Conseil Conc., 18 février 1997, n° 97-D-08
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Pratiques en matière d'honoraires mises en œuvre l'Ordre des avocats du barreau de Bayonne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré, sur le rapport de M. André-Paul Weber, par M. Barbeau, président, MM. Cortesse, Jenny, vice-présidents.
Le Conseil de la concurrence (commission permanente),
Vu les lettres enregistrées les 18 juin et 11 octobre 1993 sous le numéro F 598, par lesquelles le ministre de l'économie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques en matière d'honoraires mises en œuvre par les barreaux de Pau, de Bergerac et de Bayonne ; Vu l'ordonnance n° 861243 du 1er décembre 1986 modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 861309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu la loi n° 711130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, modifiée, et le décret n° 911197 du 27 novembre 1991 ; Vu les observations présentées par l'Ordre des avocats du barreau de Bayonne et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général et le commissaire du Gouvernement entendus ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et les motifs (II) ciaprès exposés :
Par les lettres susvisées, le ministre de l'économie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques en matière d'honoraires mises en œuvre par différents barreaux. La présente décision a trait aux pratiques relevées dans le ressort du barreau de Bayonne.
I- CONSTATATIONS
A- La profession d'avocat
La profession d'avocat est régie par la loi du 31 décembre 1971, modifiée, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques. La profession est constituée en barreaux établis auprès des tribunaux de grande instance. Chaque barreau est doté de la personnalité civile et est administré par un Conseil de l'Ordre. Les membres du Conseil de l'Ordre sont élus pour trois ans, au scrutin secret, par tous les avocats inscrits au tableau du barreau, par les avocats stagiaires ayant prêté serment avant le 1er janvier de l'année au cours de laquelle a lieu l'élection et par les avocats honoraires ressortissant dudit barreau. A sa tête est élu pour deux ans un bâtonnier ; il représente le barreau dans tous les actes de la vie civile. Il lui revient de prévenir ou, le cas échéant, de concilier les différends d'ordre professionnel entre les membres du barreau et d'instruire toute réclamation formée par les tiers.
Les missions du Conseil de l'Ordre sont définies par l'article 17 de la loi précitée. Il a vocation à traiter de toutes questions intéressant l'exercice de la profession et à veiller à l'observation des devoirs des avocats ainsi qu'à la protection de leurs droits. Il est en particulier tenu "d'arrêter et, s'il y a lieu, de modifier les dispositions du règlement intérieur, de statuer sur l'inscription au tableau des avocats ...d'exercer la discipline... de maintenir les principes de probité, de désintéressement, de modération et de confraternité sur lesquels repose la profession et d'exercer la surveillance que l'honneur et l'intérêt de ses membres rendent nécessaires ...de veiller à ce que les avocats soient exacts aux audiences et se comportent en loyaux auxiliaires de la justice...".
Sur réquisition du procureur général, toute délibération ou décision du Conseil de l'Ordre étrangère aux attributions qui lui sont reconnues ou contraires aux dispositions législatives ou réglementaires est annulée par la cour d'appel. Les délibérations ou décisions du Conseil de l'Ordre de nature à léser les intérêts professionnels d'un avocat peuvent également, à la requête de l'intéressé, être déférées à la cour d'appel. De même, les décisions du Conseil de l'Ordre relatives à une inscription au barreau ou sur la liste du stage, à l'omission ou au refus d'omission du tableau ou de la liste du stage sont susceptibles d'être déférées à la cour d'appel par le procureur général ou par l'intéressé.
