

- qu'enfin les pratiques relevées bénéficient de l'exemption prévue à l'article 10, alinéa 1, de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Le ministre de l'Economie sollicite la confirmation de la décision querellée aux motifs :

- que ce n'est pas l'entente constituée par le Conseil central A de l'Ordre National des Pharmaciens et par les conseils régionaux qui a été sanctionnée, mais les consignes de boycott diffusées par le premier aux seconds, lesquelles ont porté atteinte de façon sensible au jeu de la concurrence sur le marché de la distribution à domicile des médicaments en faisant obstacle à son accès par des non-pharmaciens ;

- que l'intervention d'un ordre professionnel doit rester compatible avec les autres règles de droit applicables, notamment en matière de concurrence ;

- que les dispositions de l'article L. 589 du Code de la santé publique ne permettent pas au requérant de bénéficier de l'exemption prévue à l'article 10, alinéa 1, de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

- que le montant de la sanction est justifié compte tenu de la gravité de l'infraction.

Présentant des observations écrites, le conseil expose :

- qu'il n'est pas nécessaire que l'appel au boycott soit exprimé de manière explicite pour être constitutif d'une pratique anticoncurrentielle s'il est rédigé en des termes de nature à empêcher un opérateur d'accéder au marché, ce qui était le cas en l'espèce puisque les doutes émis sur le portage de médicaments à domicile dans ce communiqué adressé non seulement aux pharmaciens mais aussi aux sociétés pratiquant ce service, ne pouvaient, que conduire à un tel résultat ;

- que le portage est un service de messagerie et non une activité de courtage, qu'aucun texte ne l'interdit, qu'il n'entrait pas dès lors dans la mission du requérant d'effectuer une mise en garde à son sujet.

Le Ministère public conclut au rejet du recours, relevant :

- que la chronologie des faits révèle l'adhésion du requérant et des conseils régionaux à un processus excédant les limites de la stricte mission de défense des intérêts professionnels et visant à interdire aux non-pharmaciens l'accès à la distribution à domicile de médicaments ;

- que ces pratiques ne sont pas justifiées au regard de l'article 10, alinéa 1, de l'ordonnance du 1er décembre 1986, de l'article L. 589 du Code de la santé publique et des dispositions du décret n° 87-965 du 30 septembre 1987 relatif aux ambulanciers.

Le Conseil central A des Pharmaciens réplique que son communiqué, qui n'a pas de caractère impératif, ne devait avoir qu'une diffusion restreinte aux conseils régionaux et qu'il n'a pas pris l'initiative de le porter à la connaissance des pharmaciens et des entreprises de portage de médicaments.

Il s'estime fondé en tant qu'ordre professionnel à émettre un avis sur les éventuelles dérives d'une nouvelle pratique.

Il fait valoir que c'est postérieurement à son communiqué que l'article L. 589 du Code de la santé publique a été modifié et que les pharmaciens ont été autorisés à dispenser une commande au domicile de leurs patients.

Sur ce, LA COUR :

Considérant que, à titre liminaire, il est utile de rappeler que, dans sa rédaction antérieure à la loi du 18 janvier 1994, l'article L. 589 du Code de la santé publique interdisait aux pharmaciens ou à leurs préposés aussi bien de solliciter les commandes de médicaments auprès du public que de les recevoir par l'entremise habituelle de courtiers et de se livrer à leur trafic et à leur distribution à domicile ; que toute commande livrée en dehors de l'officine ne pouvait être remise qu'en paquet scellé portant le nom et l'adresse du client ; que depuis la loi du 18 janvier 1994, les pharmaciens ainsi que les autres personnes légalement habilitées à les remplacer, les assister ou les seconder, peuvent dispenser personnellement une commande au domicile des patients dont la situation le requiert ;

Considérant que dans un communiqué du mois de février 1993, adressé à l'ensemble des conseils régionaux de l'ordre des pharmaciens, Jean Gaulin, président du Conseil central A, après avoir rappelé les termes de la législation en vigueur, écrivait :