Selon les articles 22 et suivants de la loi du 31 décembre 1971, le Conseil de l'Ordre, siégeant comme conseil de discipline, a la faculté de poursuivre et de réprimer les infractions et fautes commises par les avocats inscrits au barreau ou sur la liste du stage. Il intervient d'office, à la demande du procureur général ou à l'initiative du bâtonnier. Le Conseil de l'Ordre peut suspendre provisoirement de ses fonctions l'avocat qui fait l'objet d'une poursuite pénale ou disciplinaire. Dans les mêmes conditions ou à la requête de l'intéressé, il peut mettre fin à cette suspension. Les décisions du Conseil de l'Ordre en matière disciplinaire peuvent être déférées à la cour d'appel par l'avocat intéressé ou par le procureur général. Toute juridiction estimant qu'un avocat a commis à l'audience un manquement aux obligations que lui impose son serment peut saisir le procureur général en vue de poursuivre cet avocat devant le Conseil de l'Ordre dont il relève.
Par application de l'article 1er de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le montant des honoraires demandés par l'avocat est librement déterminé. A l'exception de la tarification de la postulation et des actes de procédure qui est régie par les dispositions sur la procédure civile, l'article 10 de la loi du 31 décembre 1971 prévoit que "les honoraires de consultations, d'assistance, de conseil, de rédaction d'actes juridiques sous seing privé et de plaidoirie sont fixés en accord avec le client. A défaut de convention entre l'avocat et son client, l'honoraire est fixé selon les usages, en fonction de la situation de fortune du client, de la difficulté de l'affaire, des frais exposés par l'avocat, de sa notoriété et des diligences de celuici. Toute fixation d'honoraires, qui ne le serait qu'en fonction du résultat judiciaire, est interdite. Est licite la convention qui, outre la rémunération des prestations effectuées, prévoit la fixation d'un honoraire complémentaire en fonction du résultat obtenu ou du service rendu".
Les différends susceptibles de survenir entre l'avocat et son client quant au montant et au recouvrement des honoraires sont réglés par les articles 174 et suivants du décret du 27 novembre 1991. Les réclamations sont soumises au bâtonnier par toute partie, sans condition de forme. Selon l'article 175 du même décret, le bâtonnier accuse réception de la réclamation. Sa décision doit être prise dans un délai de trois mois. A défaut, il lui appartient de saisir le premier président de la cour d'appel. Selon l'article 176 du décret, la décision du bâtonnier est susceptible d'un recours devant le premier président de la cour d'appel. La décision du bâtonnier, non déférée au premier président de la cour d'appel, peut être rendue exécutoire par ordonnance du président du tribunal de grande instance à la requête de l'avocat ou de la partie.
L'article 183 du décret du 27 novembre 1991 prévoit enfin que "...toute infraction aux règles professionnelles, tout manquement à la probité... expose l'avocat qui en est l'auteur à des sanctions disciplinaires...". Enumérées à l'article 184 du décret, ces sanctions, qui vont de l'avertissement au blâme, à l'interdiction temporaire qui ne peut excéder trois années , à la radiation du tableau ou de la liste du stage, ou au retrait de l'honorariat, sont prononcées par le Conseil de l'Ordre sous le contrôle de la cour d'appel. Au total, la loi reconnaît au client un droit de contestation que le bâtonnier est appelé à régler et tout manquement au devoir de modération dans le montant des honoraires demandés est susceptible de donner lieu à une action disciplinaire de la part du Conseil de l'Ordre.
B- Les pratiques relevées
L'Ordre des avocats du barreau de Bayonne a établi, en date du 10 mars 1991, un document intitulé "Tableau indicatif d'honoraires". Selon les indications contenues dans le préambule du document, il est rappelé que "Le client choisit librement son avocat. La profession d'avocat est une profession libérale et indépendante. Elle contribue, en intervenant dans le cadre de l'aide légale, au libre accès à la justice. Aussi, les avocats au barreau de Bayonne ont cherché, dans l'intérêt de leurs clients, à rendre leurs honoraires, clairs, explicables et prévisibles". Il est encore précisé que l'honoraire de l'avocat s'apprécie en fonction de la notoriété, de l'expérience ou de la spécialisation de l'avocat, de la nature ou de la complexité de l'affaire, de l'importance du travail de recherche et de synthèse, du résultat obtenu et des services rendus, du coût de fonctionnement du cabinet, de la valeur des sommes en litige, de la rapidité d'intervention, de la situation économique du client. Le document examiné comprend également les mentions selon lesquelles : "Cet honoraire s'entend par intervention. Il est calculé hors taxe par référence au tableau indicatif suivant, frais de déplacement et débours en sus".
Le "Tableau indicatif d'honoraires" distingue "l'honoraire de base" de "l'honoraire complémentaire". S'agissant de ce dernier, il est précisé qu'il peut être envisagé dès l'origine un honoraire complémentaire, fixé d'un commun accord, en fonction du service rendu, du résultat obtenu et de la complexité de l'affaire. L'"honoraire de base" est constitué de deux éléments. Le premier élément "A" comprend deux options : celle du "barème fixe HT" et celle du "barème au temps passé".
Au titre du "barème fixe HT", le document donne pour différentes prestations juridiques des fourchettes d'honoraires et, exceptionnellement, des montants sans minimum, ni maximum. Des éléments à ce titre sont ciaprès reproduits :
" Barème fixe HT :
Consultation cabinet : 300 F
* Tribunaux d'instance, de police et conseil de prud'hommes :
Référé : 1 500 à 2 000 F
Affaire civile : 2 500 à 5 000 F
- police : petite classe : 1 000 à 2 000 F
- police : grande classe : 2 000 à 4 000 F
- conseil prud'hommes : 4 000 à 15 000 F
- tribunal paritaire : 5 000 à 12 000 F
* Tribunal de commerce :
Référé : 2 500 à 5 000 F
Instance de fond contentieux : 6 000 à 15 000 F
Recouvrement simple : 2 500 à 6 000 F
* Procédure spécifiques :
Assistance à enquête, à transport, expertise et instruction, l'heure de vacation : 600 F
Envoi en possession : 1 000 F
Bail : 3 000 à 5 000 F
Adoption, légitimation : 4 000 à 8 000 F
Procédure d'ordre et de contribution :
a) Avocat poursuivant l'ordre ou la distribution par contribution : 2 000 F
b) Saisie immobilière : par incident 2 500 à 5 000 F
Vente aux enchères si le client 'est pas jugé adjudicataire : 600 F "
Sous la rubrique "Barème au temps passé", il est indiqué que l'honoraire "peut aussi être calculé en fonction du temps passé" et que dans ce cas "les avocats au barreau de Bayonne précisent à leurs clients le taux horaire qu'ils proposent d'appliquer (...)".
Sous l'intitulé "B deuxième élément", le document comporte enfin les mentions cidessous reproduites :
"Calcul dégressif selon l'intérêt du litige (par tranches successives)" :
" - de 30 000 à 150 000 F : 5 à 10 % ;
- de 150 000 à 300 000 F : 4 à 8 % ;
- de 300 000 à 600 000 F : 3 à 6 % ;
- de 600 000 à 2 000 000 F : 2 à 4 % ;
- au delà de 2 000 000 F : 0,5 à 1 %. "
Dans un procèsverbal de remise de documents établi le 9 octobre 1991, le bâtonnier, Maître Etchegaray, a déclaré ce qui suit : "Je vous remets deux documents à savoir : un avantprojet de barème indicatif d'honoraires qui sera discuté à une prochaine réunion du Conseil de l'Ordre, en vue d'une approbation ultérieure ; une copie du fascicule intitulé Audijuris, numéro spécial concernant l'honoraire de l'avocat, comprenant 69 pages (n° 7, mars 1991)".