"Le portage à domicile "organisé" mis en place par quelque entreprise que ce soit ne répond pas à l'article L. 568 du Code de la santé publique dont il ressort que l'officine reste le lieu naturel de dispensation des médicaments ... Aussi le Conseil central A des Pharmacies d'Officine est-il opposé au portage des médicaments à domicile par des sociétés diverses car il dépersonnalise la dispensation du médicament et est contraire au bon déroulement de l'acte pharmaceutique" ;

Considérant que, contrairement à ce que soutient le requérant, ce communiqué avait vocation à être porté à la connaissance aussi bien de l'ensemble de la profession que des entreprises de portage ; qu'en effet, il s'adresse aux pharmaciens d'officine en attirant leur attention sur le fait qu'ils pourraient "se voir reprocher une sollicitation de clientèle contraire à la dignité de la profession", et aux entreprises de portage présentées comme des "sociétés pour lesquelles la livraison à domicile ne consiste qu'à assurer à titre onéreux le transport de produits sous paquets scellés" ; qu'en transmettant ce communiqué aux conseils régionaux, le Conseil central A savait qu'ils le répercuteraient aux pharmaciens d'officine, eux-mêmes sollicités par les entreprises de portage de médicaments ; que les conseils de Lorraine, d'Alsace, du Nord-Pas-de-Calais et de Basse-Normandie l'ont d'ailleurs repris et diffusé sans modification notable, peu important la forme retenue (lettres, circulaires ou publications) pour s'adresser aux pharmaciens ; que certains conseils ont même écrit directement aux entreprises qui avaient créé un tel service ; que l'autonomie d'action et de moyens de ces conseils par rapport au requérant et dans ce contexte ne résulte nullement du fait que l'un d'entre eux, le conseil régional du Languedoc-Roussillon, a été sanctionné séparément par le Conseil de la concurrence pour des faits similaires commis pendant la même période ;

Considérant que,dans ce communiqué, le Conseil central A ne se borne pas à rappeler les mérites de la dispensation des médicaments à l'officine et à mettre en garde les pharmaciens qui souhaiteraient organiser un service de portage au domicile du patient ; qu'il n'émet pas une simple opinion soumise à la réflexion et au débat, mais qu'il se prononce sur la régularité d'une telle pratique, estimée illégale et formule son opposition à celle-ci, alors que, comme l'a justement relevé le Conseil de la concurrence, "les entreprises de portage de médicaments à domicile, qui se bornent à proposer à leurs clients un service de messagerie, sans avoir le rôle d'un intermédiaire mettant en relation deux parties en vue de la conclusion d'un contrat, et qui sont rémunérées non en fonction du coût de la marchandise mais sur la base d'un tarif forfaitaire auquel s'ajoute une somme proportionnelle à la distance parcourue, ne sauraient être regardées comme des courtiers au sens de l'article L. 589 du Code de la santé publique" ;

Considérant que, compte tenu de l'autorité dont il émanait, à savoir une instance ordinale représentant l'ensemble de la profession, elle-même relayée par ses instances inférieures, ce communiqué, au demeurant fondé sur une analyse erronée, ne pouvait qu'avoir un effet dissuasif auprès de certains pharmaciens d'officine sollicités par les entreprises de portage ; que c'est à bon droit que ces pratiques collectives et concertées, mises en œuvre par ces organismes, ont été assimilées par le Conseil de la concurrence à une consigne de boycott ;

Considérant que le Conseil central A soutient que son communiqué a été motivé par un souci de protection de la santé publique parce que la pratique du portage à domicile de médicaments est contraire au bon déroulement de l'acte pharmaceutique et qu'elle touche aux principes déontologiques des pharmaciens ; que son intervention était justifiée par les incertitudes sur la qualification juridique à donner aux activités des sociétés pratiquant ce service, en particulier la société Vital Portage ; qu'il n'a fait qu'exercer la mission de service public qui lui a été confiée par le législateur ; que, dès lors, les pratiques qui lui sont reprochées ne sont qu'un acte de puissance publique sur lequel le Conseil de la concurrence n'a aucun pouvoir de contrôle ;