Par procèsverbal de déclaration en date du 3 septembre 1993, le bâtonnier en exercice, Maître Etcheverry, a déclaré être "en possession d'une copie du procèsverbal établi le 9 octobre 1991 et signé de Maître Etchegaray, ancien bâtonnier. Ce document fait état d'un avantprojet de barème indicatif d'honoraires. Depuis ces faits, l'Ordre des avocats au barreau de Bayonne a fait éditer un tableau indicatif d'honoraires adopté par délibération du Conseil de l'Ordre le 10 octobre 1991. Cependant, je vous précise qu'une refonte de ce document est à l'étude. En effet depuis que les "conseillers juridiques" sont avocats, la profession propose des prestations judiciaires et juridiques. Il convient donc d'informer différemment le public. Les bâtonniers de la Cour d'appel de Pau sont d'ores et déjà convenus du principe de diffuser un tableau récapitulatif des prestations assorti de statistiques sur le niveau des tarifs habituellement pratiqués".
Par procèsverbal d'audition du 27 janvier 1996, le bâtonnier en exercice a déclaré : "L'Ordre des avocats au barreau de Bayonne a effectivement établi et diffusé le document "Tableau indicatif d'honoraires". Le document visait aux besoins d'information et de clarification des justiciables".
II- SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL,
Considérant qu'aux termes de l'article 46 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : "Les enquêtes donnent lieu à l'établissement de procèsverbaux et, le cas échéant, de rapports. Les procèsverbaux sont transmis à l'autorité compétente. Un double en est laissé aux parties intéressées, ils font foi jusqu'à preuve contraire" ; qu'aux termes de l'article 31 du décret du 29 décembre 1986 : "Les procèsverbaux prévus à l'article 46 de l'ordonnance sont rédigés dans le plus court délai. Ils énoncent la nature, la date et le lieu des constatations ou des contrôles effectués. Ils sont signés de l'enquêteur et de la personne concernée par les investigations. En cas de refus de celleci, mention en est faite au procèsverbal" ;
Considérant que l'Ordre des avocats au barreau de Bayonne fait valoir que les procèsverbaux de remise de documents et de déclaration établis les 9 octobre 1991 et 3 septembre 1993 par les agents de la direction de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes "ne mentionnent pas la nature du contrôle effectué", qu'ils "ne font aucune référence à l'article 47 (de l'ordonnance du 1er décembre 1986), seul cadre légal dans lequel les déclarations peuvent être formulées et les documents communiqués (et qu') ils ne comportent même pas le visa se référant à l'ordonnance n°861243 du 1er décembre 1986" ; que ces procèsverbaux ne mentionnent pas davantage "l'objet de l'enquête" ; qu'"en l'espèce, les "remises de pièces" ne permettent pas d'établir par ellesmêmes la preuve de l'information des intéressés sur la nature, l'objet et l'étendue des contrôles effectués" ; qu'"en revanche, il résulte clairement des énonciations du deuxième procèsverbal que la question des honoraires d'avocats n'a pas été abordée sous l'angle de la concurrence entre ceuxci mais exclusivement sous l'angle de l'information des justiciables" ;
Considérant que la reconnaissance d'une concertation tarifaire ne peut être considérée comme régulièrement recueillie qu'autant que la personne entendue n'a pu se méprendre sur la portée de ses déclarations et sur le fait qu'elles pouvaient ensuite être utilisées contre elle ; qu'en l'espèce, à défaut de visa de l'ordonnance du 1er décembre 1986, de la mention que les agents de contrôle ont fait connaître cet objet aux intéressés, ou, à tout le moins, que celuici a été porté à leur connaissance, Maître Etchegaray et Maître Etcheverry ont pu se méprendre sur la portée de leurs déclarations ; que la preuve du respect de l'obligation de loyauté qui doit présider à la recherche des preuves ne peut se déduire simplement de la clarté et de la précision des déclarations, dès lors qu'il n'est pas attesté qu'elles ont été énoncées en pleine connaissance de leur portée; que, dans ces conditions, les procèsverbaux de Maître Etchegaray et de Maître Etcheverry ne peuvent qu'être écartés de la procédure ;
Considérant qu'aucun autre élément du dossier ne permet d'établir l'existence de pratiques visées par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986,
Décide :
Article unique Il n'est pas établi que l'Ordre des avocats du barreau de Bayonne ait enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.