Considérant que certes l'ordre national des pharmaciens a pour mission d'assurer le respect des devoirs professionnels et la défense de l'honneur et de l'indépendance de la profession, qu'il est "le défenseur de la légalité et de la moralité professionnelle", qu'il peut proposer toutes mesures intéressant la moralité et la déontologie professionnelles, qu'il est qualifié pour représenter la profession pharmaceutique auprès des autorités publiques et des organismes d'assistance, qu'il peut donner son avis aux pouvoirs publics sur les questions relevant de sa compétence et participe à l'élaboration du Code de déontologie ;

Considérant toutefois que la diffusion aux conseils régionaux des pharmaciens d'un communiqué d'où il résulte, suivant sa propre interprétation du Code de la santé publique, de la jurisprudence et de la position de l'Administration de la Santé, que l'activité de portage de médicaments à domicile pratiquée par certaines entreprises ne répond pas aux prescriptions de l'article L. 568 dudit Code, ce qui est inexact, constitue une intervention sur le marché du portage de médicaments à domicile portant atteinte aux règles de la concurrence ; que dès lors le Conseil de la concurrence était compétent pour connaître de ces pratiques ;

Considérant que le requérant soutient que sa position se justifiait au regard de l'article 10-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 puisqu'elle résultait de l'application des textes législatifs qui lui donnent la possibilité d'émettre un avis sur l'application des articles L. 589 et L. 590 du Code de la santé publique ; qu'en particulier il était fondé à émettre des recommandations sur une activité qui dénature l'une des composantes de l'acte pharmaceutique (la délivrance personnalisée, sélective et intelligente du médicament accompagnée du conseil) et qui présente un risque de compérage et de sollicitation de clientèle ; qu'à cet égard, il rappelle les termes de la résolution du comité des ministres du Conseil de l'Europe du 30 septembre 1997, énonçant que "les autorités doivent veiller à maintenir autant que possible le contact direct du pharmacien avec le patient, surtout en cas de délivrance des médicaments" ;

Mais considérant que, même sous l'empire de la réglementation antérieure à la loi du 18 janvier 1994, la délivrance de médicaments à domicile n'était pas prohibée, ni même soumise à autorisation ou à agrément de l'administration ; que la seule obligation était, aux termes de l'article L. 589, alinéa 2, du Code de la santé publique, actuel alinéa 3 du même article, de ne remettre les médicaments qu'en paquet scellé portant le nom et l'adresse du client ; que l'objection relative à la nécessité de maintenir un contact direct avec le patient afin de lui prodiguer les explications et recommandations indispensables à la bonne compréhension et observance de la prescription n'a plus lieu d'être depuis la loi du 18 juillet 1994 qui autorise expressément les pharmaciens d'officine à effectuer la dispensation au domicile des patients dont la situation le requiert ; que le Conseil central A de l'Ordre des Pharmaciens ne peut donc bénéficier de l'exonération prévue par l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant que,comme l'a estimé à bon droit le Conseil de la concurrence, même si la participation des pharmaciens d'officine à l'action concertée des instances ordinales n'était pas démontrée, les communiqués et courriers diffusés par elles étaient, pour partie d'entre eux, destinés aux pharmaciens d'officine, avaient pour objet de les mettre en garde contre les services de portage de médicaments à domicile et pouvaient avoir pour effet d'empêcher l'accès au marché des entreprises proposant ce type de service ; que de telles pratiques sont prohibées par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; qu'il s'ensuit que le recours sera rejeté en toutes ses dispositions et le requérant débouté de ses demandes de restitution de la somme de 300 000 F, et de publication du présent arrêt dans "Le Moniteur du pharmacien" ;

Par ces motifs: Rejette le recours en réformation formé par le Conseil central A de l'Ordre National des Pharmaciens contre la décision 97-D-18 du 18 mars 1997 ; Condamne le Conseil central A de l'Ordre National des Pharmaciens aux dépens du recours.